jeudi 24 mai 2012

René Ehni - Apnée

Les morts ont du souffle
Marc Villemain

Éditions Christian Bourgois
René Ehni poursuit donc son œuvre, inclassable, à l’écart des doxas, des mouvements, des écoles, fidèle à une langue en permanente révolution. Aussi Apnée est-il un livre très étrange, d’aspect sibyllin, presque ésotérique, façonné dans un idiome singulier, une gouaille à laquelle échappe toute comparaison, mélange ébouriffant de vertus classiques, de traditions frontalières et d’oralité. Sans toujours être bien certain de comprendre ce qu’on a lu, on s’y esclaffe pourtant presque aussi souvent que l’auteur. Car c’est un pince-sans-rire, un farceur spirituel, un joueur – une sorte d’iconoclaste, si le mot ne résonnait aussi étrangement dans ce texte que traverse la foi des catacombes. Sous ses dehors plaisants et patoisants, Apnée est donc un très beau texte, lyrique, inspiré, fougueux, dont l’ironie caractéristique ne cherche en rien à dissimuler une certaine forme de chagrin. Car Apnée est d’abord un tombeau aux amis ; et spécialement à Christian Bourgois, disparu à la toute fin de l’année dernière. 

L’apnée – ce moment où la respiration est suspendue sous le coup de l’effort, de la stupeur, du trop-plein d’émotions – : à lui seul, le titre dit combien l’hommage, et les souvenirs qui y sont attachés, induisent une forme d’ahurissement douloureux. Aussi, pour peu qu’on parvienne à entrer dans cette langue charnue, fulgurante, initiatique, on rencontrera ici bien des fantômes. On y rencontrera d’ailleurs Ehni lui-même, revêtu des habits du mort, parce que « je trouve que l’enfouissement de ma personne dans les habits de Christian est une bonne façon de porter sa disparition ». Ces amitiés enfouies n’ont pas fui, les êtres partis ne l’ont pas quitté : il convient d’« arpenter les champs où rôdent les formes éthérées », car « si nous ne portons pas les morts, ils n’arriveront jamais ». Cette évocation fournit à René Ehni l’occasion d’un retour presque inclassable sur lui-même, et sur une existence qui avance dans le compagnonnage constant de la mort et des mots.

Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 13, décembre 2008 / janvier 2009  

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