La morale du chaos
Marc Villemain
Éditions Gallimard |
Si
l’honneur d’un écrivain est aussi de
savoir sortir des rails où il posa son écriture, alors, sans conteste, de cet
honneur, Antoni Casas Ros est digne. Il n’est d’ailleurs pas un de ses livres
où il ne manifeste le souci constant de se mettre en danger et de forer à la
source de son texte : la prise de risque est consubstantielle, non seulement à
son travail, mais probablement à l’idée même qu’il se fait d’une œuvre littéraire.
Je n’ai donc guère été surpris que Chroniques
de la dernière révolution témoigne, et comme jamais, de cette ambition,
revendiquant à tours de bras ce que l’on pourrait appeler une esthétique, donc
une morale, du chaos. Outre son style et son étonnante construction, dont je
veux bien considérer qu’ils revendiquent le sceau du dit chaos, je m’interroge,
toutefois, quant au sens à donner à cette fresque qui louvoie entre
dénonciation du réel, révélation cosmique et prosélytisme révolutionnaire.
Chacun
en conviendra, le monde part à vau-l’eau : nombreux, d’ailleurs, pensent
qu’il court à sa perte. C’est précisément cette perte que les hérauts de Chroniques de la dernière révolution
veulent accélérer, afin, disent-ils, de le sauver : « Il y aura de grands désastres, mais c’est la
seule chance que nous voyons pour que la planète ait un futur à travers la fin
d’une folie généralisée. Le chaos est la seule issue. » Les
révolutionnaires se font une règle de faire passer « les émotions après l’action », ils tiennent des discours
chauds mais leurs pratiques sont aussi froides que le marbre : à cette
aune, ils se distinguent assez peu de leurs prédécesseurs dans la révolte. Mais
qui sont donc ces nouveaux et preux chevaliers ? Des jeunes, de simples lycéens, enfants d’un capitalisme désormais
mondialisé, de l’iPod, de la deep ecology
et d’une liberté sexuelle enfin recouvrée depuis que l’on promet de terrasser
le sida. Sans nullement en faire mystère, Antoni Casas Ros fonde et enfante sa
vision sur ce qui taraude et obscurcit notre monde (crises financières à
répétition, violences endémiques, délire sécuritaire, cataclysmes naturels)
pour tenter d’en imaginer la sortie. Les religions, les idéologies et le
progrès technique ayant tour à tour ou concomitamment échoué à réaliser leurs
prophéties, c’est donc à la jeunesse du monde, apatride et hyper-connectée
comme il se doit, qu’il revient de mener à bien l’authentique révolution – la
dernière, s’entend. Tout cela est résumé à traits grossiers, mais c’est bien ce
qui constitue le décor, voire la substance, de ces Chroniques.
Casas
Ros a une vision du monde dont on peut dire qu’elle est à la fois cosmique,
massive et cinématographique. J’ai pensé, par bien des traits, à ce que Maurice
Dantec avait pu faire de mieux, ce quelque chose un peu froid et rageur qui
teintait ses luxuriantes Racines du Mal.
Mais on pourrait tout autant penser au Michel Houellebecq de La possibilité d’une île, et pas
seulement parce que la narration s’organise autour des journaux intimes des différents
acteurs du drame, mais parce que s’y manifestent la quête incessante d’un
ailleurs enfin délesté de ses oripeaux civilisationnels et l’espérance d’un
temps essentialiste, fût-il arc-bouté sur une geste technophile. On pourrait
même lorgner du côté des Assoiffées
de Bernard Quiriny qui, s’il se polarisait sur un futur féministe, n’en tirait
pas moins prétexte des grands ratés de l’Occident pour esquisser un nouveau
monde – sans que l’on soit tout à fait certain qu’il fût plus habitable. Tout
cela pour souligner l’ultra-contemporanéité de ce qui se joue dans ce nouveau
roman d’Antoni Casas Ros : si l’on y retrouve quelques fulgurances de
l’onirisme poétique et un peu fantastique qu’on lui connaît, s’y lovent aussi,
comme dans les ouvrages précités, une semblable impression de malaise dans la
civilisation, un même type d’insatisfaction métaphysique, où puisera donc une
pensée qui tendrait aussi vers le politique.
Si l’on peut toujours prédire, et après tout pourquoi pas, qu’une révolution
est à venir, terrassant les grandes infrastructures
du monde occidental, invitant l’homme à se retrouver (« faire enfin un avec un être humain, les âmes
mélangées à la chair »), voire posant les bases d’un nouveau
mysticisme et d’un monde où « tout
tente de communiquer en échappant à une règle arbitraire » au prétexte
qu’« il n’y a pas de frontière entre
les humains et la matière », nous avons ici moins à faire à la longue
et patiente maturation d’un projet de gouvernance qu’à l’expression d’un
trouble spirituel, même habilement maquillé en programme révolutionnaire.
Autrement
dit, Casas Ros me paraît plus fantasmatique que prophétique, moins visionnaire
que symptomatique. Quand le McCarthy de La
Route témoignait, et avec quelle beauté sépulcrale, d’une désolation devant
l’humanité finissante, Chroniques de la
dernière révolution fait son beurre d’une certaine divagation
post-humaniste, adepte d’un primitivisme rédempteur et romantique en diable.
D’où, peut-être, cette perpétuation revendiquée de l’adolescence, son énergie
clandestine, son attirance pour la quincaillerie souterraine, son naturalisme
sexuel, son spontanéisme organique frisant la tentation scatologique, sa
complaisance, non pas tant dans la mort en-soi que dans le mortifère. Le propos
de Casas Ros, très politique, s’adosse à une métaphysique qu’un Artaud
(d’ailleurs cité, et qu’on imagine assez bien proclamer, lui aussi :
« La terre est mouillée,
pénètre-la ! ») n’aurait pas renié, et dont il résulte une sorte
d’éloge de l’immaturité politique. « Assez
des demi-solutions, assez des discours moralisateurs, assez des idéalistes qui
veulent sauver le monde du chaos. La perversité humaine, la vanité, l’orgueil,
l’argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une solution : la
dernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l’homme pourra
tirer parti de l’extrême destruction et renaître. » : voilà bien
une dialectique mille fois rebattue dans l’histoire des dynamiques
révolutionnaires. Qu’elle soit juste ou fausse, puissante ou répulsive,
dangereuse ou salvatrice, bref que l’auteur y adhère ou pas n’est pas ce qui
m’importe : l’important est que le roman se fasse le vecteur résolu,
exclusif, de cette vision, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne
s’embarrasse, ni de nuances, ni de vétilles. C’est à ce titre un roman presque
militant, quasi partisan – grandeur et injustice comprises : s’il y a une
évidente bêtise conservatrice, on prendra bien soin de taire toute forme de
sottise révolutionnaire.
Chroniques de la dernière révolution
continue cependant à déployer quelques images belles et fortes dont Casas Ros a
le secret, à l’instar de ce « sein
[qui] flotte dans l’eau du caniveau, emporté comme
une barque fragile. » Tout comme j’aime sa manière de circuler à
travers les vestiges d’un monde où l’« on
peut échanger un iPhone contre un morceau de porc cru, une volaille, quelques
légumes. » Ou de montrer en quoi aucun monde, pas même le plus
immatériel ou le plus éloigné de la sensation tellurique, ne saurait être
inaccessible au sentiment poétique : « Cette pose éternelle, le temps aboli, une main sur le pubis, l’autre
dans la chevelure bouclée. Les respirations s’accordent et l’espace m’aspire
tout entier. Je vois la terre de loin, comme sur Google. » Aussi,
peut-être ai-je le tort de m’appesantir sur son versant disons plus politique,
versant dont je suis à peu près persuadé qu’il ne constitue pas la priorité
profonde de son auteur. Mais, en s’y frottant malgré tout, et pour des raisons
assurément très nobles mais qui, je le répète, ne me semblent pas appartenir en
propre à son univers, tant littéraire que philosophique, Casas Ros a pris le
risque de nous ramener un peu maladroitement à la crudité du réel (fût-il à
venir), quand l’onirisme très singulier de ses précédentes œuvres contribuait
peut-être davantage, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, à préciser,
approfondir et aiguiser la critique de ce même réel. Aussi, le tissu où il a
tramé cette échappée libre dans ce qui travaille l’époque apparaît-il un peu
rêche, trop peu resserré, sa fibre dualiste lui donnant parfois une texture un
peu rugueuse. Là où Jésus sacrifiait sa vie pour racheter les péchés du monde,
les nouveaux révolutionnaires sacrifient la leur pour racheter le monde qui est
le péché même : si le vieux et beau thème de la corruption par la
civilisation a de beaux jours devant lui, il fait ici l’objet d’un traitement
dont on ne pourra évidemment pas nier la grande originalité, mais qui marquera
peut-être moins les esprits par sa justesse littéraire que par son ambition
panoptique.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 32 - Septembre/octobre 2011
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