Journal d’un deuil
Éric Bonnargent
Mike Kelley, Beverly Edmier |
La mort d’un proche, explique Vladimir Jankélévitch
dans La Mort, nous oblige à survivre
dans un monde marqué du sceau de l’absence. Le deuil cesse lorsque l’on a
réussi à se réapproprier matériellement et affectivement le monde, lorsque
l’absence du disparu cesse d’être omniprésente. Plus le proche nous était
proche, plus le deuil est long et compliqué à réaliser. S’il est impossible à
un parent de se remettre de la perte d’un enfant, il est difficile pour un
enfant de se remettre de la mort de ses parents.
Ayant perdu sa mère très jeune, Manuel
Candré propose aux lecteurs d’assister à un travail de deuil sans complaisance
ni voyeurisme. Autour de moi se
présente en effet sous la forme d’un journal tenu entre l’été 2007, au moment
où la douleur ressentie par le narrateur a atteint son paroxysme, et l’automne
2010 où il parvient enfin à s’en défaire. La démarche de Manuel Candré n’est
pas analytique, mais impressionniste. Les dates ordonnent certes le temps qui
passe, mais l’auteur/narrateur ne reconstruit pas artificiellement la
chronologie de ses souvenirs : il les laisse surgir de manière aléatoire,
se tenant « là comme dans une
éternité qui réclame d’être accomplie », submergé par des émotions,
des images et des réminiscences. Les textes qui se succèdent sont tour à tour
drôles, tristes ou émouvants et l’enfance, passée à la campagne, se reconstruit
peu à peu par petites touches délicates, rythmée par des jeux, des angoisses
(l’hilarant assassinat d’une poule), des déguisements de Zorro, par la vie à la
campagne et par la mort, toujours la mort, celle de la mère, bien entendu, mais
aussi celle des grands-parents et, peut-être pire encore, celle des animaux de
compagnie. L’enfance n’est finalement rien d’autre qu’une éducation à la vie
par l’apprentissage de la mort. Parce qu’il ne veut pas tricher avec les
émotions, Manuel Candré évoque ses souvenirs par l’emploi d’une écriture
dépouillée, minimaliste, sans fioritures. Le monde rural dans lequel il a
grandi est à l’image de ces hommes et de ces femmes vivant au bord de la
Vauvise : austère et dure. Les coups partent facilement, l’alcool permet
de trouver le sommeil. Le père, lui, déjà alcoolique avant le décès de sa
femme, s’enfonce toujours plus profondément dans sa dépression :
« Il pleure et il pleure et il parle en même temps déversant devant moi
les montagnes de son malheur la mort de ma mère qui a tout foutu en l’air sinon
on aurait été une famille heureuse unie avec de l’amour du travail de l’argent
mais non il a fallu que ça arrive la mort lui a pris sa femme alors qu’il avait
pas trente ans et moi tout petit à élever comment se remettre de ça c’est
impossible si on y réfléchit bien. Mon père hoquette, la bouche prise dans un
fil de larmes et de salive, cet homme qui a perdu sa femme et sa vie en même
temps, malgré tout, ça finit par m’atteindre. Il dit Manuel Manuel c’est
dégueulasse et les mots sortent par jets discontinus son corps plié par le
désespoir. Il me prend dans ses bras pleurant Manuel je suis seul j’ai personne
j’ai besoin de toi j’ai besoin d’aide. Il me serre contre lui en me disant ça,
ses larmes me coulent dans l’oreille. »
Sans jamais sombrer dans l’impudeur,
comme le genre de l’autofiction pouvait le faire craindre, Manuel Candré nous
montre comment l’univers s’est peu à peu reconstruit autour de lui. Le point
final en est la preuve.
Manuel Candré, Autour de moi. Éditions Joëlle Losfeld. 11, 90 €
Article paru dans Le Matricule des Anges (sept 2012)
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