jeudi 20 janvier 2011

Entretien avec Antoni Casas Ros

Après un premier roman très remarqué (Le Théorème d’Almodovar) et un recueil de nouvelles étonnant et singulier (Mort au romantisme), Enigma est le troisième livre et second roman d’Antoni Casas Ros à paraître chez Gallimard. Antoni Casas Ros est un écrivain aussi talentueux que mystérieux : personne n’a jamais vu son visage, et il n’existe aucune photographie de lui. Toutes les rumeurs circulent, tant et si bien qu’Enrique Vila-Matas en personne a dû, dans Le Journal Volubile, affirmer qu’il n’était pas Antoni Casas Ros : « Mais comment serais-je Casas Ros, né en Catalogne française en 1972, qui vit maintenant à Rome après Barcelone, Nice et Gênes, écrit en français, dont la mère est une Italienne du Piémont et le père catalan, un immigrant complexé qui l’a privé de tout contact avec "sa culture de sang" pour qu’on le perçoive comme français, chose qui, en revanche, a injecté dans son fils la conviction que son âme est catalane ? […] Casas Ros est ce que j’aurais aimé être : un écrivain français sans image, un amoureux distancié du facteur catalan. »

Le mois dernier, Marc Villemain et moi-même étions invités à un colloque sur la littérature latino-américaine à Cuernavaca, au Mexique. Un soir, dans l’obscurité d’une cantina, un homme attablé devant une bouteille de pulque a attiré notre attention : malgré la chaleur ambiante, son visage était dissimulé par un masque, il parlait tout seul, en français et en espagnol. C’était Antoni Casas Ros. Il a accepté que nous lui tenions compagnie. La nuit fut longue, nous avons parlé de littérature et de quantité d’autres choses… A l’aube, avant que nous ne nous séparions, il a bien voulu répondre à quelques questions pour Le Magazine des Livres. Nous l’en remercions une nouvelle fois.

***

Éric Bonnargent : Dans Le Théorème d’Almodovar, le narrateur, Antoni Casas Ros, défiguré par un accident de voiture, affirme que « pour avoir une vie, il faut un visage. » En refusant de montrer le vôtre aux journalistes, ne craignez-vous pas de ne pas exister comme « écrivain » ?

Antoni Casas Ros : Un écrivain existe par son écriture et non par sa forme sociale. Les écrivains contemporains ou ceux des derniers siècles existent aussi par l’image mais si nous remontons dans le temps, les visages disparaissent et il ne reste qu’une œuvre. Certaines écritures résistent au temps, d’autres sont englouties.

Éric Bonnargent : En refusant de jouer le jeu des médias, ne risquez-vous pas, au contraire, de l’alimenter ? Il y a tellement de rumeurs à votre sujet qu’Enrique Vila-Matas lui-même a dû dire qu’il ne se cachait pas derrière votre identité.

Antoni Casas Ros : En refusant de jouer le jeu des médias, un autre jeu se crée mais l’avantage est que je n’ai pas besoin d’y participer et c’est ce qui m’importe. Je sais à quoi j’échappe, je ne sais pas ce que je crée. J’ai besoin de grandes plages de silence, de retrait de l’agitation, j’ai besoin de ne rien faire dans le sens profond du terme pour favoriser la lente éclosion de l’écriture. Je pense que finalement, c’est le rêve de tout écrivain, comme celui de Vila-Matas, mais pour le réaliser il faut une bonne dose de courage car c’est une décision à prendre initialement. On ne peut pas devenir anonyme après les premières lignes publiées. C’est une décision prise d’une manière obscure et instinctive. Il faut trouver un éditeur qui l’accepte. J’ai eu cette chance. Mais je remarque une chose, pour Théorème, tout le monde voulait savoir qui j’étais. Avec Mort au romantisme ça c’est calmé, et depuis la sortie d’Enigma, les critiques n’abordent même plus la question. De toute manière, la vraie question n’est pas « qui suis-je » mais : que suis-je ? comme l’écrit Saramago dans Le cahier et pour le découvrir, l’écriture est la voie royale car elle ne propose pas une image ou une histoire mais la fragmentation d’une essence qui se cherche sans fin.

Marc Villemain : Contrairement à vous, ou à votre lecteur/narrateur qu'agace l'obligation où le laissent certains livres d’accepter qu’ils ne se ferment pas sur leur résolution, j'aime les fins suspendues (exactement comme on le dirait d'un pont.) C'est là un parti pris esthétique, mais j'aimerais comprendre ce qui, en vous, réclame que toute histoire soit close.

Antoni Casas Ros : J’aime les fin ouvertes, d’ailleurs la fin de Théorème et de beaucoup de mes nouvelles sont ouvertes et en quelque sorte, la fin d’Enigma l’est aussi puisqu’il manque la dernière page. J’ai vu Enigma comme l’expression de la folie de Joaquim, c’est lui qui veut que les fins soient définitives. Pour moi, Enigma était une sorte d’équation avec des incidences impliquées. Mais j’aime aussi que Pierrot le Fou se fasse exploser dans le bleu du ciel.

Éric Bonnargent : Vous êtes le narrateur du Théorème d’Almodovar, vous apparaissez comme personnage dans Enigma au même titre que Vila-Matas qui raconte votre entrevue à Rome. Que ce soit dans votre vie ou dans vos livres, la frontière est toujours tenue entre la réalité et la fiction. Joachim, l’un des narrateurs d’Enigma, dit avoir l’impression d’être un personnage de roman. Que pensez-vous des rapports entre réel et fiction ? De leur interaction ?

Antoni Casas Ros : Depuis que j’ai dix ou onze ans, j’ai l’impression étrange que les êtres humains sont des fictions qui se racontent et que ce qu’on appelle personnalité n’est en fait qu’une histoire qui se répète sans fin et qui me semble totalement illusoire. La découverte du premier roman qui a fixé pour moi un sens absolu au mot « littérature », Rayuela (Marelle) de Julio Cortazar, m’a donné au contraire le sens que la fiction est la réalité absolue. Cette certitude est à la base de ma décision de n’être qu’une écriture. Lorsque la fiction des êtres se glisse dans la réalité de la fiction, elle devient absolue.

Éric Bonnargent : Vous parlez d’ailleurs de nombreux auteurs dans vos livres, de Roberto Bolaño notamment. Vos textes sont-ils aussi des hommages à la littérature ?

Antoni Casas Ros : Oui, ouvrir un texte à la promenade de ceux qui m’inspirent, m’émerveillent, me clouent parfois de stupeur devant ma propre incapacité à les rejoindre dans l’espace, est une manière de dire merci aux écrivains qui sont proches. C’est aussi une manière d’ouvrir des fenêtres dans le déroulement d’une fiction. C’est l’anti « d’après une histoire vraie » qui commence à contaminer la littérature après avoir envahi le cinéma.

Marc Villemain : Vous avancez volontiers des références asiatiques, ibériques, sud-américaines. Quid de la littérature française, même si Balzac ou Barbey traversent le paysage ? Enfin, soyons plus précis. Y a-t-il une tradition de la littérature française à laquelle vous vous raccrocheriez plus volontiers qu'à une autre ? Subsidiairement, lisez-vous vos contemporains, et avec quel regard ?

Antoni Casas Ros : J’ai découvert la littérature à travers la bibliothèque de ma mère, qui est une immense lectrice. On y trouve presque toute la fiction latino-américaine, italienne, russe, asiatique mais curieusement peu de français à part les philosophes et les poètes. Je me suis amusé à chercher dans sa bibliothèque le roman français le plus récent et j’ai trouvé Histoire de Claude Simon. Sorti de la bibliothèque de ma mère, ma préoccupation principale était de retrouver mes racines catalanes. Ne vivant pas en France, ma curiosité allait vers tout ce qui se publiait en langue espagnole et je lisais principalement cette littérature, avec les chocs immenses de Bolano, de Fresan, de Vila-Matas. Ce n’est que depuis la sortie de Théorème que je lis la presse littéraire française et que je commence à découvrir la créativité des écrivains de ma génération et cela me rend très heureux. Mon premier plaisir, lorsque je reviendrai du Mexique sera de faire une razzia de romans français à la « Cédille ». J’ai envie d’en lire trente à la suite. J’ai des noms !

Marc Villemain : Votre style n'a guère d'équivalent chez les écrivains de votre génération. Prolixe, imagé, il est aussi mordant et incisif. Aussi ma question sera double. 1) Quels rapports entretiennent, dans votre manière d'écrire, la question du style et de la narration ? Autrement dit, suivez-vous une trame, un plan qui soit assez net dans votre esprit, ou la nature même de votre style vous met-t-elle parfois sur la voie de l'énigme ? 2) Enfin, de quelle partie de votre style, ou de votre naturel stylistique, vous défiez-vous le plus ?

Antoni Casas Ros : Le style, la narration s’apparente beaucoup pour moi à la nage excessive que je pratique avec passion. Au début, je veux, je crois savoir ce que je cherche, je m’efforce vers un but puis je réalise avec une certaine angoisse que je suis très loin de la côte, que c’est dangereux, qu’il faut abandonner la plupart des choses auxquelles je m’attache et me laisser porter par le courant. Ce n’est qu’à ce moment là que je découvre la liberté. Je passe donc par les deux phases, l’une qui planifie, puis une écriture qui annule tout projet et me porte à l’abandon, à l’idée qu’on ne maîtrise pas un style mais que c’est lui qui vous impose sa fluidité. On comprendra alors que je me défie de ma propre géométrie. Je cherche l’abolition du temps dans la fiction et autant j’ai l’impression de l’atteindre parfois dans l’espace d’une phrase, autant je sais que je ne l’ai pas encore atteinte dans l’espace d’un roman tout entier et c’est ce qui m’anéantit parfois. Je rêve de toucher ce mystère dans mon prochain roman : Chroniques de la dernière révolution alors, en attendant, j’espère ne pas me noyer !

Éric Bonnargent : Dans Le Théorème d’Almodovar et Enigma, la sexualité, et en particulier la sodomie, a un rôle rédempteur. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Antoni Casas Ros : La sodomie implique l’offrande totale de soi, la perte de contrôle, de limite, la découverte d’une sensation antique, reptilienne. Elle implique aussi pour les hommes de découvrir d’être « autour » et cela développe une sensibilité particulière à ce qui est sous-jacent à la surface des choses. La sexualité est l’expérience totale du monde, pas seulement celle des êtres, elle est d’une richesse infinie, elle est l’équilibre du coeur, de l’esprit et du corps, la fin de l’illusion de la finitude.

Marc Villemain : Ai-je raison de vous considérer comme un grand romantique ?

Antoni Casas Ros : Vous voyez le sourire que votre question provoque ! Si les « réalistes » sont de surface, je préfère être un romantique, mais si l’écriture peut toucher un « réalisme essence des choses » en une plongée vertigineuse, alors je préfère être un réaliste. Vous reprendrez un peu de Pulque ?

Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 25, juillet/août 2010

7 commentaires:

  1. C'est marrant ça ! vous lui parlez -à juste titre- de corps et de sexualité mais faites sciemment l'impasse sur la passion voire, sur l'amour dont parlent tout autant ses livres ? Et que seraient donc le romantisme, sans ces deux-là, devenu s'il vous plait... Amen.

    Salut & fraternité.

    RépondreSupprimer
  2. Il est vrai qu'on (ou qu'il ?) ne parle pas d'amour. Et que je l'ai sans doute induit un peu vite en évoquant son romantisme.

    D'où la justesse de votre remarque, Alain, du moins il me semble : les personnages de Casas Ros semblent condamnés à quêter l'amour et la passion(et sans fin, avec ça). Ils ont en eux cette chose détonante qui les rend disponibles à certaines dimensions de la violence, et qui, en même temps, les expose très vivement à la douceur et à la sensibilité.

    En somme, ce sont des écorchés vifs. Lesquels s'y connaissent, il est vrai, en matière de passion.

    RépondreSupprimer
  3. Cher Marc ,
    je suis si sensible à ce nouveau blog qui s'ouvre avec Antoni Casas Ros, un écrivain que j'ai glissé dans ma vie..Qui a l'élégance de renoncer à son image pour donner à lire toute la grace et la puisance de son écriture à "une petite liseuse"..
    Elle pense depuis toute petite, sans attendre Barthes..(et pourtant ce n'est que bien plus tard que les livres viendront à elle...)que la littérature se fait avec la vie.
    Le roman comme la vie est l'élucidation d'un mystère..
    Elle aimerait faire savoirà Antoni Casas Ros combien il lui manque depuis Enigma...
    Elle aimerait qu'il lui dise qu'il est revenu dans son prochain livre...pour faire aussi une petite place en creux à la lectrice...Un chemin à plusieurs..
    Elle pense que parfois on ne lit que par amour...

    RépondreSupprimer
  4. Je ne comprends pas bien l'agressivité de Stalker contre Antoni dernièrement. Lorsque j'avais lu Le théorème j'avais été vraiment émue par la pureté qui se dégage de ce livre. Comme la femme du livre je me suis amusée à photographier des petits bouts de moi sans montrer mon visage, je prenais également mon café chaque matin face à un jeune homme gravement défiguré, qui me regardait avec intensité, et chaque matin ne pas avoir osé lui parler me rongeait un peu, le livre d'Antoni qu'il soit vraiment une victime de la route ou pas, impose la réflexion sur nos parcours de vie.
    J'avais fait un rêve très fort en lisant ce bouquin, mais je ne voyais pas son visage, il était de dos et c'était au Mexique. Donc je ne sais pas, souvent je ne veux pas savoir.

    RépondreSupprimer
  5. Je ne la comprends pas non plus et ne veux rien en savoir. A venir, un nouvel entretien avec Antoni et deux articles, l'un de Marc et un autre de votre serviteur.

    RépondreSupprimer
  6. Oh, vous ne comprenez pas bien mon... agressivité ? Je n'aime pas les impostures, surtout littéraires, a priori lorsqu'y bavarde un style de cacographe.
    Antoni Casas Ros est une création journalistique (ce qui ne veut pas dire qu'un journaliste se cache derrière lui...), faite pour leur plaire et plaire à celles et ceux qui ne savent pas lire.
    J'aurais toutefois espéré, de Bonnargent et de Villemain, un peu plus d'acuité visuelle.
    Vous en savez désormais tout autant que moi.

    RépondreSupprimer
  7. .../... je ne sais ni lire ni écrire mais je sais quand j'aime. Et finalement, cela me suffit.

    "L'aigle ne perdit jamais plus de temps que lorsqu'il consentit à recevoir les leçons du corbeau." William Blake

    RépondreSupprimer