Comme
un chien
Éric
Bonnargent
« Vivre, ce
n’est rien d’autre que le cauchemar du suicidaire. »
Chambres pour
personnes seules.
Russell Drysdale, Man feeding his dogs |
En ce qui concerne l’exploration de la littérature
latino-américaine, la collaboration entre les Allusifs (aujourd’hui disparue)
et Robert Amutio fut l’une des plus remarquables. Elle permit au public
français de découvrir des écrivains encore inconnus chez nous qui jouissent
pourtant d’une reconnaissance internationale. Il y a eu Bolaño, Ungar, Sada ou
encore Juan Manuel Servin. Né en 1962 dans une famille modeste, Servin a erré
dans la clandestinité aux États-Unis, en Irlande et en France. Il y a connu la
misère et le désenchantement. Aujourd’hui écrivain et journaliste, Servin pose
un regard désabusé sur son pays à propos duquel il écrit sur son blog : « El
futuro es un concepto anacrónico en un país como México. » Chambres pour personnes seules illustre parfaitement cette idée…
« Il me manque quelques haines. Je suis
certain qu'elles existent ». Cette citation de Céline qui sert d'exergue à Chambres
pour personnes seules résume à elle seule la personnalité d'Edén Sandoval,
le narrateur. Élevé à la dure par un père dans les quartiers les plus
misérables de Mexico DF, Edén traîne sa rage dans l'existence, allant de petit
boulot en petit boulot sans plus le moindre espoir de stabilité depuis que Mari
l'a quitté. Incapable de se fixer et ne possédant pour seuls biens que quelques
livres, quelques vêtements et un vieux poste de télévision portatif à moitié déglingué,
Edén aménage, au gré de ses pérégrinations, dans différents petits hôtels interlopes
de la périphérie. Lorsqu'il quitte son poste d'homme d'entretien en début
d'après-midi, Edén hante les salles de cinéma où, hagard, il peut regarder
plusieurs fois de suite un film que, de toute façon, il connaît déjà par cœur.
Et, lorsqu'il est mis dehors, il tue le temps en fumant et en buvant devant sa
télévision. Il s'agit certes de tuer le temps, mais aussi et surtout de faire
taire toute cette haine qui bouillonne en lui. Edén est un condensé de haine :
haine de son patron, haine de sa famille, haine des autres et, bien entendu,
haine de soi. La haine le caractérise tellement qu'elle forme autour de lui
comme une sinistre aura tenant à distance les emmerdements.
C’est
protégé de cette aura qu’il n’hésite pas errer ivre dans la zone, no man’s land
aux exhalaisons d’urine où règne la violence et se multiplient les assassinats
plus ou moins gratuits :
« Moi, avec des cigarettes et de l'alcool.
Moi, debout au milieu de la rue tourné en direction de cette cuvette. Moi,
indécis sur le chemin à prendre, mais ému comme lorsqu'on voyage pour la
première fois. Moi, prisonnier de moi-même, ne trouvant pas de valeur à mes
années passées ou à un projet futur. Moi, seul dans la nuit où les nuages denses
offrent une ombre éclairée par la lune qui point à l'extrémité des voies. »
Ses
pas le mènent jusqu’à un terrain vague où a été aménagée une arène vers
laquelle se dirige une foule de paumés. Les grognements ne laissent aucun doute :
des combats de chiens clandestins. Mieux encore que Harry Crews dans La foire aux serpents, Servín réussit à
décrire toute l’horreur de ces combats dont on se demande où elle est la plus
présente : dans l’arène ou dans les gradins. La sauvagerie des chiens et la fureur des
combats décrits dans ses moindres détails n’ont d’égales que celles des
spectateurs. C’est le règne de la bête. Tout ce qu’il y a de plus bas en
l’homme se manifeste ici et pour éviter que les propriétaires des chiens ne
trichent en enduisant leur animal de poison ou de couches de graisse mêlées de
verre pilé, ils sont obligés de les lécher avant chaque combat. Quant aux
chiens vaincus sans être tués par leurs adversaires, ils sont achevés à coup de
tuyau par leur propriétaire.
Les
combats se succèdent, les cris et les odeurs de sang sont de plus en plus forts
jusqu’à ce qu’apparaisse un homme avec un bull anglais « qui avait l’air d’un monstre préhistorique. » L’animal
est si terrifiant que personne n’accepte le défi, même lorsque l’homme propose
des combats à deux, trois chiens contre le sien. L’homme propose alors vingt
mille varos à l’homme qui affrontera
et vaincra son molosse…
« Mon sang bouillonnait et j’étais sur
le point d’exploser, comme si le défi m’avait été lancé en face. Mon orgueil
était blessé de savoir que je me trouvais au beau milieu d’énergumènes qui
maintenant n’avaient même pas le courage de donner un prétexte quelconque. Ils
restaient silencieux, comme mes collègues de travail lorsque le chef les
engueulait en les menaçant de leur enlever le boulot, comme s’il n’y avait pas
d’autres moyens de gagner ce salaire de misère.
Le parieur, accroupi,
caressait son chien et exhibait une liasse de billets attachés par un
élastique. Je l’ai haï parce qu’il se croyait le plus fort et parce que c’était
un fanfaron, certain que sa proposition allait être refusée et que son orgueil
allait s’en tirer intact. Même comme salaud, il allait s’en tirer.
J’avais les mains en
sueur. Mon émotion suivait le fil d’une lame de rasoir. Je savais que personne
ne m’en voudrait si je ne répondais pas au défi, personne ne me connaissait,
j’étais une tache de plus parmi tant d’autres, qui est-ce que ça intéresserait
ce que j’allais décider ? […] Je n’ai pas dit un seul mot. J’ai sauté par-dessus
la petite clôture et fait quelques pas en direction du parieur. Je me suis
arrêté brusquement, le regard fixé sur l’animal. Les murmures bourdonnaient
dans mes oreilles comme lorsqu’on est sur le point de s’évanouir. »
S’ensuit
un combat entre deux bêtes enragées et c’est la plus enragée, Edén, qui tuera
l’autre. Violemment assommé par le parieur furieux et affaibli par ses
multiples blessures, Edén ne se réveillera que plusieurs jours plus tard dans
son lit, soigné par sa voisine et son fils arriéré mental. Il n’est évidemment
pas question de la remercier : rien n’est gratuit dans les bas-fonds.
Cette aide providentielle ne peut qu’éveiller le soupçon et cela d’autant plus
qu’elle s’offre violemment à lui. Peu à peu, Edén reprend cependant des forces,
presque à regret, car, contrairement à l’existence, « le bon côté des cauchemars, c’est que l’on peut se
réveiller. » Renvoyé de son boulot à cause de son absence, Edén se met
au service de sa logeuse qui l’exploite impunément et il n’a dès lors qu’une
obsession : se venger du parieur. Il ne s’agit pas pour lui de récupérer
le fric, mais simplement de faire exploser sa haine afin de sauver la dignité
qu’il avait gagné au combat ; les hommes sont des chiens et ils se
divisent en deux catégories : les forts qui combattent, les roquets qui se
résignent à leur propre lâcheté :
« Pendant tout ce temps, je pensais à
l’existence d’un Dieu, le Dieu de la revanche. Mon propre Dieu. Et ça m’était
égal de parcourir le quartier dans tous les sens pourvu que je parvienne à mes
fins. Une revanche, légitime, contre ce coup de matraque sur la tête, qui
trahissait l’acte qui m’avait rendu différent de la masse excitée et lâche, et
supérieur à la férocité de n’importe quel chien de combat. »
Après
s’être défoulé sur un pédé dans un cinéma, Edén, grâce à Felisa qui lui a donné
l’adresse, retrouve enfin le parieur. Celui-ci a beau être en train d’entraîner
un chien, rien ne peut l’arrêter. À son retour dans la colonia, il est arrêté par la police : sa vieille propriétaire
a été étranglée et ses économies ont disparu. Le piège s’est refermé. Il aurait
dû se demander plus tôt pourquoi Felisa avait tant attendu pour lui livrer
l’information tant désirée. Dans son emportement, il a oublié que si les hommes
sont des chiens, les femmes sont des serpents :
« J’aime les serpents, parce qu’ils
ressemblent aux femmes. Toujours aux aguets, insaisissables, sédentaires.
Souvent mortels. Des vipères se reposant de longues périodes, récupérant leurs
forces, quittant leurs repaires à la recherche d’une proie et la harcelant sans
trêve, avec ténacité, jusqu’à ce que leur victime se retrouve sans défense.
Vipères et proies savent que les lieux où elles survivent sont les mêmes, aussi
les unes pourchassent-elles rarement les autres. Les vipères dévoilent leurs
intentions par des mouvements sensuels et se fichent de tout ce qui ne suscite
pas leur intérêt. […]. Leur nature toute de ruse nous fait croire qu’elles ont
besoin de protection, bien qu’elles soient plus fortes que nous. Peut-être
parce qu’elles changent de peau. »
J.M.
Servín, Chambres pour personnes seules.
Traduction de Robert Amutio. Les Allusifs. 16 €
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