Ne pas
aboutir, surtout ne pas aboutir
Marc Villemain
Éditions de Minuit |
Je ne vous tiendrai
pas davantage en haleine : des Oubliés je ne dirai que du
bien. Normal : c’est un roman de Christian Gailly. Et je suis un inconditionnel
de Christian Gailly. ça n’avait
rien d’évident au départ, n’ayant qu’assez peu d’attrait pour une littérature
que, à tort sans doute et en tout cas abusivement, je, on, qualifie de minimaliste. Bien sûr il y a Beckett –
qui n’est pas pour rien dans la naissance à la littérature de Christian Gailly
–, ou échenoz, mais, et tant pis
si le trait est injuste, la littérature des Éditions de Minuit est d’ordinaire
plutôt du genre de celle qui m’assomme. Or rien de moins assommant qu’un livre
de Christian Gailly, auteur Minuit par excellence s’il en est. A quoi cela
tient-il ?
Sans doute, mais on
pointera ma subjectivité, à ces personnages qui se demandent toujours plus ou
moins ce qu’ils font sur terre. Bien sûr ils finissent par traverser la vie,
mais toujours dans un mouvement d’une assez belle indécision, n’en refusant pas
les joies lorsqu’elles se présentent et ne s’en prenant qu’à eux-mêmes, ou dans
le pire des cas au destin, quand les choses tournent un peu moins bien. Là où
Houellebecq recommande l’exil au monde, Gailly se satisfait d’une distance à
vivre – et y trouve la poésie. C’est une autre option, voilà tout. La
mélancolie, planante quoique lourde, douce, presque chérie, donne aux
personnages une belle profondeur atterrée, qu’ils dissimulent avec plus ou
moins de réussite dans un réflexe de pudeur, de savoir-vivre et d’élégance. Car
tous les personnages de Christian Gailly sont toujours élégants. Peu bruyants.
Peu causants. Plus troublés que troublants. Plus vécus que pleinement vivants.
Toujours encombrés d’eux-mêmes, balbutiants, hésitants, maladroits, incertains
dans leurs gestes comme de leurs pensées. « Brighton ouvrit sa portière. S’excusa de s’être endormi. Descendit de
voiture. S’excusa encore. Se retourna puis esquissa le geste de claquer sa
portière. Se rendit compte à temps qu’il allait faire du bruit. La ferme
doucement en poussant. N’y parvint qu’incomplètement. Poussa davantage. Sentit
une vague de honte. Toute rouge lui monter au visage. Pensa renoncer. La laisser
comme ça, cette portière. Mal fermée. Oui, non. La rouvrit à demi. La claqua
puis, ma foi, satisfait, se retourna. Moss lui tendait la main ». Je
connais peu d’auteurs à ce point respectueux du temps, donc du tempo, de nos
soliloques. D’où le déplacement de l’accent rythmique, la syncope pour parler savant, ce phrasé monkien, sans achèvement possible. Ce n’est pas un procédé, ou un
truc d’écrivain, vaguement éculé, répété de livre en livre, mais la seule
manière de dire, de remettre les choses sur leur voie naturelle – et condamnée
à l’inaboutissement.
J’admire chez
Gailly la très profonde liberté, rudement acquise sans doute, de ne plus
vouloir se fier qu’à lui-même, à sa voix propre, et j’admire qu’il sache à ce
point combien l’imagination est une toute petite chose, à laquelle on ne peut
sérieusement se livrer sans un travail sur la langue autrement minutieux qu’il
y paraît peut-être. J’aime, aussi, que les histoires éraflent les confins de
l’absurde tout en demeurant si proches de tout réel possible. C’est bien
simple, il est toujours question d’amour, de mort, de solitude – de vivre. Là
dessus, tout a déjà été dit, écrit : ce ne sont donc pas les histoires en
tant que telles, quoique toujours merveilleusement menées, que cette manière de
les animer, et d’animer le langage. L’ironie n’est jamais loin, mais toujours
dirigée contre soi : l’âge du sarcasme a passé. Il faut regarder la vie en
face – et c’est notre face à nous qu’alors elle nous renvoie. Les êtres ont des
intentions, mais ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont, ou ils ont eu, des
ambitions, mais ils n’y étaient pas autorisés. Ils ont des sentiments, mais
c’est à peine s’ils savent s’en dépêtrer. C’est un handicap qui fait souffrir.
Au fond nous sommes tous bègues, claudiquant, quelle que soit notre superbe,
quel que soit notre jeu. Nous hésitons, sur tout, pour tout, sûrs de rien. Si
ce n’est de notre fin. Nous en redoutons juste les conditions.
Naguère, une
violoncelliste connut le succès, le grand, le vrai. Deux journalistes s’en vont
la rencontrer. Victimes d’un accident de la route, ils connaîtront, pour l’un
la mort, pour l’autre l’amour. Voilà tout. Et si Gailly nous parle de
nous malgré lui, il dit aussi beaucoup de notre temps – mais sans jamais
le dire, sans jamais, même, vouloir le dire vraiment,
et c’est pourquoi il atteint à une assez sublime atemporalité. Un de nos
meilleurs antidotes aux manières de l’époque, et tant pis si là n’est son
intention. Mais en a-t-il seulement une, d’intention ? N’est-il pas
seulement, en plus d’un merveilleux écrivain, ce personnage qui, depuis treize
livres maintenant, et quels que soient ses noms d’emprunt, ressemble au peu que
l’on sait de lui ?
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007
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