Coupable mais pas responsable
Éric Bonnargent
Edvard Munch, Le Désespoir |
Le Procès commence ainsi :
« On avait sûrement calomnié Joseph K…, car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. »
« Moi, par exemple, je rentre maintenant chez moi. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, je prends place dans un cachot installé spécialement à mon intention, d’autant plus rigoureux qu’il ressemble à un appartement bourgeois tout à fait ordinaire et que personne, à part moi, ne discerne qu’il s’agit d’une prison. D’où également l’absence de toute tentative d’évasion. On ne peut pas briser de chaînes quand il n’y en a pas de visibles. La détention est donc organisée comme une existence quotidienne tout à fait ordinaire, sans confort excessif. Tout semble construit dans un matériau solide et stable. Mais en fait c’est un ascenseur qui descend à toute allure vers l’abîme. »
K... est coupable d’exister et c’est en lui-même qu’il est incarcéré. Mais que signifie alors pour K... être arrêté si tout ce roman doit se comprendre de manière existentielle ? Son procès pourrait nous permettre de le comprendre, mais contrairement à ce qu’indique le titre du livre, il n’y aura pas de procès. Pendant tout le livre en effet, K… cherche en vain à ce que le procès ait lieu car cela lui permettrait de se justifier, mais toute justification lui est interdite. Pourquoi alors un tel titre s’il n’y a pas de procès ? Peut-être parce que nous comprenons mal le sens de ce terme. « Procès », en effet, ne désigne pas seulement la procédure judiciaire ; ce n’est même-là que son second sens ; « procès » est d’abord synonyme de « processus », de déroulement, de continuation, etc. Le rêve de Joseph K. est de pouvoir continuer à vivre comme les autres, tranquillement, continuer à s’affirmer, à dérouler le procès de son existence. Or, un matin, Joseph K… se réveille ; non pas littéralement, mais au sens métaphorique de « prendre conscience », il ouvre les yeux, se rend compte de l’absurdité de l’existence et de la sienne en particulier et il est « arrêté », il ne peut plus continuer, un peu comme une montre. Désormais, plus rien n’est pareil dans l’identité de la situation. Ce problème est déjà celui de Grégoire Samsa[1] dans la Métamorphose. Un matin, Grégoire se réveille et sa nouvelle lucidité lui fait comprendre que sa situation, pourtant banale, ne va pas de soi et c’est de cela qu’il se sent coupable. Notre existence individuelle est une improbabilité ; la normalité est le néant. L’existence est parasitaire et il suffit d’en prendre conscience pour ne plus pouvoir continuer comme si de rien n’était. La lucidité nous transforme en cancrelat. Dans le Procès, K… a l’apparence d’un homme et, à la différence de Grégoire Samsa qui se résigne rapidement, il cherche à se justifier, comme le K du Château qui ne parvient pas à s’insérer dans le village parce que ses règles lui sont totalement étrangères et que sa fonction d’arpenteur (l’arpenteur est celui qui prend la mesure des choses…) est totalement inutile, ce que le Maire lui rappelle en lui disant qu’il peut certes rester, mais qu’on n’a pas besoin de lui et qu’il ferait mieux d’aller voir ailleurs…
Si les héros de Kafka ont un destin tragique, c’est parce que non seulement ils prennent conscience de l’absurde singularité de l’existence, mais surtout parce qu’ils cherchent des réponses, réponses qui, bien évidemment, n’existent pas. K… aura beau s’évertuer à avoir un procès, ne plus connaître le repos, se perdre dans cette quête de l’inaccessible, le procès n’aura pas lieu, sa propre existence est impossible.
Cette quête du sens trouve peut-être sa formulation la plus synthétique dans la nouvelle intitulée Devant la loi. L’homme de la campagne se présente devant le gardien de la Loi, demande à entrer, mais celui-ci lui répond « pas maintenant ». Alors l’homme de la campagne attend, tente tout ce qu’il peut pour tromper la vigilance du gardien et cela dure des années et des années et au moment où, toujours dans l’attente, il rend son dernier souffle, le gardien lui dit : « Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la réponse est là, mais qu’il faut savoir poser la bonne question, celle qui aurait permis à l’homme de la campagne de rentrer. Pourquoi ne trouve-t-il pas la bonne question ? Peut-être parce qu’elle n’existe pas, parce que de toute façon la vérité n’est qu’une porte qui n’ouvre sur rien, qu’il n’y a en fait pas de réponse bien qu’on ne puisse pas renoncer à ce qu’il n’y en ait pas…
Parce que si on peut douter qu’il y ait du transcendant, sa quête est nécessaire pour donner du sens. Ainsi en sera-t-il des héros de Samuel Beckett, Vladimir et Estragon : en attendant God(ot), il faut bien faire quelque chose. Les héros de Kafka sont plus pugnaces, il ne s’agit pas seulement de passer le temps en attendant l’épiphanie de la vérité, il faut la provoquer. Mais, le sens, la vérité, Dieu, peu importe, ne sont peut-être que des mots. Telle est l’une des leçons du Château : le château n’a de château que le nom :
« Mais en se rapprochant, il fut déçu ; ce château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. »
Non seulement le château n’est pas ce qu’on croit, mais il se peut que ce ne soit même pas un château et que tous les émissaires ne soient que des imposteurs.
K… est coupable de vouloir absolument une réponse. Car tout laisse à supposer que s’il avait pu oublier sa question, le « procès » aurait perduré indéfiniment, l’Arpenteur aurait quitté la ville, l’homme de la campagne serait retourné dans son village et la vie aurait continué et, de tout cela, Kafka est parfaitement conscient. Dans les Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, il écrit :
« Autrefois je ne comprenais pas qu’on pût laisser ma question sans réponse, aujourd’hui je ne comprends pas que j’aie pu croire possible de questionner. Mais je ne croyais pas du tout, je questionnais seulement. »
Franz Kafka, Le Procès. Traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte. Le Livre de Poche.
[1] Comme le remarque Janouch, Samsa est un cryptonyme de Kafka : 5 lettres, les “a” à la même place, le “s” placé comme le K, etc.
Oui oui ! mais la culpabilité d'exister... c'est un peu court, jeune homme. Est-ce que la culpabilité de K. épouse si parfaitement celle de Kafka - celle d'exister comme écrivain, comme bon à rien et bon qu'à ça - ? Faut voir ;-)
RépondreSupprimerBelle entrée dans l’œuvre de Kafka et dans la manière d'aborder la "question" de la culpabilité.
RépondreSupprimerJe ne crois pourtant pas que -contrairement à ce qu'indique la dernière citation, Kafka ait un jour cesser de questionner et de chercher des réponses, quitte à ce que ces réponses soient de nouvelles questions. Ce livre n'en est-il pas une? Je crois que j'aimerai bien connaitre la période où Kafka a écrit "Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin"?
Vous signez là un bien bel article sur Le Procès et Kafka. Par " bel" j'entends "intelligent".
RépondreSupprimerIl n'y a pas de réponse à l'absurde, c'est ce qui est, à mon sens, primordial dans ce livre-maître.
Cet absurde,on le retrouvera chez Camus, l'Etranger et le mythe de Sisyphe. Mais si, dans ces oeuvres-là, la question fondamentale qui est posée est celle du bonheur, il faut se souvenir que Camus disait que Sisyphe était heureux en dépit de l'absurdité apparente de sa tâche. Il était heureux de l'accomplir, alors que dans la mythologie, Sisyphe est condamné au malheur.
L'absurde, on compose avec et lui trouver un sens, même fictif, qui n'en est pas là ?
Un peu court, Giorge ? Je te renvoie à Anaximandre. C'est court, mais ça suffit.
RépondreSupprimerJe ne sais pas Marie... J'ai tendance à penser qu'il se questionnait encore tout en sachant qu'il est inutile de le faire. Sinon, les Méditations datent de 1917/1918.
Merci Bertrand. Albert Camus a une position un peu particulière et je ne crois pas que sa pensée soit une pensée de l'absurde. C'est une pensée athée : l'existence n'a pas de sens, mais la solidarité est un sens que l'homme donne au monde et lui retire ainsi son absurdité. Sisyphe ne peut pas être heureux, je n'y crois pas.
Je n'y crois pas non plus. Je dis ce que Camus prétendait "qu'il fallait l'imaginer heureux".
RépondreSupprimerLa pensée de Camus est une pensée de l'absurde quand même, parce que le monde est sans dieu, il est absurde...Je schématise à outrance, vous me le pardonnerez. Nous ne sommes pas loin du " tout est permis" de Dostoievski. Celle de Kafka, sa pensée, je veux dire, est plus une obsession de "la faute", surtout dans le Procès. La faute originelle de l'imperfection dans la culture juive.
Enfin, je crois...
Pour Kafka, je partage votre avis, bien entendu. Pour Camus, je crois qu'au fond, nous sommes d'accord. Le monde n'a pas de sens parce que Dieu n'existe pas, mais alors qu'il le demeure chez un Beckett, par exemple, il ne le reste pas longtemps absurde chez Camus qui lui donne un sens pour le rendre supportable.
RépondreSupprimerMinimaux et Bartleby, il y a un tel mépris pour les artistes "bon à rien" que des structures importantes en arts ont vu leurs subventions baisser de plus de 40 % ce qui est très inquiétant et en un mini mot du mal de notre actualité dégoulinante de couineries, on se demande quelle place peut bien avoir l'humain dans tout ça, j'ose donc la question dite naïve : à quoi ça sert de s’aimer ?
RépondreSupprimerJ'ai un élément de réponses à travers une exposition : Rose is a rose is a rose, l'artiste s'appelle Rose. La littérature était plus que présente, une traversée des apparences, avec le Livre de Monelle de Marcel Schwob sous forme de masques de verres colorés présentés dans des creux en terre noire et miroirs, je ne vais pas faire une ekphrasis et au 3e étage une installation, une concaténation de chaises qui figurent un tunnel parsemé de bouquets de fleurs en soie, sur le cartel est écrit rabbit hole. Je demande à l'artiste si elle connaît le film d'animation Alice de Jan Švankmajer (né à Prague) et L’Ossuaire un court métrage remarquable, elle répond que non et me dit que le mot mémoire réside dans cette installation ce que j'avais ressenti immédiatement. Les chaises viennent de son père décédé cette année, elle a hérité de collections de meubles, d'objets de la mémoire dont elle ne savait que faire exactement, je reçois son deuil et je lui donne le mien en miroir à travers mon Ossuaire. C'était le dernier jour d'exposition, la galerie est située en face des flots de la Seine, je venais de vivre un hapax existentiel.
Bal chez temporel des noms gravés.
Chez Camus, c'est la foi du combattant, prêt à déplacer les montagnes s'il estime que tel est son devoir, qui le fait écrire cette dernière phrase du Mythe de Sisyphe: "Il faut imaginer Sisyphe heureux". Camus explicite sa pensée quelques lignes avant: "Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose". Et aussi:"Le bonheur et l'absurde son deux fils de la même terre. Ils sont inséparables". Un raisonnement empreint de cette foi en "la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers", et donc tout à fait idéaliste. Kafka n'avait rien d'un idéaliste. Pour lui, Sisyphe était célibataire. Comme lui. Donc malheureux comme les pierres.
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