Le festin nu
Éric Bonnargent
Gunther Van Hagens |
Toutes les civilisations s’occupent d’une manière ou d’une autre de leurs morts. Il n’y a de charogne qu’animale et rien n’est plus répugnant qu’un cadavre. Il suscite un tel dégoût que même le mot dérange. Les euphémismes pour le désigner sont légion. On parle d’un “corps”, d’un corps que l’on rapatrie, devant lequel on défile, auquel on rend hommage, etc. Pourtant, comme le suggère Aristote dans La Politique, le cadavre n’est un corps que par homonymie car il lui manque l’essentiel, à savoir la vie. Par définition, tout corps est vivant. Le mot “dépouille” est plus significatif, mais il a une fonction consolatoire, il suggère que le cadavre n’est que l’enveloppe vide d’un contenu, l’âme, qui, elle, aurait survécu. La volonté de dédramatiser la mort est telle que l’on a même créé le mot “athanée”, à savoir la “non-mort” (a, privatif et thanatos, la mort) pour désigner le lieu où sont stockés les défunts dans l’attente de leur inhumation ou de leur crémation. Dans l’athanée, étendu dans son cercueil, le macchabée est confié aux mains expertes de professionnels dont la mission est de lui redonner une apparence de vie, comme si la mort n’était qu’“un long sommeil” :
« Ah ça, être livré aux mains du thanatopracteur pour se montrer frais et rose comme un jeune homme quand les visiteurs arriveront, plutôt deux fois qu’une : les morts aujourd’hui, comme les gamins, les vieux et les chiens, c’est tout pour le look. »
Le cadavre suscite le malaise, il est présence d’une absence, de celle ou celui que l’on a aimé(e) ou côtoyé(e) et il nous réduit à une chose soumise à des lois physico-chimiques. Jean-Louis Bailly nous demande à juste titre de ne pas oublier en le lisant « à quoi nous avons affaire » et non “à qui”.
« Tu es poussière et tu redeviendras poussière » affirme la Genèse (III, 19). Tel est notre destin terrestre : nous apparaissons le jour de notre naissance et disparaissons bien après notre mort, lorsqu’il ne reste plus rien de nous. Notre vie consciente n’est qu’une étape, la décomposition de notre cadavre en est une autre. Les biographies nous intéressent, pas nos destins post-mortem.
Vers la poussière répare cette injustice, Jean-Louis Bailly relatant la biographie et la “thanatographie” de Paul-Émile Loué. Biographie et thanatographie sont, de surcroît, écrites en parallèle, chacun des chapitres relatant une période de la vie de Paul-Emile et une étape de la putréfaction de son cadavre. En optant de manière originale pour la simultanéité des narrations, Bailly nous rappelle sans cesse ce qui nous attend : nous ne serons bientôt plus qu’un tas de viande pourrissante. Les deux moments les plus importants de notre vie, le premier cri et l’instant létal, sont ainsi l’objet du premier chapitre.
Vers la poussière retrace donc l’histoire de Paul-Émile Loué. Né de père inconnu et d’une mère conductrice d’engins sur les chantiers de la banlieue parisienne, Paul-Emile est né pauvre et laid, si laid qu’effrayant les autres enfants, il grandira dans la solitude. La laideur est une injustice. Elle suscite le rejet et l’hostilité. Être laid, c’est ne pas avoir eu de chance à la grande loterie génétique :
« Tout se joue au millimètre, au quart de degré d’angle. Un nez un peu trop busqué, un peu trop épaté du bout, une mâchoire supérieure un peu trop brève sur une lèvre un peu trop grosse, un trop de graisse aux joues, une dépression de la tempe, un front pas tout à fait rond : rien. Et l’ensemble est raté, irrattrapable. »
Paul-Émile est en outre à moitié idiot, il redouble son cours préparatoire. Sa vie bascule à l’âge de sept ans lorsqu’après un concours de circonstances, il est invité à l’anniversaire de l’un de ses camarades de classe. Il se met au piano pour jouer avec brio la Sonatine en sol de Beethoven que son hôte venait d’interpréter assez laborieusement. L’assistance est médusée et ne peut pas croire que cette petite gargouille n’ait jamais vu un piano de sa vie. Désormais, le piano sera pour lui et pendant des années « comme un paysage, comme un pays ». Sa virtuosité est telle que les meilleurs professeurs rivalisent pour l’avoir comme élève, quitte à donner des cours pour presque rien, Madame Loué n’ayant pas les moyens de les offrir à son fils. Vers la poussière est la biographie d’un pianiste de génie. Le parcours de Paul-Émile est exceptionnel : après les meilleurs professeurs particuliers, ce sont les meilleures écoles internationales et il rafle tous les prix. Les concerts et les disques s’enchaînent ; c’est la gloire et la richesse. Sa maestria fait oublier sa laideur : la belle Joséphine abandonne sa carrière de journaliste pour devenir sa compagne. À vingt-cinq ans pourtant, son destin bascule et Paul-Émile se transforme en Bartleby de la musique.
Avec une précision toute scientifique, Bailly narre en même temps que l’ascension et la chute de Paul-Émile, le pourrissement de son cadavre. Sachant que, « nous, les normaux, préférons nos amis défunts encore bien frais, ou sous la forme rassurante de la carcasse blanchie », il utilise un humour des plus grinçants pour nous forcer à voir dans les moindres détails ce que nous refuserions normalement de voir. Il ne manque guère que l’odeur pour que le lecteur ait l’impression d’assister à ce macabre processus.
Nous apprenons ainsi que le refroidissement n’est total que trois heures après que le dernier souffle a été rendu. La mort est d’abord discrète : apparaissent progressivement les rigidités puis les lividités et leurs différentes colorations. Le lecteur suit les descriptions minutieuses de l’auteur qui, tel un professeur de médecine, explique avec une étonnante pédagogie les mécanismes biochimiques à l’œuvre : l’opacité de l’œil, apprenons-nous par exemple, vient d’un excès de potassium. La putréfaction peut alors commencer : les chairs verdissent, les cuirs brunissent et des centaines de petites infections s’attaquent à la solidité du cadavre qui commence à dégouliner… Le cadavre, c’est la désorganisation. Le sang qui n’a plus de fonction quitte les vaisseaux. La peau, contrainte à la cohérence durant la vie, peut assouvir sa passion pour « le vagabondage » et le « farniente ». Il en est de même des bactéries enfin libérées qui peuvent se venger de leur maître en le dévorant…
La décomposition est une fête ! C’est bientôt « le son et lumière » et s’il y avait un spectateur, il pourrait s’écrier « oh la belle verte » lorsqu’apparaissent les premières taches qui, partant de l’abdomen de Paul-Émile, se répandent sur tout le corps déclenchant ainsi le signal pour que commence le spectacle musical des mouches.
Suivant le Pr. Mégnin et sa Faune des cadavres (1894), Jean-Louis Bailly s’amuse à décrire l’ordre dans lequel surgissent ces insectes et la fonction qu’ils remplissent. Se succèdent donc les mouches bleues (Musca comitoria), les mouches noires et blanches (Sarcophaga carnaria), les mouches domestiques (Musca domestica) et enfin les mouches vert-dorées (Lucilia Caesar). Sur cette champignonnière malodorante qu’est devenu Paul-Émile, tout ce petit monde s’excite en une orgie caligulesque : on dévore et on se reproduit à qui mieux mieux. Les acides gras volatils qui se dégagent un peu plus tard attirent les coléoptères et les lépidoptères. Bailly a une certaine tendresse pour les Aglosses et les Corynètes alors qu’il éprouve une certaine aversion pour les Dermestes et leurs larves :
« imaginez-les se recouvrir d’excréments pour constituer une sorte d’étui merdeux à l’abri duquel elles se transforment en nymphes, puis en insectes. Elles ne connaissent aucun tabou, se dévorant entre elles si les vivres, viennent, viennent, viennent à manquer, ohé, ohé. »
L’un des derniers stades de ce long processus, « le moins esthétique de la décomposition », voit l’apparition de petites mouches, les Anthropophaga et les Cynophila et de petits coléoptères, les Necrophorus fossor dont la fonction est de manger ce qui rebutait leurs collègues. Le travail final est l’œuvre des acariens, dont le magnifique Serrator necrophagus, et du Tenebrio Obscurus « qui partout dans l’univers doit nettoyer l’immondice, purger l’ordure, et laisser le squelette dans l’état où l’on aurait aimé le trouver en entrant. » La décomposition achevée, les hommes redeviennent égaux. Dans sa chanson, Claude Nougaro rappelle que les os de Louis Amstrong sont blancs. Dans son roman, Bailly constate que le squelette de Paul-Émile est aussi beau que n’importe quel autre.
Vers la poussière est une réussite. Grâce à son écriture jubilatoire et son art de la construction, Jean-Louis Bailly parvient à nous amuser de ce qui d’habitude nous écœure, tout en nous rappelant notre finitude et la promesse qui l’accompagne.
Jean-Louis Bailly, Vers la poussière. Éditions de l’Arbre vengeur. 13 €
W est littéraire mais je ne savais pas qu'il serait un espace intime du Weiter sterben (Plus Loin mourir), le 23 11 2010 mon père DeCeDe, W est un continuum espace-temps.
RépondreSupprimerDe 1997 à 2010, 13 ans séparent le thanatopracteur artiste du thanatopracteur qui fait du commerce et répond à un temps économique, fini le sixfeetunder appliqué maintenant c'est business de la mort. Les pompes funèbres s'occupent de tout comme dit le maître de cérémonie, tellement expert en fond sonore ridicule, qu'il est prêt à vous faire entendre une chanteuse canadienne qui bêle son grand message d'amour au monde entier...
Mes très proches ont voulu une thanatopraxie comme ce qui avait été en 1997, je n'en voulais pas, les croûtes de sang sur le visage du défunt faisaient partie de lui, elles ne pouvaient s'abstraire avec un maquillage illusoire. Ce que j'avais pressenti est advenu, le défunt a été présenté dans la chambre mortuaire, le visage grimé avec une couche épaisse et grossière de fond de teint, il était trop tard pour intervenir, mes très proches ont eu un choc.
Pour le restituer dans son être (Weyergans) de cadavre, j'ai tracé au crayon noir le masque mortuaire et je l'ai rendu à sa dispersion pour mes très proches. Afin de -Garder le mort- (Jean-Louis Giovannoni) le nôtre : Espace de space X, les architectures actives Image 6.