Notre après-monde
Marc Villemain
Éditions du Seuil - Fiction & Cie |
Oubliez ce que vous vivez, ce que
vous croyez vivre, voir, connaître. Oubliez que dehors il fait beau, ou même
qu’il pleut. Oubliez qu’il vous semble naturel de distinguer entre le jour et
nuit, entre le rêve et le réel. Oubliez ce que la science vous apporte comme
confort, oubliez jusqu’à la nature qui bourgeonne au printemps, et jusqu’à la
joie d’une caresse, et jusqu’à ces projets que vous formiez, pour l’avenir,
pour demain. Oubliez vos rêves de grande Histoire, vos fantasmes de Révolution
et vos prières ardentes afin que le monde connaisse de nouveaux enchantements.
Et ne vous fiez pas trop aux autres, ni aux animaux qui leur ressemblent. Ici,
à quelques années de nous, tout n’est plus que cloaque, pénombre, barbarie
boues et bribes humaines – c’est à peine si l’on trouve trace de souvenirs.
Ici, aucun principe de précaution n’a
cours, car seuls les mondes non encore désertés par l’espoir peuvent se payer
le luxe de prendre des précautions. Vous êtes dans le monde de l’après :
d’après la guerre du tous contre tous, qui nous guette, ou dont l’hypothèse au
moins n’est pas absolument invraisemblable. Et dans le camp des vaincus, bien
sûr, puisque c’est le camp de tous. Désormais, « la guerre noire généralisée est l’unique perspective concrète pour une
communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les
domaines ». Quant aux hommes, « en dépit de la révolution mondiale, ils sont descendus à un niveau de
barbarie et d’idiotie qui étonne même les spécialistes. » N’allez pas
penser pourtant qu’Antoine Volodine prend sa partition dans le chœur du déclin.
Son chant est trop froid pour être funèbre, trop distant pour que s’y mêle autre
chose qu’un humour sous tension, trop mélancolique pour croire encore à un
quelconque pouvoir de la parole en ce monde. En résumé, l’après-monde n’est
autre que notre monde, celui des camps et des ghettos, celui des grands récits
qui ont chu et des enthousiasmes qui ont sombré, celui de la nudité de l’homme
face au deuil. Tout cela est bien moins irréel qu’il y paraît.
« En tout cas, même si je rêve, je suis dans la réalité », pense
Mevlido, un perdant, comme tous les autres, policier affecté à la surveillance
des anciens révolutionnaires, le plus souvent de très vieilles bolcheviques
ressassant les mêmes slogans incompréhensibles (« MAINTIENS-TOI AU MILIEU
DES VISAGES ! », « ASSASSINE LA MORT EN TOI ! »,
« MêME EN CAS DE DECES,
CHANGE D’ITINERAIRE ! »). Mevlido vit à cheval sur les zones de
l’ancien monde, à « Oulang-Oulane »,
dans le quartier « Poulailler
Quatre ». Sa femme, Verena Becker, fut naguère torturée par des
enfants-soldats, « redoutables,
capables d’avoir un rire de bébé au moment où ils cherchaient à atteindre vos
organes vitaux ». Il a refait sa vie avec Maleeya, sur qui il veille
avec tendresse mais qui le confond avec Yasar, son époux mort à la guerre. Car
aucun deuil n’est possible, ni pour l’un, ni pour l’autre, ni pour personne de
toute façon. Chez Volodine (quasi-anagramme, involontaire, semble-t-il, de
Mevlido), tout se rappelle toujours à nous sous la forme d’un éternel retour de
détresse. Aussi Mevlido éprouve-t-il de la sympathie pour ces révolutionnaires
isolés, sans bande ni chef, sans consignes ni doctrine, et il vit sa vie dans
la porosité des mondes, ceux qui, jusqu’à présent, officiellement,
départageaient les morts et les vivants, le réel et l’irénique.
Volodine a coutume de dire qu’il
écrit en français une littérature étrangère. C’est une voix comme on en trouve
assez peu dans la littérature contemporaine, où l’on distinguera quelques échos
du pessimisme orwellien et de l’inquiétude kafkaïenne, pour ne rien dire des
insectes : les oiseaux bien sûr, familiers de l’univers de Volodine, mais
aussi les araignées, qui « à présent
administrent les ruines de la planète. Elles se réclament elles aussi de
l’humanisme, et, s’il est exact qu’elles mangent leur partenaire sexuel dès que
leurs œufs ont été fécondés, on ne compte pas parmi elles, alors que les
millénaires s’égrènent, la moindre théoricienne du génocide, de la guerre
préventive ou de l’inégalité sociale. » On dit Volodine difficile à
lire. Je ne crois pas. Seulement faut-il se défaire de ce que l’on croit voir
du monde, y regarder d’un peu près, à bonne distance, chercher la mécanique à
l’œuvre dans ce que l’on croit être la condition humaine et accepter
d’envisager que quelque chose se trame derrière, qui échappe à notre contrôle,
quelque chose de physiologique, de mécanique, de destinal : « Les attentats contre la lune ne nous
apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombrer fous. Mais à
nous, qui n’avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus
d’intelligence et plus d’espoir, ils donnaient l’impression qu’à l’envers du
décor, peut-être, l’existence avait gardé une ébauche de sens ». Songes de Mevlido ne ressemble à aucun
autre livre, presque à aucun autre genre. On pourrait dire qu’il s’agit de
science-fiction, mais alors débarrassée de toute fascination technoïde.
Peut-être qu'Enki Bilal pourrait dessiner ce monde redevenu vierge d’hommes,
ou plein d’hominidés balbutiant, mais il devrait alors le faire sans
super-héros, ni métal, ni rien de ce qui constitue d’ordinaire le futurisme
technologique. Un Lynch, plutôt, devrait s’y intéresser : il sait montrer
combien le réel est aussi le produit de nos esprits, il saurait retranscrire en
images ce qui peut subsister de sensuel dans cet inframonde sans espérance ni
lumière, barbare pour ainsi dire, et comme esquissant une inversion de
l’évolution, un retour à notre condition d’avant. Mevlido a de vieux restes, de
bons vieux restes, de ce qu’il fut et de ce qu’il désespère de ne plus pouvoir
être vraiment : « Sous la
douche misérable, il se réjouit de ne pas être une simple brute, d’avoir tout
de même des traces dans l’esprit, de ne pas mugir sans fin et sans passé comme
un idiot dans l’absence de jour. Il se réjouit de durer encore et de pouvoir,
quand il y pense, en avoir conscience. » C’est le bord du gouffre, et
on ne sait pas vraiment si les choses basculeront ou pas, si Mevlido, qui a
« pour tâche de s’immerger dans la
barbarie afin de discerner quelques pistes pour le futur », y
parviendra. On présume que non, mais c’est peut-être aller plus loin que ce
qu’en sait l’auteur lui-même.
Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007
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