Les petits blancs
Marc Villemain
Éditions du Seuil |
Y aurait-il sur l’île canarienne de Lanzarote,
où le Nobel portugais José Saramago a posé ses valises, une sorte de
microclimat houellebecquien ? On pourrait le penser, tant un certain
esprit de subversion mâtiné de pessimisme historique semble y sévir. Rappelons
que c’est sur cette petite île volcanique en effet que Michel Houellebecq
trouve souvent l’inspiration – il y consacra d’ailleurs un joli recueil –, et
que c’est sur cette même petite île volcanique, donc, que vit désormais José
Saramago, malmené par ses compatriotes après la publication, il y a
quinze ans, de L’évangile selon Jésus-Christ. Très opportunément, son nouveau roman
paraît à l’heure où la société politique française commence à sortir la très
grosse et très spectaculaire artillerie qui, dit-on, devra aider les électeurs
à choisir celle ou celui qui présidera à leurs destinées : raison de plus
pour encourager les acteurs de la campagne qui s’ébroue à lire ce roman peu
ordinaire – lequel, sous ses airs gentiment pince-sans-rire, se révèle être une
fable redoutablement subversive.
Et
comme dans toute fable, le prétexte est assez simple. Imaginez, donc, la
capitale d’un pays dont les électeurs vont se rendre coupables, dans
la langue-type du ministre de l’intérieur, d’une « calamité encore jamais vue dans la longue et laborieuse histoire des
peuples connus » : comprenez, en fait, que 83 % d’entre eux ont
voté blanc lors de la dernière consultation municipale. Sans doute une partie
de l’électorat est-elle restée l’irréductible obligée du civisme partidaire,
mais, au poids, le triomphe des blanchards
est on ne peut plus indiscutable. Triomphe qui n’est d’ailleurs absolument pas
vécu comme tel par lesdits blanchards, l’injonction civique qui les a conduits
à ce vote n’étant pas moins impérative ni moins noble que celle qui en
conduisit d’autres à soutenir, qui le pdd
(parti de droite), qui le pdc (parti
du centre), qui le pdg (parti de
gauche). Ils n’auront donc fait ici, dans un mouvement qui ne manque ni de
panache, ni d’élégance, qu’appliquer le droit électoral stricto sensu. De quoi, vous en conviendrez, ébranler le bel
édifice démocratique, ses routines, sa dramaturgie éprouvée, son petit théâtre
des procédures. Dans un souci légaliste incontestable, le peuple s’apprête donc
à gouverner le gouvernement, à retourner, non contre lui mais contre une
tradition tellement ancestrale qu’elle a fini par en devenir impensée, insensée,
l’usage du droit. Du moins est-ce ce qui se profile dans les premières pages –
d’anthologie – où nous assistons, goguenards, au désarroi du président d’un
bureau de vote, de ses assesseurs, de ses suppléants et de ses entourages, tous membres d’un petit
personnel politique campé avec une drôlerie d’autant plus cruelle que le
narrateur ne ménage pas sa commisération. C’est que les premiers indices de la
tragédie ne tardent pas à sourdre : le ciel lui-même est de la partie, la
pluie se déverse sans discontinuer, et les ouailles électrices tardent à venir
accomplir leur devoir.
C’est
à une belle réflexion que nous convie José Saramago, tellement belle que nous
en avions omis de penser qu’elle pouvait avoir quelque incarnation
crédible : que devient une démocratie lorsque ses membres usent, jusqu’en
ses plus ultimes conséquences, de ce qu’elle autorise, justifie et
légitime ? La réponse ne se fait pas attendre : d’autant plus
malmenée quand elle l’est dans le scrupuleux respect de ses propres procédures,
la démocratie laisse place à une société qui n’est pas sans rappeler la société
imaginée (quoique…) par George Orwell. Les dirigeants demeurent en place –
étant entendu qu’il n’est nullement question de révolution – mais, au nom de la
sauvegarde de la démocratie, usent désormais des armes traditionnelles du
totalitarisme le plus éprouvé – surveillance tous azimuts, écoute téléphonique,
filature, délation, désignation de boucs émissaires, fabrication de coupables
et assassinat. Tout ici est cul par-dessus tête : le gouvernement se voit
peu ou prou contraint à décréter
l’anarchie, et le ministre de l’intérieur lui-même exige des éboueurs
qu’ils se mettent en grève – afin de montrer aux blanchards ce qu’il en coûte
de défier les partis. En montrant, de l’intérieur, le fonctionnement d’un
pouvoir qui croit tout entier à la technique de la carotte et du bâton,
technique « appliquée principalement
aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à
l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables », c’est au
tropisme infantilisant qui guette toute démocratie que Saramago s’attaque entre
autres maux. Le président, qui parle « comme
un père abandonné par ses enfants bien-aimés, perdus, perplexes » ne
manque d’ailleurs pas d’avertir : « de même que nous interdisons aux enfants de jouer avec le feu, de même
nous avertissons les peuples que jouer avec la dynamite est contraire à leur
sécurité ». L’avertissement sera suivi d’effets.
La
grande pertinence de ce roman réside autant dans le sujet – la délitescence de
la culture démocratique, en un mot – que dans le style, allègre, vif, corrosif,
de haute tenue mais comme libre de toute attache, qui résonne parfois d’un rire
où l’on peut entendre quelque chose de secrètement diabolique – en fait la
marque d’une tristesse. L’auteur, qui, rappelons-le, est âgé de quatre-vingt
deux ans, ne s’attache pas sans raison à ce tableau déconfit des mondes qui
s’effondrent. Qu’il le fasse avec le sourire n’aide pas à faire passer la
pilule, bien au contraire : nous rions, certes, mais nous rions aussi
parce que ce paysage n’est pas sans ressemblance avec celui, que nous avons,
là, aujourd’hui, sous nos yeux.
Dans
son superbe Millenium people, J.G.
Ballard avait décrit, non sans lyrisme ni mauvais esprit, la révolution à venir
des classes moyennes : ici, José Saramago nous donne à voir la rébellion
de citoyens devenus indifférents aux mimiques du pouvoir. Et, ce faisant, pose
la question qui agita en son temps le Portugal de la Révolution des Œillets :
la vie peut-elle s’organiser sans la politique ? Non, nous répond ce texte
autrement civique que ce qu’il y paraît de prime abord – et en dépit,
peut-être, de la secrète espérance du narrateur. « Comme les citoyens de ce pays n’avaient pas la saine habitude d’exiger
le respect systématique des droits que leur conférait la constitution, il était
logique et même naturel qu’ils ne se soient même pas rendu compte que ceux-ci
avaient été suspendus » : autrement dit, la démocratie ne s’use
que si l’on ne s’en sert pas. L’avertissement vaut en tout lieu, et en toute
époque.
Article paru dans Esprit Critique, Fondation Jean-Jaurès, décembre 2006
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