vendredi 14 janvier 2011

Antoni Casas Ros, Enigma (par Eric Bonnargent)

Fictions & Cie
 
« Nous sommes tous des personnages de fiction mais personne ne le réalise.
Nous sommes des fictions créées par notre ego. »
 
Anselme Kiefer
« Écrire, pour Casas Ros, c’est nager très longtemps, nager page après page, sans jamais regarder le rivage de l’impossibilité. » À nager ainsi vers l’impossible, les rencontres les plus improbables peuvent avoir lieu. Et, dans la chaleur de l’été barcelonais, elles vont avoir lieu. Rien ne prédestinait en effet les quatre narrateurs d’Enigma, Joaquim, Naoki, Ricardo et Zoé, à se rencontrer, si ce n’est que tous appellent “Enigma” l’obsession singulière qui est la leur. Mus par leur passion pour la littérature, leurs trajectoires individuelles, de hasards en coïncidences, vont finir par se croiser dans une librairie tout nouvellement ouverte par Joaquim, la librairie “Bartleby & Co”. Ce dernier, la quarantaine, sombre, boiteux et alcoolique, a décidé d’abandonner son poste à l’Université. Il boit pour oublier sa propre médiocrité qui le condamne à n’être qu’un excellent professeur, incapable d’écrire un roman digne de ce nom. Joaquim est poursuivi par ses démons littéraires, démons qui étaient déjà ceux du narrateur de « Fin », une nouvelle de Mort au romantisme :

« Comme tous les écrivains médiocres, les romans des autres ne me satisfont jamais. Il y a toujours un élément qui m’irrite au plus haut point. Toute œuvre romanesque est insupportable, surtout sa fin. Depuis le lycée, je nourris une rancœur contre ce qui me semble être la lâcheté fondamentale des auteurs. Ils créent un personnage qui prend possession d’eux, les inspire, les enchante, les torture, et plus ils s’approchent de la fin, plus ils sentent la nécessité de s’en débarrasser comme d’une amante trop perspicace, d’un ami trop exigeant, croyant ainsi retrouver leur misérable liberté.
A partir de cet instant, au mépris du lecteur, ils sont prêts à toutes les infamies : suicides, meurtres, accidents, ou pis, une fin brumeuse qui enveloppe le lecteur dans l’incertitude, dans le doute. Il y a trop de héros qui naviguent dans une sorte de purgatoire malsain, trop d’héroïnes dont on ne connaît jamais la fin. […] Comment vivre, comment écrire lorsque les fantômes de ces âmes mortes me hantent ? »

Les crises dans lesquelles le plongent ces fins, le conduisent à des rituels destructeurs que la possession d’une librairie lui permettra de réaliser sans risque. Zoé, une étudiante dont il est secrètement amoureux, le rejoindra dans l’aventure. Conformément à l’étymologie de son prénom, Zoé incarne la vitalité animale, innocente et joyeuse. Dans le bar où elle travaille le soir, elle rencontrera Naoki, une jeune et riche Japonaise qui, depuis un traumatisme lointain, a perdu la parole et refuse les couleurs du monde au point de s’être fait fabriquer des lunettes lui permettant de voir en noir et blanc. Naoki, devenue la maîtresse de Zoé, « cartographe de la banalité », passe son temps à la terrasse du café :

« Je ne me sens pas concernée par le monde, mais l’observer avec minutie m’intéresse au plus haut point. »

Ricardo, un autre client, fasciné par la beauté de Naoki, va, par des chemins tumultueux, rejoindre la librairie. Ricardo est poète et « lecteur fatal » : pour se consacrer à l’écriture sans crever de faim, il a pris un métier qui lui rapporte beaucoup d’argent sans lui prendre beaucoup de temps : tueur à gages.

Dans le Théorème d’Almodovar, la sexualité et le merveilleux jouaient déjà un rôle essentiel : un cerf veillait sur le narrateur qui trouvait la rédemption grâce à Lisa, un transsexuel. Ici, c’est grâce à une étrange jeune fille rousse, l’Ange, que les quatre narrateurs vont exorciser leurs démons et communier en un quatuor sexuel libérateur et tragique.
Mais Enigma est avant tout un hymne à la littérature, les grands noms de la littérature étant sans cesse convoqués par l’auteur. Sous l’impulsion de Joaquim, les quatre compères fondent une organisation terroriste littéraire : “Les philosophes dans le boudoir”. Il s’agit de réécrire les fins bâclées de romans comme le Théorème d’Almodovar, le Voyage vertical ou Etoile distante. En imprimant ces romans ainsi réécrits, ils sèment la panique dans le monde des lettres, aidés en cela par l’une de leurs premières victimes : Enrique Vila-Matas. C’est là une caractéristique de l’œuvre de Casas Ros : l’abolition de la frontière entre la réalité et la fiction :

« Il n’y a plus de frontière entre la réalité et la fiction, nos vies et notre amour de la littérature. Nous sommes emportés dans la gestation d’une œuvre qui ne se limite pas au langage, elle parle à travers nous, elle crée de la vie d’une manière encore plus absolue. En fait, c’est ce dont j’ai toujours rêvé : devenir le poème plus que le poète. »

Vila-Matas et Casas Ros deviennent des personnages de fiction et des personnages d’autres romans, notamment ceux de Bolaño, prennent vie, comme s’ils acquéraient leur propre autonomie. Mais, n’y a-t-il pas une forme d’hybris à ainsi jouer avec les romans des autres ? On ne défie pas en vain les dieux du langage qui veillent sur l’ordre des choses et ne permettront aucun sacrilège…

Article initialement paru dans Le Magazine des livres, mai 2010. 





Antoni Casas Ros, Enigma. Gallimard.



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