samedi 7 mai 2011

Khun San, Encyclopédie de l’échec sentimental.

L’insoutenable opacité de l’être

Éric Bonnargent


Duane Hanson, Self-Portrait with Model.
Contrairement à ce que son titre pourrait faire croire, l’Encyclopédie de l’échec sentimental n’est pas un énième dictionnaire sur l’amour. D’« Apocalypse simple » à « Zoo humain », le lecteur trouvera 26 nouvelles traitant toutes de l’irrémédiable solitude des êtres humains, de leur impossibilité à aimer et à être aimés.
Les personnages de Khun San sont fondamentalement seuls, même, et peut-être surtout, lorsqu’ils passent leur temps sur les réseaux sociaux ou vivent en couple. Il y a ainsi cet « homme transparent » devenu incapable de communiquer pour avoir passé trop de temps sur Facebook et qui, se rendant à une réception, rentre chez lui manger les macarons et boire la bouteille destinés à ses hôtes. La nourriture et les boissons, alcoolisées ou pas, sont d’ailleurs omniprésentes, comme si les personnages substituaient aux mots qu’ils sont incapables de prononcer différents substituts alimentaires. Mastiquer et déglutir empêchent de parler. Ainsi en est-il de cette femme qui se laisse enivrer avec complaisance par son compagnon qui croit qu’elle n’aime baiser qu’après avoir bu quelques verres. Aucun des personnages de Khun San ne parvient à s’ouvrir à son prochain et donc à aimer et à se faire aimer. Parce qu’il est abandon, l’amour fait peur. L’héroïne de « Ciel clandestin » finit d’ailleurs par se faire payer par l’homme qui l’a faite succomber alors qu’une autre, lasse sans véritables raisons de l’être, profite de l’absence de son amant pour changer la serrure de sa porte. La misère sentimentale concerne aussi les écrivains imaginés par Khun San : l’un est confronté à l’inanité des questions de lecteurs ne l’ayant pas compris, un autre a tant de mal à donner corps à ses créatures qu’elles finissent par devenir celles d’autres écrivains.
Tous les personnages de cette Encyclopédie de l’échec sentimental font l’expérience du solipsisme et errent dans leurs pensées et leurs rêves labyrinthiques où l’autre fait figure d’introuvable Minotaure. Dans les textes de Khun San, l’autre est radicalement autre. Comme s’en est rendu compte cet homme qui court dans les rues de la ville un couteau à la main, l’autre est inaccessible, caché derrière d’impénétrables apparences :

« La fumée montait du sol comme après la pluie, sûrement les gouttes s’étaient écrasées sur la ville charbon encore une fois, et à travers la vapeur il avait vu l’intérieur de la femme, comment ça circulait rouge dans son corps, dans tous les sens de l’encore vivant, et ce qu’il faudrait couper pour arriver au centre. »

Sans doute parce que les héros de ces nouvelles tentent parfois de dépasser la surface de la peau pour atteindre les profondeurs de la chair, ils coupent sans arrêt : des tomates, des roses et, parfois même, ces orchidées de chair que sont les testicules… Les profondeurs de la chair sont si obsédantes qu’une femme est tombée amoureuse à cause de mains de boucher de son compagnon dont elle aimait imaginer les «  jolis doigts presque féminins plongés dans des masses de chair, le sang et le tranchant des couteaux ». Hélas, la chair est toujours morte et il faut se contenter de l’épiderme. Pour échapper aux apparences mensongères, les personnages de Khun San développent un « goût irrésistible de la laideur » et se méfient à tel point de la vue qu’ils privilégient l’odorat, comme s’il s’agissait d’une voie d’accès privilégiée à l’autre. Cette voie est pourtant elle aussi un échec. Nous pourrions parodier le Traité du non-être de Gorgias et dire que pour Khun San l’autre n’existe pas, que s’il existait nous ne pourrions pas le connaître et enfin que même si nous le connaissions, nous ne pourrions pas communiquer avec lui.
L’échec sentimental est inévitable et, comme « il ne se passe toujours rien », il est peut-être préférable d’en finir. Tel est l’objet de cette pépite qu’est « Whisky blues ». Une femme meurt, sans doute s’est-elle tranché les veines. En attendant l’instant létal, elle ne peut s’empêcher de sourire à la vue de ce godemiché égaré et à la honte qui éclaboussera ses proches lorsqu’ils s’apercevront qu’elle détenait « un tel objet et, qui plus est, qu’il avait été usagé peu de temps avant l’heure de mon trépas ». Sombrant peu à peu, elle écoute avec mélancolie les messages de rupture que laisse avec insistance sur son répondeur un homme dont elle n’a aucun souvenir :

« Je me rendais strictement compte, en ce jour de ma disparition, que des fins de mes amours s’exhalait du moisi, du faisandé sans une once de panache. Les hommes que j’avais connus s’étaient tous laissés quitter avec une certaine bonhomie, saccageant de leur indifférence des mois d’atermoiements, de tergiversations et de précautions prises dans un écheveau de mots douceâtres censés atténuer une douleur qui n’existerait pas, qui manquerait cruellement d’expressivité, si au moins elle avait eu ça. »

Cette Encyclopédie de l’échec sentimental est un recueil de nouvelles extrêmement abouti, dont la poétique charnellement désespérée ne pourra que séduire les lecteurs.

 Article initialement publié dans Le Magazine des Livres (mars 2011)





Khun San, Encyclopédie de l’échec sentimental. Asphodèle. 12 €



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