La frontière
Éric Bonnargent
« La seule chose qui est possible, c’est le réel. »
Gabriel Orozco, Black kites |
Au Mexique, la zone frontière qui longe les Etats-Unis est une région im-monde, un no man’s land qui s’étend sur plus de trois milles kilomètres, plus de trois milles kilomètres qui échappent à la loi, trois milles kilomètres où règnent les narcotrafiquants et où l’exploitation de la misère fait le bonheur des maquiladoras, c’est-à-dire des industries américaines délocalisées. Malgré un taux de criminalité effarant, cette région connaît une impressionnante explosion démographique ; les Mexicains espérant, au risque de leur vie, y trouver un travail et/ou franchir cette frontière derrière laquelle, espèrent-ils en vain, la notion d’avenir a encore un sens. Les écrivains préoccupés par le problème du mal ne pouvaient que s’intéresser à cette sinistre région et c’est pourquoi, ces dernières années, de nombreux livres ont installé leur intrigue dans cette partie du monde, d’un côté ou de l’autre de la frontière. Parmi ces livres, trois chefs d’œuvre : 2666 de Roberto Bolaño, No country for old men de Cormac McCarthy et l’Odyssée barbare de Daniel Sada.
Il ne manquait plus qu’un bon polar et les Allusifs se sont chargés de nous en trouver un : Mezquite Road, du mexicain Gabriel Trujillo Muñoz, né en 1958 à Mexicali, la ville-frontière où se situe l’action de ce polar.
Lorsque le livre s’ouvre, trois cadavres sont sortis d’une Suburban et balancés dans une crevasse près de la frontière avec les États-Unis. Plus ou moins au même moment, une maquerelle usurière accorde un délai d’une semaine à un de ses clients pour lui rembourser la somme de cinquante-mille dollars. À peine est-il sorti qu’elle charge Myriam, une splendide blonde, de l’exécuter. Celle-ci obtient la permission de baiser avec lui avant de le tuer.
Morgado, l’avocat des causes perdues, se languit dans la chaleur aoutienne qui écrase Mexico DF. La mystérieuse Alicia est partie et il est sans nouvelle. Un appel de son vieil ami Atanasio va le sortir de sa torpeur. Atanasio, militant anarchiste et professeur, est un ami d’enfance qui vit toujours à Mexicali. Le père de sa filleule, Heriberto, a été retrouvé mort dans une chambre d’hôtel, les poches pleines de cocaïne et la police qui, exceptionnellement, s’est fendue d’un communiqué, affirme qu’il ne s’agit que d’un règlement de compte entre narcotrafiquants. Or, affirme Atanasio, Heriberto n’était pas un trafiquant, même pas un drogué, mais un simple métayer chez un grand propriétaire terrien qui avait pour seul défaut de s’être surendetté au jeu…
C’est un retour aux sources pour Morgado qui est né et a grandi à Mexicali. Ce retour est d’abord un choc, « je me suis dit que j’avais toujours été et étais plus que jamais un étranger ici. » Étranger, dans sa propre ville, Morgado va devoir se réadapter pour survivre. Et il va falloir faire vite. La mécanique va s’enclencher très rapidement et tous les éléments se mettent en branle pour un polar de rêve : intrigues aussi complexes que multiples faisant intervenir des narcotrafiquants, des brigades anarchistes, des bandes de Hell’s angels, des flics corrompus, la DEA (brigade des stups de la CIA) dans des histoires de trafics d’influence et de drogue se réglant par l’intermédiaires d’enlèvements, de meurtres, de courses poursuites, de fusillades croisées, de guets-apens, etc., le tout saupoudré de sexe, d’alcool et évidemment de cocaïne.
Pour être un bon polar, un polar doit avant tout être un bon roman ; son intérêt ne doit pas se réduire à sa seule intrigue. Et c’est le cas ici, Trujillo Muñoz dressant un portrait sans concession de son pays. Comme avaient pu le faire Jorge Volpi dans Le Jardin dévasté ou Daniel Sada dans l’Odyssée barbare, Trujillo Muñoz décrit un système politique corrompu et dénonce une police plus dangereuse encore que les criminels avec lesquels elle est souvent alliée. À Mexicali comme ailleurs dans ce pays, la misère est omniprésente et Morgado croise la route de mendiants culs-de-jatte, de mères prostituant leurs filles mineures pour une poignée de dollars. Dans les villes frontières, cette misère est peut-être plus flagrante qu’ailleurs parce qu’elle n’est pas cachée par le poids de l’histoire, par les monuments, les traditions. Mexicali est une ville neuve, sans passé culturel, une ville-dortoir construite pour approvisionner en main d’œuvre les Gringos qui viennent exploiter cette misère que, tel un purin, ils contiennent derrière la frontière.
« Les jeunots du contrôle migratoire dégainent pour un oui, pour un non, abattent nos pauvres gens comme des lapins et claironnent partout et sans arrêt qu’ils sont de doux agneaux incompris qui ne font que leur devoir : tenir à l’écart des contaminations et des souillures latinos leur pays si chouette, si sain et si démocratique. »
La liberté est derrière les barbelés. Et à l’heure où les Etats-Unis se réjouissent de la chute du mur de Berlin et entreprennent timidement de faire tomber celui qui sépare Israël de la Cisjordanie, ils s’apprêtent à en construite un de mille cent kilomètres le long de la frontière mexicaine. Néanmoins, de quelle liberté parle-t-on ? De la plus misérable : celle de consommer. Le monde est de plus en plus désenchanté, le ciel est déserté par les dieux, la réalité ne renvoie plus qu’à elle-même, il n’y a plus aucune correspondance et n’y a même plus l’espoir de changer l’ordre du monde par la révolution : l’Idéal est dans le gain et le loisir : « Manger des hamburgers et se faire tirer le portrait avec Mickey Mouse. Pauvres cons. » Mickey est notre nouveau dieu. C’est le constat que dresse Atanasio :
« Les temps ont changé. Si j’expliquais à mes élèves comment on prépare un cocktail Molotov, ils seraient les premiers à me faire envoyer à l’asile ou en prison. Les temps héroïques révolutionnaires sont révolus. Aujourd’hui, plus personne ne rêve, Morgado. On ne pense qu’à la réussite, à s’en mettre plein les poches. Les jeunes d’aujourd’hui sont pragmatiques. Ils veulent du fric pour consommer, avoir un statut social, profiter… »
Le fric est désormais le seul objectif, tel est le plus grand malheur du Mexique : les politiques se soucient de leurs intérêts propres, les flics en trouvent là où ils peuvent et, pour le quidam, il ne reste que la voie de l’exploitation, celle du crime ou celle de l’exil. Dans tous les cas, c’est la mort qui se régale et c’est dans ce bourbier infernal que Morgado va devoir se battre.
Avec Mezquite road, Gabriel Trujillo Muñoz s’impose au côté de Paco Ignacio Taibo II comme un maître du genre. Son écriture est fine et précise, l’évocation des lieux et des atmosphères est réussie et, bien entendu, le lecteur est pris par la trame narrative. À ne pas rater.
Trujillo Muñoz, Mezquite Road. Les Allusifs. 12,50 €
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