vendredi 30 décembre 2011

Alessandro Mercuri, Peeping Tom


Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil
Éric Bonnargent


Happy Tree Friends
Après l’étonnant Kafka Cola en 2008, Alessandro Mercuri est de retour avec Peeping Tom. « Peeping Tom », Tom le voyeur, est celui qui osa regarder Lady Godeva passer nue sur son cheval et eut pour cela les yeux brûlés. « L’aveuglement, est-il écrit en quatrième de couverture, est le prix à payer quand on voit ce qui ne doit pas être vu. »
 À mi-chemin entre l’essai et la fiction, Peeping Tom est un livre constitué de plusieurs chapitres distincts dans lesquels le lecteur fera la rencontre d’Aristote et de Nicolas Sarkozy, d’Ulysse et de Ségolène Royal, de Jésus et de Superman ou encore de Mandrake et de Mandrake (la personne réelle et le personnage fictif). Reprenant à son compte la proposition de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », l’auteur considère que la vérité n’est qu’illusion, qu’elle n’est que là où l’on veut bien la trouver. Aux philosophes en quête de vérité, Alessandro Mercuri préfère la lucidité d’un Schopenhauer dont L’Art d’avoir toujours raison auquel il consacre son premier chapitre. La vérité appartient à qui maîtrise le langage. Pourfendeur de ceux qui vénèrent la vérité comme une idole, l’auteur s’en prend aussi au moralisme sous-jacent à nos sociétés laïques :

« Que voulez-vous, aujourd’hui il faut être intellectuellement vertueux, bien sous tout rapport conceptuel et au-delà de tout soupçon idéologique. »

L’époque est bien-pensante et chacun se réclame de la vertu. Ou de son apparence. Ainsi en est-il de Michel Onfray qui condamne Sade sous prétexte que l’écrivain aurait plus de devoirs que de droits. Cette dénonciation du puritanisme ambiant culmine dans l’excellent chapitre intitulé « Mondo Kawaii @..@ ». Alessandro Mercuri y développe une « métaphysique du toon » à partir de l’analyse de la série Happy Tree Friends (seulement disponible sur internet). Ce dessin animé mettant en scène de ravissantes petites créatures dans des situations aussi absurdes que sanglantes est violemment attaqué aux É.U. aussi bien par des ligues de vertu, que par des intellectuels et des scientifiques qui prétendent que « la cervelle qui gicle serait une invitation à faire gicler la cervelle »… N’est-ce pas oublier au nom d’une morale étroite le rôle de la catharsis ? Le spectacle de la violence n’engendre pas la violence, il permet de les expurger. L’auteur rappelle qu’Homère se régalait à décrire des scènes de combat que l’on qualifierait aujourd’hui de gore. Mais « les temps modernes sont au bling bling et à ses contempteurs, faux dévots et imprécateurs sentimentalistes, prêtres du bien, du mal et de l’obscène vérité. » Tel est le paradoxe d’une modernité friande d’apparences et pourtant attachée au Vrai et au Bien. Alessandro Mercuri, lui, montre que la frontière entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal est floue et que la fiction devance bien souvent la réalité.
Illustré par des œuvres d’art, des photographies, des articles de journaux…, Peeping Tom est un livre souvent passionnant, un bel état des lieux de notre monde.

Article initialement publie dans Le Magazine des Livres.




 

Alessandro Mercuri, Peeping Tom. Éditions Léo Scheer. 18 €


mercredi 28 décembre 2011

Jacques François, Rappels (autobiographie)

Le rire mélancolique
Marc Villemain 
Éditions Ramsay
Son rire d’acteur ne dissimulait jamais ce qui surnageait en lui comme un « dauphin éternellement mélancolique. » Ce pour quoi son rire fut des plus beaux : il témoignait du pathétique de la vie. Il faut dire que celle de François, élevé entre nurse anglaise et valet de chambre, déploya sa nécessité autour d’un noyau de solitude et de sentiment de l’inutile. Son père regrettait qu’il fût le seul garçon à avoir survécu à la guerre (mais ils se retrouveront vingt ans plus tard), sa mère faisait du gringue à un officier nazi (et se donnera la mort à 75 ans), pendant que lui-même se battait à Mers el-Kébir avant de s’enrôler dans l’armée (américaine) et d’aller ouvrir les grilles de Dachau. Mais l’acteur attend du sort qu’il vienne excuser sa paresse. D’où ce personnage infiniment touchant de pudeur et de lucidité, à l’élégance cristalline et au regard crâne, témoin désabusé de la « vanité de la carrière. » D’où, aussi, ce récit où le loufoque est toujours préambule au drame, et où se croisent, improbables et vivants, Fresnay, Casarès, Olivier, Clavel, Cocteau, Jouhandeau, Noiret, Anouilh, Rogers, et même… Goering, ou Pie XII. Reste ce comédien ébranlé qui, à la fin des Acteurs de Blier, lance, flingue bien en main : « J’en ai plein le cul, figurez-vous, de jouer les hommes du monde. » Du pur Jacques François.
Article paru dans LE POINT, 12 août 2004

lundi 26 décembre 2011

Alessandro Mercuri, Kafka Cola

In TV we trust
Éric Bonnargent

Andres Serrano, Piss Christ
Puisque le roman sociologique est un genre qui existe déjà, on peut dire qu’avec Kafka Cola, Alessandro Mercuri a inventé le traité de sociologie romanesque. Kafka Cola est en effet un essai qui se lit comme un roman, les héros n’étant nulle autre que nous-mêmes en tant qu’acteurs sociaux, même malgré nous. Ce sont nos aventures que Mercuri nous propose de suivre, dans un langage clair et imagé et toujours avec beaucoup d’humour. Plusieurs thèmes sont abordés afin de rendre compte du fonctionnement de la société de consommation et ces thèmes constituent les différents chapitres de ce petit livre d’une centaine de page. 

Tout commence avec la nouvelle Hestia, la déesse moderne du foyer : la télévision. Et celle-ci eut son oracle dans les locaux de TF1 en la personne de Patrick Le Lay :

« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Cette phrase qui revient comme un leitmotiv au cours du premier chapitre énonce une vérité fondamentale : la prise de pouvoir du réel sur l’imaginaire, sur les utopies, la victoire du cynisme sur les idées. Bourdieu le disait déjà dans Sur la télévision, mais Mercuri le formule avec ses propres mots :

« Si seulement l’oracle, comme dans le mythe, avait déclamé : La vérité est un mensonge et la duperie un art, l’épouvante se serait évanouie d’elle-même. Mais non, dans cette France du début du XXIe siècle, il n’est pas question de mythe, d’éternel retour mais bien du réel, de l’éternel retour sur investissement. »

Comme le remarque Mercuri, la phrase de Le Lay n’aurait pas choqué si elle avait été prononcée par un sociologue, bien au contraire ! Elle aurait été d’autant mieux accueillie qu’elle est vraie. Mais que la phrase soit prononcée par le PDG de la chaîne…
Si Mercuri attache autant d’importance à cette phrase, c’est parce qu’elle exprime quelque chose de plus profond encore : la vérité de l’homme moderne. Marx regrettait l’aliénation de l’homme par l’homme, mais celle-ci n’avait lieu que dans le monde du travail. L’homme redevenait homme à la sortie de l’usine ; il cessait alors d’être une marchandise produisant d’autres marchandises. Or, ce que dit ici sans le savoir Le Lay, c’est que l’homme est maintenant totalement aliéné. En contribuant à faire de l’homme une machine à consommer, TF1 réalise la finalité du libéralisme : l’aliénation totale de l’homme. L’économie a gagné, il n’y a « plus de valeur qui ne soit boursière », « plus de paradis qui ne soit fiscal » et le seul pouvoir qui intéresse les hommes est le pouvoir d’achat. C’est ce qui explique la complaisance avec laquelle le citoyen scandalisé par cette petite phrase a rallumé son téléviseur.
La télévision est ce qui donne du sens (même si ce sens est désubstantialisé) et crée du réel. Les attaques du 11 septembre 2001 ne furent rien d’autre qu’un show télévisé orchestré par Ben Laden pour sa propagande. Le 11 septembre fut un terrifiant spot publicitaire.

Si l’Islam radical a compris l’importance de l’image, le Christianisme l’a oubliée. Le succès commercial du Christianisme a longtemps été basé sur la publicité et sur le temps de cerveau disponible du peuple. Comme le montre l’importance de la Croix du Christ sans sa politique évangéliste, le Christianisme a inventé le logo publicitaire. L’image est séductrice et c’est pourquoi l’Eglise en a permis la multiplication malgré l’ordre biblique selon lequel il est interdit de représenter Dieu (Exode, XX) :

« La profusion des signes religieux n’est pas sans rappeler ce qu’on appelle aujourd’hui la pollution publicitaire : un regard et sa disponibilité sans cesse sollicités et interpellés un nombre considérable de fois par des messages et des images marchands. »

Si aujourd’hui le Christianisme est sur le déclin, c’est parce qu’il n’a plus d’images à proposer, parce qu’il vit sur ses acquis artistiques. L’Église n’a plus de Michel-Ange, tel est son drame. Elle a crée le capitalisme, mais n’a pas su s’adapter à ses progrès.
Face au capitalisme triomphant, il y a un îlot de résistance active : le cinéma français ! L’exception culturelle française permet à Alessandro Mercuri d’exercer tout son humour… La prétendue exploration de l’âme humaine par le cinéma français obéit à un principe : « une déclaration universelle de l’amour et de la vacuité. » Et l’auteur fait la liste des titres des derniers quatre-vingt huit films sortis au cinéma… qu’il s’amuse ensuite à sous-titrer. Le Petit Lieutenant donne « Robocop introverti », Le Temps des porte-plumes « Cris et Châtiment, c’était mieux avant ». C’est potache, mais drôle…
Provocateur, l’auteur rappelle ensuite que le premier “direct” télévisuel a été mis en place pour les Jeux Olympiques de Berlin et en conclut que « la télévision est donc une invention nazie ». Par définition, la télévision, comme toutes les technologies, est au service du pouvoir. Alors, pour cultiver l’imaginaire dont l’humanité qui a renoncé à penser ne peut se passer, on invente de nouveaux mythes, comme ceux liés à la conquête spatiale et on se met à rêver d’une vie ailleurs. Néanmoins, « le défaut de l’extraterrestre, c’est qu’il manque de légitimité historique. »

Comprenons bien le but de Kafka Cola : ce n’est ni un traité aux prétentions scientifiques, ni une farce : il s’agit d’une petite promenade ironique et provocatrice dans la modernité. Les prises de position d’Alessandro Mercuri sont certes parfois discutables, mais elles méritent d’être discutées. Le constat est amer : on consomme pour se donner un semblant d’être. J’ai donc je suis :

« Quand il n’y a plus de vérité, il ne reste plus qu’à acheter. »

(Article initialement publié sur le Fric-Frac Club)



 
Alessandro Mercuri, Kafka Cola. Éditions Léo Scheer. 12 €

vendredi 23 décembre 2011

Entretien avec Paul Beatty

Éric Bonnargent : Slumberland, votre dernier roman, est le premier de vos livres traduit en français. La plupart des lecteurs français ne vous connaissent donc pas. DJ Darky, le narrateur, est de Los Angeles, comme vous, et parle des difficultés qu’il y a à être noir dans cette ville. Vous vivez maintenant à New York. Le racisme est-il partout le même aux États-Unis ? Dans un pays qui vient d’élire un métis afro-américain président de la République, le racisme est-il encore aussi prégnant qu’il l’était autrefois ?
 
Paul Beatty : J’aime à penser que je suis quelqu’un qui ne raisonne pas en termes d’absolus, je ne crois donc pas qu’on puisse dire que le racisme est le même partout, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il existe des endroits exempts de racisme. J’ai vu un jour un documentaire consacré à une ville où ne vivaient que des Blancs. Bien sûr, c’est uniquement parce que les habitants noirs en ont été violemment chassés vers les années 1920 ; le racisme peut-il se manifester dans un lieu où on observe une totale homogénéité raciale ? Ou bien : un acte raciste est-il voué à laisser des traces à jamais ? En tout cas, quelle que soit la réponse, je n’irai pas y voir pour vérifier.
J’ai quelques amis dans le sud [des États-Unis], et parmi les différences que j’ai repérées, il y a le fait que la plupart des Blancs du Sud sont plus à l’aise avec les Noirs que les Blancs du Nord. Ils ne se gênent certes pas pour m’appeler « boy », mais ils ne sursautent pas si je fais la queue derrière eux à la caisse d’un supermarché.
L’un de mes amis, à Los Angeles cette fois, est venu se plaindre un jour à moi, très sérieusement, de ce qu’il y avait « trop de Mexicains » à L.A. ; bien sûr, il est mexicain, et constitue un parfait exemple de cet important racisme intra communautaire qui me semble typique de West L.A., où j’ai grandi. S’il existe un endroit exempt de racisme, c’est le délicieux anneau magique qui entoure le couple Obama chaque fois qu’il se déplace avec Sasha et Malia.
Président noir ou pas, le racisme sera toujours prégnant. En fait, j’ai récemment postulé pour un emploi que je n’ai pas obtenu et, lorsque j’ai demandé pourquoi je n’avais pas été embauché, on m’a répondu : « Ce n’est pas parce que vous êtes noir, c’est parce que vous n’êtes pas un Obama. »

Votre livre est aussi un questionnement sur l’identité noire. Comment définiriez-vous cette identité noire, et êtes-vous d’accord avec votre personnage lorsqu’il affirme que « l’identité noire, c’est du passé » ?
L’identité noire tient pour moi au fait de devoir rejeter, accepter ou ignorer la négritude d’un individu.

Les propos de Thorsten Schick, le chef de file des skinheads berlinois, expriment parfaitement en quoi consiste le racisme : il s’agit d’abord d’un besoin de haïr, peu importe qui d’ailleurs. Comment expliquez-vous ce besoin ?
Tout dépend de la façon dont on envisage sa place au sein de la société. Pour les élites, la haine et les préjugés représentent un moyen commode de légitimer leur position dans le monde et de justifier la pérennité de cet état de choses. Pour les membres d’une classe dominante en perte de vitesse (je pense au Parti républicain), la haine permet d’imputer la responsabilité de ce déclin à quelqu’un d’autre. Quant à l’opprimé, la haine et les préjugés envers l’oppresseur l’aident à se rappeler qu’il reste un être humain, et que si le monde lui accordait ne serait-ce que la moitié d’une chance, il serait à même de le prouver. Par ailleurs, la haine ressentie par une victime de discriminations à l’égard d’une autre lui permet de s’imaginer momentanément qu’elle fait partie des favorisés et non des défavorisés.


Pourquoi avoir situé l’action de Slumberland à Berlin en 1989 ? Voulez-vous dire qu’il existe toujours un mur de haine visible ou invisible entre les gens ?
Je n’en sais rien, c’est comme ça. Murs ou pas murs, souvent les gens se détestent.

Le mur du son établi par le Schwa réunit plutôt qu’il ne sépare. La musique est-elle aussi essentielle pour vous que pour vos personnages ? Pensez-vous qu’elle puisse réellement avoir cette fonction ?
Oui, la musique, ainsi que la plupart des disciplines artistiques (à l’exception de la danse contemporaine et de la performance-poetry), compte énormément pour moi. Mais même si je crois qu’elle possède de nombreuses fonctions, elle ne détient pas celle d’unir les individus. Je suis convaincu qu’une chanson écrite dans le but d’unir des individus appartenant à des groupes divers est forcément nulle.

DJ Darky porte un regard assez sévère sur les États-Unis, notamment à propos du langage. Les discours sont creux, les euphémismes de rigueur et on parle la plupart du temps pour ne rien dire. On se paie de mots. Ce constat vaut sans doute pour d’autres pays que le vôtre, peut-être pour tous les pays occidentaux. Votre utilisation de la langue semble combattre vers cette tentation du vide : votre texte est riche de références, vous jouez avec les mots et Nicolas Richard, votre traducteur, a réussi à rendre le rythme très musical de l’original. Concevez-vous la littérature comme un acte de résistance ?
Je pense en effet que la littérature peut constituer un acte de résistance. Il peut aussi s’agir d’un acte d’oppression ou de consentement. Peut-être mon travail résiste-t-il, oppresse-t-il et consent-il tout à la fois ?

Pouvez-nous dire un mot de vos autres romans qui seront, je l’espère, bientôt traduits ? Slumberland est-il un roman représentatif ou a-t-il une place singulière dans votre œuvre ? En quoi ?
Si vous vous intéressez au multiculturalisme dans les rapports qu’il entretient avec l’éducation, le sport, la poésie et le suicide, alors The White Boy Shuffle est le livre qu’il vous faut. Si vous êtes capable de vous colleter avec la négritude, deux doigts de portoricanéité et un soupçon de judéité, le tout dans un cadre résolument dépourvu de références sous-jacentes à l’hégémonie blanche, dans ce cas, Tuff devrait se trouver dans votre bibliothèque. Je ne dirais pas que Slumberland occupe à mes yeux une place à part des deux autres, à ceci près que c’est le dernier et qu’il traite du son. Si vous saviez combien il est difficile d’écrire sur le son...

Travaillez-vous actuellement sur un autre roman ? Quel en est le sujet ?
Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai une très, très bonne idée.


Entretien initialement publié dans Le Magazine des Livres.

mercredi 21 décembre 2011

Raymond Ruffin - Violette Morris, la Hyène de la Gestap

Championne de nazisme
Marc Villemain

Éditions Le Cherche Midi
Violette est une enfant taciturne, née aux temps de l’affaire Dreyfus d’un père qui ne voulait que d’un héritier digne de son sexe. Enfant, elle n’aime que les guerres : avec ses soldats de plomb et contre les garçons de Levallois-Perret, contre elle-même et son absolu sentiment de solitude. Rétive à toute autorité, la jeune fille est placée en couvent, où elle s’adonne à sa grande passion : le corps. Il faut dire qu’aucun sport ne résiste à celle qui s’habille en costume trois pièces et reluque les jeunes filles dans les douches des vestiaires. Championne du monde des lancers, footballeuse internationale, vainqueur du Bol d’Or, sujet plus que brillant en natation, en boxe, en cyclisme ou en sports automobiles, « la Morris », qui n’est pas sans rappeler La Garçonne de Margueritte, va mettre son increvable énergie au service de la patrie. 

Dans la guerre et les tranchées de Verdun, comme estafette ou comme ambulancière, elle apprend à détester les planqués et autres déserteurs du courage, cette « armée de parasites et de jouisseurs. » Jouisseuse, elle l’est pourtant, et ô combien : d’orgies en dévergondages, Violette, féministe bisexuelle, n’hésite pas à envoyer les hommes au tapis ou à décider de l’ablation de sa volumineuse poitrine, si gênante dans le « baquet » des voitures de compétition. Puis viennent les années trente et la crise. Violette tombe dans les griffes du milieu, où trafiquants et truands côtoient décadents et nazillons : sans même s’en apercevoir, elle s’apprête à faire siens tous les délires du temps. Devenue un agent redouté de la Gestapo, elle démantèle les réseaux de résistance, espionne la France pour le compte du Reich et n’hésite jamais à torturer de ses mains ceux qui ne sont à ses yeux que des « terroristes. »

Comme un grand écrivain, elle a droit à la visite guidée de l’Allemagne nazie : en comparaison, le corps de sa pauvre France lui apparaîtra veule et corrompu. Pour elle et pour ce pays qui n’est « pas digne de survivre » et dont « l’élite est en train de se décomposer dans les cimetières de la Meuse et de Champagne », tout finira comme il se doit : dans le sang.

Article paru dans LE POINT, 22 avril 2004

lundi 19 décembre 2011

Paul Beatty, Slumberland

Musik über alles
Éric Bonnargent

Basquiat, Autoportrait
Paul Beatty est un écrivain Américain, né en 1963 à Los Angeles. Il a écrit cinq romans dont le dernier, Slumberland, est le premier à être traduit en français dans la collection “Fiction & Cie” au Seuil. Disons-le tout de suite : Slumberland est un excellent roman. Écrivain Afro-Américain, Paul Beatty trace un portrait sans concession du monde moderne à partir d’un questionnement sur l’identité noire. Qu’est-ce qu’être Noir ? Le narrateur, Ferguson Sowell, dit DJ Darky, ne croit pas à la spécificité de la négritude. Paul Beatty analyse sans jamais être abstrait cette identité noire à travers la musique, les mécanismes sociaux et surtout le racisme, le tout faisant de Slumberland un livre aussi sérieux que drôle et inventif.

Le roman commence à Berlin-Ouest à la fin des années 80. DJ Darky, un Afro-américain originaire de Los Angeles, réfléchit à la condition noire dans un centre de bronzage :

« Nous autres, Blacks, nous naguère éternellement dans le coup, le peuple de l’immédiateté par excellence, véritable Temps universel, sommes désormais aussi obsolètes que les outils de pierre, le vélocipède et la paille en papier, les trois roulés en un ? Le Noir est maintenant officiellement humain. Tout le monde le dit, y compris les Britanniques. Et si personne n’y croit vraiment, ça n’a pas d’importance ; nous sommes aussi médiocres et banals que le reste de l’espèce. […] L’identité noire, c’est du passé, et moi, pour ma part, je ne pourrais m’en réjouir davantage, parce que désormais je suis libre d’aller au centre de bronzage si j’en ai envie, et j’en ai envie. »

La culture noire n’existe plus. Le Noir n’est plus que noir, un homme qui n’est pas blanc, un homme qui ne vaut tout de même pas un Blanc, comme le montre le cinéma américain qui, s’il met en scène des acteurs noirs, fait en sorte qu’ils ne soient « jamais assez futés pour déjouer les entourloupes du mec blanc ou assez sombres pour commettre des crimes vraiment ignobles. »
Même si le racisme y est omniprésent, il est tout de même plus facile d’être noir en Allemagne qu’aux États-Unis. À Los Angeles, en effet, être noir, c’est craindre en permanence de croiser un flic qui nous trouve une ressemblance avec « un multirécidiviste qui n’a pas été appréhendé, un type deux fois pire que Stagolee et moitié moins sympa, un Négro en cavale genre plus-un-geste-enculé-ou-je-t’explose-la-tronche qui nous ressemble comme deux gouttes d’eau. » De Berlin, DJ Darky pose un regard lucide sur son pays. Il n’y a aucune mise en accusation, mais un constat plutôt ironique. DJ Darky se considère « comme un réfugié politico-linguistique. » L’Amérique est un pays où l’on emploie un mot pour un autre où l’on dit nonplussed (“interloqué”) pour dire “nonchalant” et où on ne parle plus que par euphémismes. Les mots ne sont plus que des coquilles vides, des signifiants sans signifiés :

« L’Amérique est perpétuellement en train de composer des formules creuses telles que keeping it real, intelligent design, hip-hop generation et first responders pour travestir le vide et la banalité. »

De Berlin, DJ Darky lutte contre cela, ayant gardé pour seul correspondant, le responsable éditorial d’un dictionnaire auquel il propose des mots (« lutter contre la répression linguistique ») hélas refusés pour la plupart, comme celui auquel il tenant tant : “phonographic memory”. Parce que la particularité de DJ Darky est d’avoir une mémoire phonographique exceptionnelle. Il retient tous les sons qu’il entend. Les chansons, bien sûr, mais même les bruits les plus anodins comme le son que fait telle ou telle pièce de monnaie lorsqu’elle tombe sur tel ou tel sol…
C’est d’ailleurs ce don exceptionnel qui lui a permis de devenir DJ. Dans le premier chapitre, DJ Darky, dans sa cabine de bronzage, se souvient de son parcours, des aléas burlesques qui, dans une Amérique encore profondément raciste, ont conduit ce brillant étudiant en mathématiques à devenir DJ. Mais, ce qui l’a amené à Berlin, c’est l’espoir de créer un beat presque parfait. Pour qu’il devienne une « Joconde sonique », il lui manque un p’tit truc. Voilà ce que lui annoncent ses potes de son collectif musical, les Beard Scratchers (ainsi nommés parce qu’ils se grattent tous la barbe quand ils réfléchissent, sauf DJ Uhuru bien entendu car c’est une femme). Tous, DJ You Can Call Me Ray Or You Can Call Me Jay But Ya Doesn’t Have To Call Me Johnson, DJ Uhuru, DJ Umbra, DJ Skillanator, DJ So So Deaf et DJ Close-n-Play sont d’accord : même si Bitch Please, une rappeuse, est prête à lui acheter 50 000 $ son beat, il faudrait le faire ratifier par un grand musicien, comme Mick Jagger avait ratifié en son temps You’re so vain de Carly Simon en chantant dans les chœurs. Une seule personne pourrait apporter la touche manquante : Charles Stone, surnommé le Schwa, un jazzman avant-gardiste :

« Pour nous, le Schwa est le break beat ultime. Le boum bip. Le ou-ii oo ah ah ting tang walla walla bing bang. Le om. Il est dans Pagliacci le moment où le putain de clown se met à chialer. […] La musique du Schwa, c’est l’anarchie. C’est la Somalie. C’est le bureau de la préfecture qui délivre les cartes grises. C’est la tignasse d’Albert Einstein. »

Le problème est que le Schwa a disparu depuis plus de vingt ans et que personne ne sait où il se trouve… Les recherches ont à peine commencé qu’une enveloppe attend DJ Darky au studio d’enregistrement où il compose avec la plus grande application des BO de films pornographiques. Expédiée du Slumberland bar de Berlin, l’enveloppe contient une vidéo, celle d’un homme baisant une poule sur une musique inédite de… Charles Stones ! Il n’y a donc aucun doute : un inconnu le met sur la piste du Schwa. De Los Angeles, il parvient à se faire embaucher par le Slumberland bar comme « son-melier », c’est-à-dire « caviste pour juke-box » et il s’envole vers la R.F.A.

À peine arrivé, DJ Darky se rend compte qu’il ne sait même pas à quoi ressemble le Schwa, celui-ci ne s’étant jamais laisser prendre en photo. Il se peut même qu’il soit blanc ou qu’il soit mort. Si ce n’est pas le cas, il passera au Slumberland qui est le lieu de rendez-vous de tous les Noirs de Berlin. Il n’y a plus qu’à attendre... et à se concentrer sur son boulot : la musique du juke-box :

« Je bus ma bière à petites gorgées et me posai la question que tout grand artiste, imaginais-je, se pose avant de se lancer dans le processus de création : “Y a-t-il un dieu ?” Je pesai le pour (le surf hawaïen, je jus de raison Welch, les koalas, les Levi’s usés jusqu’à la corde de mi, la beuh northern light, les breaks Volvo, les femmes avec appareil dentaire, les Rocheuses canadiennes, Godard, les ballons Nerf, le sourire de Shirley Chisholm, les ouvertures de comptes gratuites, et Woody Allen) et le contre (les mouches, l’Alabama, la religion, les chihuahuas, les gens qui ont un chihuahua, la cuisine de ma mère, les turbulences en avion, LL Cool J, les lundis, putain ce que le paradis doit être chiant, et Woody Allen), moins pour démontrer ou réfuter l’existence d’un Tout-Puissant impuissant que pour lancer mon mécanisme mental de plus en plus éméché dans une jacasserie telle qu’une idée pût en jaillir sans que j’y prenne garde. Au bout d’une vingtaine de minutes de cette salade, j’étais aussi près que n’importe quel titulaire d’un DEUG en bibliothéconomie de la réfutation de l’existence de Dieu, mais n’avais pas avancé d’un pouce en matière de programmation du juke-box. Tel est le lot de l’athéologien amateur et néanmoins sonmelier professionnel. »

Le déclic va venir grâce à un gamin traçant avec son doigt sur la buée de la vitrine du bar « Ausländer raus ! ». DJ Darky écoute, fasciné, le bruit du doigt contre la vitre, sort, rattrape le gamin qui s’enfuyait de peur de prendre une dérouillée et l’oblige à finir son inscription : il reconnaît alors dans le crissement un do mineur et plus précisément celui du « sax ténor d’Oliver Nelson dans Stolen Moments. J’avais trouvé mon premier morceau pour le juke-box. » Il remercie le môme terrorisé et le laisser filer. Stolen Moments devient l’hymne du Slumberland. Cela donne l’occasion à Beatty d’exprimer tout son amour pour la musique et la langue :

« Je sus immédiatement que Stolen Moments serait le morceau fétiche du Slumberland ; chanson douce, mid-tempo, elle allait fournir l’arrière-plan torride, presque humide, langoureux, à une atmosphère sexuellement chargée. Si une femelle n’était pas encore excitée par un paon de Tanzanie faisant la roue, la chanson ferait ressortir le lustre du pantalon vers olive dudit, sa chemise en soie bordeaux et ses chaussures brun clair en cuir verni. Quand la lionne ouest-berlinoise entre deux âges ondulerait dans la place, rajustant son plumage dégradé court, traquant sa proie, la flûte de Dolphy remonterait à la fois ses seins tombants et son moral en berne, la basse de Paul Chambers molletonnerait son arrière-train de quelque rondeur façon downtown Detroit, et le piano de Bill Evans lui ferait perdre son accent anglais, mettrait dans sa bouche des paroles qu’elle n’aurait jamais cru connaître, et l’immuniserait contre les foutaises égoïstes du mâle noir. »

Il n’y a que la musique qui compte pour DJ Darky (« Le son est toucher, et rien ne vous touche comme la bonne, la vraiment bonne musique. C’est comme se faire masturber par la main de Dieu »), le reste n’a aucune importance, même pas le racisme. S’il laisse filer le petit facho, il acceptera, suite à un concours de circonstances, d’animer une soirée skinhead. Embauché par Thorsten, le chef de file, il lui montrera ce que savent faire les Noirs en passant une reprise du Schwa de l’hymne nazi, le Chant de Horst Wessel. Il voit alors dans son regard ce qu’il y avait dans celui d’Hitler au moment de la victoire de Jesse Owens au 100 mètres :

« - Savais-tu qu’avant le début de la Seconde Guerre mondiale, le pourcentage de Juifs en Allemagne était de zéro virgule huit cent soixante-douze ? Reprocher à une portion si infime de la population d’être responsable de tous les maux sur terre, c’est embarrassant. Être menacé par des races primitives incapables de réfléchir comme la tienne, ou des races païennes qui ne connaissent que la duperie, cela montre notre infériorité intrinsèque, et je déteste les Juifs pour ça, et je vous déteste pour ça. Je n’ai même jamais rencontré de Juif, et qui sait, je suis peut-être juif moi-même, mais je les déteste quand même. Qui est-ce ?
- Charles Stone.
- Un Nègre ?
- Si tu es aryen, lui est nègre.
- Ça n’existe pas, les Aryens, c’est une fausse race, un outil marketing. C’est transformer une ethnie en marque.
- Exactement, pareil pour les “Nègres”.
- Tu sais quoi, homme singe, un beau jour, il n’y aura plus de races, plus d’ethnies, uniquement des marques. Les gens seront Nike ou Adidas. Microsoft ou Macintosh. Coke ou Pepsi.
Thorsten Schick était le type le plus effrayant que j’avais jamais rencontré. Un gars intelligent capable de démonter le contrôle de la pensée exercé par les médias, les mythes de la race et de la classe, et la propagande du marché libre, tout cela pour devenir un homme sans malice qui détestait désormais sans scrupule et parlait parfaitement anglais. A la fin de la soirée, le skinhead futé me fit le plus beau compliment qu’il pouvait adresser à un non-Aryen :
- Souviens-toi bien, DJ Darky, je n’ai rien contre toi personnellement, c’est à ton peuple que j’en veux. »

Rien, hormis la musique, n’a donc d’importance pour DJ Darky. Au point, qu’en bon Américain, il ne comprend pas de quoi on lui parle lorsque le 09 novembre 1989 on lui annonce la chute du Mur. De quel mur peut-il s’agir ? La Muraille de Chine ? Et qui sont tous ces gens aussi laids que les spectateurs d’un concert de Bon Jovi qui marchent hagards ou fous de joie dans les rues de Berlin ? C’est un homme dans une Mercedes qui le renseigne : la RDA n’est plus. Cet homme, surgi de nulle part, n’est pas n’importe qui… C’est le baiseur de poule de la vidéo porno, un agent de la STASI qui lui apprend que les Beatles étaient une création des Rouges, leur musique devant servir à « amollir l’Occident, le plongeant dans une stupeur profane sur fond de sitar », qu’Otis Redding a été abattu par les Rouges avec l’accord du FBI pour avoir détrôné les Beatles des charts et, prophète, il lui prédit que l’Amérique, au nom de la liberté, procèdera à des votes numériques, fera payer les coups de fils reçus et passés des téléphones mobiles et fera naître le fanatisme religieux au Moyen-Orient et qu’un jeune garçon nommé Justin Timberlake a été choisi tel un dalaï-lama pour devenir le roi de la pop afin de maintenir la docilité du peuple… DJ ne voit pas du tout de quoi parle ce fou qui lui prédit aussi qu’il se mariera avec une certaine Klaudia Robinson… et qu’il va bientôt rencontrer le Schwa. Car c’est bien lui qui, par admiration, l’a mis sur sa piste. Le baiseur de poule lui avoue en effet avoir découvert sa musique en regardant des films pornos en compagnie de Nicolae Ceausescu et Deng Xiaoping et être immédiatement devenu fan. L’ayant mis sur écoute et ayant appris qu’il recherchait le Schwa, il lui a envoyé la cassette. Car le Schwa est bien en Allemagne…
En attendant, c’est d’abord l’effervescence en Allemagne. Les scènes de liesse populaire se multiplient :

« Ma patrie adoptive était encore un pays introspectif, mais une nouvelle ère commençait ; au lieu de se regarder le nombril, le pays fixait ses grosses couilles historiques poilues. Il régnait un véritable sentiment de joie et d’accomplissement. »

Bien entendu, l’enthousiasme va s’estomper et le frère de l’Est accueilli chaleureusement par l’homme libre de l’Ouest va susciter peu à peu la méfiance puis la haine au point que certains Allemands de l’Est feront tout pour se faire passer pour des Allemands de l’Ouest et les drapeaux confédérés, avatar de celui à la croix gammée, s’afficheront ostensiblement. Le racisme se développe et c’est dans ce contexte que DJ Darky va rencontrer des réfugiés de l’Est : deux Noires, les sœurs von Robinson et… le Schwa. Seulement, ce dernier a renoncé à la musique et même à la parole peu de temps après s’être retrouvé enfermé à l’Est la nuit où a été construit le mur. Bartleby de la musique, le Schwa, clodo échappé d’un roman de Beckett, se balade avec une brouette et construit de petits murs dans les rues de Berlin. Fatima, la jeune sœur de Klaudia von Robinson, le sort peu à peu de son hébètement. Mais Fatima est obsédée par l’identité noire. Etre noir, ça ne voulait rien dire en RDA : il n’y avait que des camarades. Mais la négation d’une différence ne fait que l’accentuer… Ce que va découvrir Fatima, c’est que le noir est la couleur du rejet. Ce rejet va être si mal vécu qu’elle va développer une leukophobie (la phobie du blanc), au point de ne plus ouvrir les enveloppes blanches, ne plus boire de lait ou ne plus utiliser de papier toilette… Alors que les Allemands de l’Est peuvent se faire passer pour des Allemands de l’Ouest, « il n’existe pas de camouflage quand on est noir. » Elle finira par s’immoler au milieu de Bernauerstrasse. C’était le meilleur moyen d’oublier sa physionomie : devenir un tas de cendres…
La mort de Fatima conduit le Schwa à bâtir un projet : reconstruire le mur de Berlin. Mais pas un mur de pierre, un mur de son… L’occasion rêvée pour DJ Darky de faire ratifier son beat.

Slumberland est un livre d’une grande richesse. Les ramifications de l’histoire sont nombreuses et font intervenir une foule de personnages qui tentent, comme ils le peuvent, d’être heureux dans un monde où il n’y a plus guère d’idéaux, où seul l’art, en l’occurrence la musique, fait encore sens. Ainsi en est-il par exemple de Doris, la barmaid du Slumberland, un temps la maîtresse de DJ Darky et de Lars, un critique musical, alcoolique au point de se mettre dans le rectum des tampons ayant macérés dans l’absinthe, la vodka ou le gin. Il se balade avec sa collection afin d’être ivre sans que cela ne se sente à son haleine…
Les références sont nombreuses et si elles sont surtout musicales, elles enchanteront les amateurs sans gêner le moins du monde la lecture des ignares dont je fais partie. Car les qualités principales de ce roman résident dans l’inventivité du scénario mettant les personnages dans des situations parfois loufoques et surtout dans la langue, Beatty, tel un DJ, jouant sans cesse avec ses registres, ses sonorités, ses rythmes.





Paul Beatty, Slumberland. Seuil. Coll. Fiction & Cie. Traduction de Nicolas Richard. 21 €

vendredi 16 décembre 2011

Werner Kofler, Hôtel Clair de Crime

Fin de partie 
Éric Bonnargent

Karl Schinket, Projet pour le paysage de la Flûte enchantée
Hôtel Clair de Crime n’est sans doute pas l’ouvrage que je recommanderais afin de découvrir Werner Kofler. Si la lecture de Werner Kofler est toujours exigeante et déroutante, la fluidité de celle d’Hôtel Clair de Crime est mise à mal par la multiplication des allusions à des événements et à des personnes (célébrités des médias, personnalité politiques, écrivains…) connus de ses compatriotes, mais inconnus du lecteur français. Même si Bernard Banoun, le traducteur, affirme qu’il n’est pas nécessaire « de les repérer ni des comprendre toutes », il nous fournit malgré tout en fin de volume les indications nécessaires à la bonne intelligence de ce texte. Il faut donc une certaine familiarité avec les procédés de Werner Kofler pour ne pas être perturbé par ces difficultés qui sont d’ailleurs recherchées puisque, pour lui, la facilité d’accès à une œuvre est le signe de sa médiocrité. Dans ce deuxième tome du Triptyque alpestre la difficulté est encore renforcée par l’aspect éclaté du livre qui est scindé en trois textes en apparence indépendants les uns des autres : « Conjectures sur la Reine de la nuit », « Hôtel Clair de Crime » et « Auto-observation cachée ».

Dans le premier, Werner Kofler s’intéresse une nouvelle fois à la confrontation entre l’art et le réel par l’intermédiaire de La Flûte enchantée de Mozart. Après la description d’un camp de concentration dont le lecteur ne comprendra la signification qu’à la fin du texte, Werner Kofler raconte l’arrestation par la Gestapo de six cantatrices interprétant la Reine de la nuit. Comme la référence implicite au Procès de Franz Kafka le suggère (« Quelqu’un avait dû calomnier la cantatrice, car sans qu’elle eût rien fait de mal, elle fut arrêtée »), inutile d’être coupable pour être arrêté : les Reines de la nuit représentent tous ceux qui, pour une raison ou une autre, seront persécutés par le régime nazi et les « Conjectures sur la Reine de la nuit » se présentent ainsi comme le pendant désabusé et sinistre de ces autres Conjectures de l’Auflärung, Les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine d’Emmanuel Kant. Que ce soit sur scène ou dans l’histoire, les Lumières sont éteintes et les forces obscures ont fini par l’emporter.
Enfermé dans un asile qu’il compare lui-même au royaume de Sarastro[1], le narrateur d’« Hôtel Clair de Crime » (le clair de lune, Mondschein devient par jeu de mot un « clair de crime », Mordschein) tente de se souvenir des raisons précises à l’origine de son internement. Werner Kofler s’inspire ici d’un fait divers qui s’est produit à Klagenfurt : sous l’emprise de l’alcool et de la drogue, un écrivain viennois avait poignardé le portier de nuit de son hôtel. Entre deux hallucinations, le narrateur, oscillant toujours entre le déni et l’aveu, tente de reconstruire le scénario des faits. Influence par la couverture médiatique et son délire, le narrateur multiplie les versions. Rien n’est plus incertain que la vérité : « le déroulement du crime et son motif demeurent obscurs. » De la même façon que le destin de certaines cantatrices demeurait incertain, le lecteur ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé la nuit du meurtre. Loin d’être une faculté dont le rôle serait seulement d’enregistrer puis de retranscrire des souvenirs, la mémoire tente de recréer le passé à sa convenance et est en même temps soumise à la persistance des faits. De plus, la mémoire n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective et c’est pour cela qu’est, par exemple, évoqué l’Oberscharführer Coldewey, connu pour s’être improvisé dentiste à Buchenwald. Le lien entre la petite histoire et la grande histoire est d’ailleurs au cœur de ce récit car le narrateur peut être assimilé à l’Autriche elle-même qui a participé à la folie meurtrière nazie puis a tenté de nier cette complicité à la fin de la guerre et qui, honteuse, reste hantée par sa culpabilité.
L’éclatement du sujet mène tout naturellement au troisième texte : « Auto-observation cachée ». Il s’agit d’une nouvelle réflexion sur l’art en général et sur l’écriture en particulier. Le narrateur, le double de Werner Kofler, se scinde en deux et s’observe dans son activité d’écrivain :

« Je est un autre, pensai-je, ce serait encore acceptable, c’était mon métier ; mais si l’autre était moi, s’il usurpait toutes mes qualités, ce serait terrible. »

Quelle est l’identité de l’écrivain ? Se confond-il avec son métier ou non ? Là encore, les contours de l’identité sont bien difficiles à définir. Werner Kofler affiche ses doutes et ses certitudes et s’en prend au monde de la littérature officielle. Bien que plusieurs fois primé, bien que reconnu comme une figure majeure de la littérature contemporaine autrichienne, Werner Kofler a dû affronter un monde éditorial bien frileux et obsédé par la rentabilité, au point de changer régulièrement d’éditeur. À propos de l’un d’eux, il écrit que « chacun de nous avait pénétré dans la Maison de la Littérature par une entrée différente. » La littérature est un combat et Werner Kofler nous livre les secrets de son art :

« Ayant écrit cette phrase, je me vis me lever, quitter mon ouvrage narratif et traverser l’arrière-cour pour aller chercher dans le magasin de la littérature quelques morceaux adéquats, matériaux de construction littéraire et autres objets – documents écrits, procès-verbaux, scénario et bobine de film ; mais aussi des allumettes, des briquets de tempête, un jerrican de pétrole ou des chiffons imbibés d’essence, je me vis même passer dans la cour transportant un divan avec le concierge, tout cela pour mon travail sur les métamorphoses, mon grand incendie dévastateur, sur les métamorphoses du Plattnerhof, mon escroquerie à l’assurance. »

Alors, oui, il est vrai qu’Hôtel Clair de Crime est, plus que les autres textes de Werner Kofler aujourd’hui traduits, difficile d’accès. Mais pour celui qui ne craint pas d’affronter un texte se jouant des codes séculiers, la lecture d’Hôtel Clair de Crime sera un vrai plaisir, esthétique et intellectuel.





Werner Kofler, Hôtel Clair de Crime. Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun. Éditions Absalon. 19,50 €




[1] Rappelons que La Flûte enchantée raconte l’antagonisme entre la Reine de la Nuit (symbolisée par la Lune) et le grand prêtre Sarastro.

mercredi 14 décembre 2011

Werner Kofler, Caf’conc’ Treblinka


La Flûte désenchantée
Éric Bonnargent


Gottfried Helnwein, The Mumur of the Innocents
Cette pièce, écrite en 2001, est une commande du théâtre de la ville de Klagenfurt, capitale du land de Carinthie d’où est originaire l’auteur. La seule obligation à respecter était que la pièce dût avoir un rapport avec la Carinthie, cette région très conservatrice dont Jörg Haider, le leader de l’extrême droite, fut le gouverneur entre 1999 et 2008, année de sa mort. Si, à en croire Thomas Bernhard dans Place des héros, « il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938 », que dire de cette région où, aux dernières élections de 2009, les deux partis populistes ont obtenu 50 % des voix ? En proposant cette pièce, Werner Kofler voulut provoquer un scandale : il y parvint.
Ce sont les spectres du nazisme que réveille Kofler en mettant en scène deux personnages monologuant l’un après l’autre. C’est d’abord A, un homme plutôt âgé, qui prend la parole. A a toutes les caractéristiques d’un électeur de Jörg Haider qui fut destitué peu de temps après sa première élection au poste de gouverneur en 1989 pour avoir notamment affirmé que la Waffen-SS était une partie de l’armée allemande à laquelle il fallait rendre hommage. A est un nostalgique du nazisme. Ancien SA, ancien SS, il évoque le temps où il était heureux, où il défilait dans de beaux uniformes et où, le soir, il allait avec ses compagnons écouter La Flûte enchantée. La récupération de l’art est l’une des obsessions de Kofler. Selon lui, l’art doit tenir tête à la réalité, la combattre. Mais comme la réalité est toujours plus forte, elle finit par mettre les œuvres à son service, comme ce fut le cas de La Flûte enchantée. Mais A n’évoque pas seulement la vie civile entre 1923 et 1945, il parle également de ce qui s’est passé, notamment dans les camps de la mort. Comme le suggère le titre provocateur de cette pièce, la musique et l’horreur vont ensemble, A en parle sur le même ton, comme si de rien n’était, s’étonnant que son auditeur ignore tout de l’une et de l’autre. Le monologue de A est documenté, il énumère des faits, des chiffres. Scandalisé de l’ignorance dans laquelle semble être son interlocuteur, il vante les mérites des hauts responsables nazis, en particulier ceux des Autrichiens. Sa tendresse pour eux est grotesque : c’est par exemple sans ironie qu’il pleure sur le gentil Docteur Irmfried Eberl qui a dû quitter le commandement de Treblinka pour cause de surmenage… Mais les véritables héros d’A sont Carinthiens, comme Hanns Albin Rauter, délégué d’Eichmann, chef de la Gestapo aux Pays-Bas et surtout Odilo Globocnik, l’organisateur de la solution finale. Quant à son second, Ernst Lerch, il échappa à la justice et ouvrit quelques années après la guerre une salle de caf’conc’ à Klagenfurt…
C’est par un « Non ! » surpuissant que B prend à son tour la parole. B est plus jeune, il incarne l’Autrichien moyen qui prétend ne rien savoir du passé :

« Maître Ernst Kaltenbrunner –
pardon, qui ?
Hanns Albin Rauter –
qui, pardon ?
Docteur Irmfried Eberl –
qui, pardon ?
Reinhard Heydrich –
pardon, qui ? […]
Conférence de Wannsee –
Beach volley !
Solution finale –
Beach volley !
Commando spécial –
Beach volley !
Traitement spécial –
Beach volley !
Opération Reinhard –
Beach volley ! »

En réalité, B sait tout, il connaît les noms, les chiffres et les dates, mais il est dans le déni et ne pense, lui aussi, qu’à s’amuser. Pour B, la Shoah n’est qu’un vieux souvenir et il y a prescription : il faut passer à autre chose et surtout, comme le pensent la plupart des Autrichiens, ne pas exagérer le rôle tenu par leur pays dans ces événements.
Alors A et B s’opposent-ils ? Non, bien au contraire, ils sont alliés. Si la Shoah n’est plus qu’un vieil événement historique, si l’on en ignore tout, alors ceux qui défendent des idées nazies seront décomplexés et pourront réclamer haut et fort la venue d’un troisième Reich…

Il faut lire Werner Kofler. Pas seulement à cause des idées qu’il défend, mais parce qu’il est un grand écrivain auquel Caf’conc’ Treblinka permet d’accéder assez facilement. Dans la grande lignée des auteurs autrichiens qui va de Karl Kraus à Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, Werner Kofler s’en prend avec autant de virulence que de brio à l’esprit petit-bourgeois et hypocrite de son pays qui ressemble tant à bien d’autres.

Article précédemment publié dans le Magazine des Livres.





Werner Kofler, Caf’conc’ Treblinka. Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun. Éditions Absalon. 9 € 50.




lundi 12 décembre 2011

Werner Kofler, Derrière mon bureau


Österreich unter alles
Éric Bonnargent
 « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
Beckett, L'Innommable

Ottmar Hörl, Dance with the devil
La littérature autrichienne contemporaine est assez mal connue en France. À part Peter Handke, les deux auteurs les plus célèbres sont ThomasBernhard et Elfriede Jelinek, deux écrivains au talent immense qui ont pour points communs, d’une part, de s’en prendre de manière virulente à leur pays, à l’esprit petit-bourgeois qui y règne, à la sourde nostalgie des valeurs nazies, se faisant ainsi les héritiers de Karl Kraus et d’autre part, d’effectuer un travail de déconstruction du langage qui peut souvent être considéré comme le personnage principal de leur œuvre. Bernhard et Jelinek sont animés par la haine, une haine saine qui leur permet de dénoncer toutes les hypocrisies et de faire imploser la langue.
Né en 1947, Werner Kofler qui a pourtant remporté de nombreux prix dans son pays est inconnu en France. Avec son humour rageur si caractéristique, il donne la raison de cet anonymat :

« Que peut-il arriver de plus terrible à une publication que de passer inaperçue ? Aucun doute : on veut m'achever, on veut que j'étouffe de ma propre impuissance. Depuis des décennies, une conspiration travaille contre moi, c'est une certitude objective, une conspiration du prétendu monde littéraire, plus encore, une conspiration universelle, une conspiration littéraire universelle ! Mes livres ne sont pas traduits. Depuis des années, je ne reçois presque pas de lettres. Quand le téléphone sonne, c'est une erreur, ou une futilité, ou bien on raccroche. »

Il faut saluer les jeunes éditions Absalon d'avoir eu le courage d'acheter les droits de l'œuvre de Kofler et de s'être ainsi dressées contre cette conspiration !
Pour faire vite, on pourrait dire de Werner Kofler qu’il est l’autre Thomas Bernhard, son digne héritier. L’autre Thomas Bernhard, parce qu’il est à la fois semblable et différent. Dans la langue tout d’abord. Bernhard fait imploser la syntaxe : ses phrases se développent en forme de spirale, elles progressent en tournant sur elles-mêmes, elles sont longues, répétitives et lancinantes, exprimant ainsi le ressassement du narrateur. Kofler opère le même travail de déconstruction du langage, mais cela s’effectue par la fuite en avant. Le discours explose en un véritable feu d’artifice : les narrateurs se multiplient, l’espace et le temps se distordent et les phrases giclent les unes des autres comme si, longtemps retenues, elles en étaient expulsées. S’il y a chez ces deux auteurs une certaine aigreur, cette dernière est, chez Kofler, teintée de jubilation. S’il reconnaît l’influence de son aîné en parlant de « narrateurbernhardienàlapremièrepersonne », le style de Kofler n’est pas non plus sans rappeler celui de Beckett, celui de Molloy, de Malone meurt et de L’Innommable. La langue est devenue autonome, elle a cessé d’être au service du réel pour acquérir sa propre autonomie :

« L'art encerclé par la réalité, et même prisonnier d'elle. Est-ce l'art qui a tenu tête à la réalité ou la réalité à l'art, telle est la question. – Il n'y a rien à attendre de l'art quand il sert la réalité, et tout aussi peu de la réalité ayant prétendument un penchant pour l'art, l'art doit détruire la réalité, c'est ainsi, détruire la réalité au lieu de se soumettre à elle, et cela aussi vaut pour l'écriture... Mais l'effroyable, sachez, l'effroyable c'est ceci : la réalité continue sans se gêner, la réalité se fiche bien de la destruction qui lui est infligée par l'art, la réalité est sans pudeur, sans pudeur et incorrigible... Elle est le potentat peu enclin à s'améliorer, engagé sur une voie, la voie capitaliste, la voie nationale-socialiste ou la voie révisionniste... Nul destructeur de réalité ne sait cela mieux que moi... Je dis toujours : hep, réalité, viens par ici, on va régler nos comptes, et je la régale aussi, vous ne savez pas comment, et malgré tout : elle continue effrontément... Bien sûr, c'est mieux d'avoir raison contre les masses que de se tromper avec elle, mais un destructeur de réalité tel que moi reste assis derrière son bureau, impuissant, malmené par les nouvelles du jour, boitillant à la traîne derrière les événements... Terrible est la riposte de la réalité. »

Tel est le programme de Werner Kofler. La réalité est un train engagé sur une voie et le but de l'artiste est de le faire dérailler : « l'écriture aussi est un acte anarchiste ». Cet attentat contre le réel, c’est de derrière son bureau que Kofler l’organise. Pour cela, il s’en remet à sa collection d’armes : un cran d’arrêt, une MG 42, une valise sexuelle et, bien sûr, plusieurs machines à écrire…
Dans sa guérilla contre le réel, Kofler s’en prend d’abord à ses collègues, ou plutôt à ses prétendus collègues. Car, n’en déplaise à nos esprits bien-pensants, et ils sont légion, il y a écrivains et écrivains… Kofler s’en prend avec virulence à la culture de masse qui n’a de culturelle que le nom. Lorsque la littérature cesse de tenir tête à la réalité, lorsque son asservissement est tel qu’elle ne vise plus que l’agrément, lorsqu’elle n’est plus qu’une marchandise comme une autre, la littérature n’est plus de la littérature, elle n’en a plus que l’apparence et c’est d’ailleurs l’apparence seule qui la définit :

« Un écrivain ne sait pas seulement bien écrire, il doit aussi avoir un beau physique. »

En matière d’art, l’élégance est toujours nauséabonde, qu’il s’agisse de l’élégance de la langue ou de l’élégance vestimentaire. Lorsque, comme chez Nicolas Rey ou Florian Zeller, seule la mèche est rebelle, la littérature est morte. Si Kofler ignore le nom de nos Dupond et Dupont germanopratins, il se livre à quelques liquidations littéraires avec leurs équivalents germanophones : Patrick Süskind, Konsalik et surtout, surtout, avec son homonyme : Gerhard Kofler.
L’affadissement social, le règne de la niaiserie qui s’expriment par l’obsession pour l’écologie ou pour la santé ont pour responsables les États-Unis avec lesquels Kofler est impitoyable. Accusés d’entraîner le monde sur « la voie capitaliste », les États-Unis et leurs alliés de « l'orang-OTAN » sont sans cesse fustigés. L’auteur conclut ses débordements en affirmant que « la vie économique aux États-Unis n’est rien d’autre que du crime organisé. » Il n’empêche que les voies les plus dangereuses sont celles, conjointes, du national-socialisme et du révisionnisme. L’Autriche entretient en effet un rapport plus qu’ambigu avec son passé. Dans Place des héros, Thomas Bernhard écrivait déjà qu’« il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938. »
Parmi tous les personnages auxquels Kofler donne la parole, la part belle est faite aux nostalgiques du nazisme. Le plus marquant est sans doute Stürmer, le conservateur du musée imaginaire de l’Histoire allemande : nazi et révisionniste[1] :

« En tout cas, les Autrichiens ont toujours joué un certain rôle dans l'histoire allemande, sans Autrichiens l'histoire allemande serait carrément impensable. »

L'histoire de l’Autriche est réinventée de manière grotesque : elle annexe l’Allemagne en mars 1938 et se trouve du coup attaquée par la Tchécoslovaquie, puis par la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Angleterre, la France, etc. Vaincue, l’Autriche subit l’Holocauste… Stürmer est aussi un admirateur d’Odilo Globocnik, le responsable pour l’est de l’action Reinhard, plus connue sous le nom de Solution Finale. Comme Kofler, comme Jörg Haider, celui que Himmler  surnommait “Globus” est originaire de Carinthie, ce Bundesland tant haï parce que profondément nationaliste et raciste. En 2009, les deux partis d’extrême droite y obtinrent 50 % des voix… Ce que les délires de Stürmer montrent bien, c’est qu’il y a un lien étroit entre le nazisme et le révisionnisme, lien qui est au cœur de Caf’conc’ Treblinka. Cette pièce met en scène deux voix, deux voix qui s’adressent successivement l’une à l’autre. Il y a la voix de A, apologiste du nazisme :

« (Furieux) Aurez-vous vraiment le culot d’affirmer que vous ne connaissez pas mon assassin de masse préféré, le premier, le tout premier artiste national-socialiste de l’exagération, oui, le premier SS artiste de l’exagération, le plus doué des exterminateurs de masse qu’aient jamais donnés la Carinthie et le littoral adriatique, notre Globus ! »

Il y a ensuite la voix de B qui prétend ne rien connaître de tout cela, qui s’acharne à vivre dans le présent, dans le divertissement alors qu’en citant sans arrêt les noms de tous les responsables SS qu’elle prétend ne pas connaître, elle reconnaît implicitement qu’elle veut oublier, mais qu’elle n’a pas oublié :

« Maître Ernst Kaltenbrunner –
pardon, qui ?
Hanns Albin Rauter –
qui, pardon ?
Docteur Irmfried Eberl –
qui, pardon ?
Reinhard Heydrich –
pardon, qui ? […]
Conférence de Wannsee –
Beach volley !
Solution finale –
Beach volley !
Commando spécial –
Beach volley !
Traitement spécial –
Beach volley !
Opération Reinhard –
Beach volley ! »

Cette seconde voix est en réalité plus infâme que la première. Oublier, est une manière sournoise de nier qui permet aux nazillons de s’exprimer de nouveau sans complexe. À vivre dans un monde divertissant (et il n’est donc pas aussi saugrenu de sa part d’exiger l’interdiction de la pratique du ski alpin !), nous nous détournons du passé et rendons ainsi le crime de nouveau possible. « La littérature, écrit Kofler, est une lutte contre le crime. » Ecrire, c’est dénoncer. Mais Kofler est lucide ; il sait que « la littérature n'a jamais eu aucun effet. »
La réalité est plus forte que l’art, plus forte au point de le mettre à son service, comme ce fut le cas, rappelle sans cesse Kofler, avec La Flûte enchantée de Mozart que les Nazis se réapproprièrent. Même si le combat est perdu d’avance, Kofler demeure derrière son bureau et écrit, écrit encore et encore. Misanthrope et agoraphobe, sa bile est intarissable, mais non dénuée d’humour. S’il supplie la nature bienfaisante de nettoyer la planète en « un impitoyable tremblement de terre », Kofler n’hésite pas non plus à se ridiculiser, à faire de lui un hypocondriaque cacochyme obsédé par le fonctionnement de son cœur, de sa vésicule biliaire et de son testicule gauche…

En restant derrière son bureau et en rompant avec la linéarité du récit, Kofler nous invite, en un voyage immobile, à l’accompagner dans les Alpes autrichiennes, à prendre le train vers l’Allemagne, à voyager dans le passé pour mieux comprendre le présent. La lecture de Derrière mon bureau nous permet de comprendre à quel point l’Autriche, mais aussi l’Europe, est gangrenée par ses fantômes. Dès lors, on ne peut que s’étonner du fait que la multitude continue à faire comme si de rien n’était, à vivre dans un présent perpétuel sans jamais réfléchir au sens de l’existence :

« Où les gens prennent-ils donc la force de continuer à vivre, comment font-ils donc pour se rendre chaque matin au travail ; où trouvent-ils l'assurance nécessaire pour faire un pas puis un autre, comment font-ils pour être assez sûrs d'eux et mettre un pied devant l'autre ? »





Werner Kofler, Derrière mon bureau. Traduit par Bernard Banoun. Absalon. 18 € 50.





[1] Il ne faut pas confondre révisionnisme et négationnisme : ce dernier consiste à nier l’existence des camps de la mort alors que le révisionnisme consiste à s’arranger avec l’histoire, à la réviser pour nier la responsabilité d’un Etat dans un conflit.