mercredi 31 août 2011

Kris Saknussemm, Minuit Privé

La Métamorphose
Éric Bonnargent

Erwin Olaf, Olger
Né en 1961, Kris Saknussemm est un musicien, chroniqueur et écrivain américain dont les éditions Zanzibar, déjà disparues, nous ont permis de découvrir, grâce à Anne-Sylvie Hommassel, la première traduction en français.
Minuit Privé est un polar singulier qui a pour première originalité de réunir les différents talents de l’auteur, à commencer par celui de musicien. La musique joue d’ailleurs un rôle important : elle est constitutive de l’ambiance et en dit parfois beaucoup plus que les mots. Ce n’est jamais pour rien que résonnent les chansons de Lou Rawls, de Screamin’ Jay Hawkins (I’ve got a spell on you, évidemment), de Johnny Mathis, de Nat King Cole, etc. Auteur et compositeur, Saknussemm et son groupe, Clamon, a même réalisé une B.O. de son livre ! Une première à ma connaissance. L’auteur n’est pas seulement musicien, il est aussi chroniqueur… à Playboy où il est considéré comme le spécialiste du fétichisme et du bondage… Ces pratiques occupent une place centrale dans Minuit Privé. Elles sont à l’origine des difficultés qu’a rencontrées l’auteur à faire publier ce roman aux États-Unis. Dans une interview accordée à sa traductrice, il s’en explique :

« En dépit du succès de mon premier roman, Zanesville, j'ai reçu des lettres de refus très nombreuses pour Minuit privé. Le milieu de l'édition new-yorkais, en particulier, trouvait le livre trop cru, trop explicite. Explicite ? Le service des urgences dans un hôpital peut être explicite, en effet. Mais un livre ? Et ce n'est pas seulement l'influence du conservatisme tendance intégriste qui provoque ce genre de réaction, c'est aussi la culture de la political correctness. La France et le reste de l'Europe sont bien plus ouverts, de ce point de vue. Je crois qu'en dépit de tout ce qui se dit et s'écrit aux États-Unis sur la différence des sexes, le féminisme, etc., il y a dans la façon dont nous parlons du sexe dans ce pays une grande malhonnêteté, ce qui, pour moi, signifie également qu'il y a une grande malhonnêteté dans nos pratiques sexuelles. »

Mais c’est surtout son troisième talent que Saknussemm exploite ici, celui d’écrivain. Incontestablement, Saknussemm s’impose comme un maître de la fiction : ce roman est très bien écrit, mêlant différents registres, différents niveaux de langue, ne laissant aucune place au hasard, ne serait-ce que dans le choix des noms donnés aux personnages principaux et l’auteur y fait preuve d’une habileté perverse pour nous mener dans les méandres de nos désirs les plus obscurs. Le fond de l’âme humaine est tapissé de merde et l’auteur nous invite à y patauger. Voici comment tout commence :

« C’était ce que ma mère aurait appelé un un grand jour flasque. Brûlant, en fait, étonnamment brûlant – on était tout juste début mai. Moi, j’aurais plutôt dit un jour à vous faire suer les couilles ; et voilà que surgit Jack McInnes de ce nulle part en forme de fournaise. Je ne l’aurais jamais reconnu sans le Brut 33 dont il s’était aspergé. Je ne pourrais pas dire en quoi exactement il avait changé, mais il y avait quelque chose qui clochait. »

Dans son bureau de San Francisco, le narrateur, l’inspecteur Birch Ritter, n’a pas eu le temps de discuter avec son ancien partenaire. McInnes s’est contenté de déposer une carte de visite sur laquelle n’est inscrite qu’une seule chose, une adresse : 4 Eyrie Street et, sans dire un mot, s’en est allé.
Qui est Birch Ritter ? Un flic de 49 ans à la dégaine de SDF et aux méthodes peu scrupuleuses, un flic latino-américain qui se complaît dans la fréquentation des bas-fonds, qui couche avec des putes, prend un peu de came, un flic qui n’est pas sans rappeler celui joué par Harvey Keitel dans le Bad Lieutenant original, le chef-d’œuvre d’Abel Ferrara :

« ma vie ces derniers temps – ou temps derniers, je ne sais pas – n’avait été que mensonges, odeur de baise à deux sous, vérités marmonnées au comptoir. »

Physiquement, Birch est impressionnant ; ancien lutteur, il est grand, pèse plus de cent kilos et son visage, défiguré par d’innombrables cicatrices d’acné, ressemble à celui de Charles Bukowski. Comme il le dit lui-même : « Au physique, je suis aussi désirable qu’un code barre. »
Sa jeunesse a été des plus difficiles. Élevé dans les bidonvilles, il s’est retrouvé, assez jeune, orphelin : son père, entrepreneur dans le bâtiment, ayant été retrouvé mort au bas d’un échafaudage. Suicide ? Quelques années après, c’est sa petite sœur épileptique, qui, alors qu’elle était sous sa garde, s’est tuée en tombant d’un arbre. Birch Ritter n’est pas au mieux en cette fin de printemps : sa dernière maîtresse, Brannon, une putain, vient de se suicider par overdose après lui avoir tiré une balle dans le bas-ventre et Polly, sa seconde femme, vient de demander le divorce. Il vit avec ses démons, démons qui ont pris la forme d’un fantôme qui le suit partout, qui est à l’origine de graves crises d’angoisse : El Miedo. Sa vie n’est rien d’autre qu’« un jardin de défaites, de décombres lumineuses. »
Pour ne rien arranger, flanqué de son nouveau bras-droit, le jeune, bel et honnête Chris Padgett, il doit enquêter sur deux suicides bien insolites. Tout d’abord celui de Deems Whitney, un millionnaire, qui, un beau matin, au lendemain de la modification de son testament au profit de sa toute jeune seconde épouse, s’est immolé dans sa Mercedes :

« Le promeneur matinal l’avait vu en train d’arroser l’intérieur et l’extérieur de sa berline Mercedes avec de l’essence. Avant de s’y introduire. Et boum : la bagnole avait été engloutie par les flammes, puis avait volé en miettes. Le labo n’avait pas retrouvé trace du moindre engin explosif, et selon son rapport, c’était Whitney lui-même qui avait mis le feu à la voiture avec un briquet. Pour rendre les choses encore plus obscures, Whitney, d’après ce que l’examen de sa dépouille horriblement carbonisée avait montré, avait été ligoté à l’intérieur de l’habitacle. En tenant pour acquise la conclusion du labo, cela signifiait donc qu’avant d’allumer la mèche, il s’était attaché au siège de telle façon qu’il lui était impossible de sortir du véhicule. Le réservoir, plein à ras bord, avait été bourré d’ouate, sans doute pour le faire sauter – ce qui n’avait pas manqué. »

Le second est celui d’un fonctionnaire, Mervyn Stoakes, retrouvé dans une rue, mort après s’être tranché la verge, mais avant d’être parvenu à finir de la dévorer…
Après quelques recherches, Birch pense avoir trouvé un lien entre ces deux affaires : Mervyn Stokes travaillait à l’urbanisme et n’avait, ces derniers mois, refusé qu’un seul permis de construire, à une entreprise apparemment gérée par Deems Whitney par l’intermédiaire d’une société écran domiciliée au 4 Eyrie Street et dirigée par la mystérieuse propriétaire des lieux, Genevieve Wyvern. Impossible pourtant à Birch d’interroger cette femme à l’étrange magnétisme sous l’emprise de laquelle il est tombé au premier regard : elle le domine au point de lui faire subir, à chaque nouvelle visite, des humiliations sexuelles de plus en plus excessives. Genevieve Wyvern, dont la propriété jouxte le parc d’attraction désaffecté de Funland dans lequel elle semble avoir des prolongements et qui semble contenir une infinité de pièces dont la décoration change à chacune des visites, Genevieve Wyvern donc a le pouvoir de changer d’aspect en un clin d’œil et connaît le passé de Birch mieux que lui-même, l’obligeant, par des mises en scènes pour le moins surprenantes, à se souvenir de tout ce qu’il a mis des années à oublier. Mais peut-on le lui reprocher alors que ses victimes sont consentantes et qu’elle ne fait que « leur montrer ce qu’ils se font à eux-mêmes et aux autres… » ?
De rendez-vous en rendez-vous, Birch va vivre une véritable descente aux enfers et cela au point de se transformer physiquement, de perdre plusieurs centimètres et plusieurs kilos chaque nuit, de perdre ses poils et de commencer à adopter des comportements étonnants, comme de porter de la lingerie fine féminine :

« Autrefois, même au fond du trou, il y avait toujours un semblant de réalité, un truc auquel se raccrocher. À présent je ne faisais plus la différence entre ce que j’avais rêvé, et ce que j’avais vraiment fait. Ou ce que j’avais subi. »

Qui est cette femme protéiforme qui prétend vivre au moins depuis le VIIIe siècle ? Une sorcière ? Si c’est le cas, Birch Ritter ne sera pas le chevalier (der Ritter en allemand) qui la vaincra, au contraire ! De rabaissement en rabaissement, Birch se fait bitch et comprend ainsi pourquoi, dès leur première rencontre, Genevieve lui a donné un prénom de pute : Sunny.

Le talent de Saknussemm consiste à nous faire glisser peu à peu vers le surnaturel. Nous accompagnons Birch Ritter dans sa chute et, bien que partageant ses doutes sur la nature de ce qui lui arrive, nous finissons par accepter la tournure des événements, comme si tout cela allait de soi. Pris par l’habileté narrative de l’auteur, nous en venons à oublier certains détails qui, à bien y réfléchir, devraient faire naître le doute quant à la compréhension des événements. Minuit Privé est-il vraiment un polar fantastique ? Plusieurs indications peuvent, par exemple, nous faire penser que les suicides de Whitney et de Stoakes n’en sont pas. L’A.D.N. du premier cadavre ne correspond pas parfaitement à celui de Whitney et Stoakes, révèle l’enquête bâclée, avait des comportements sexuels plus que suspects rendent crédible un crime crapuleux. De plus, lorsque Birch Ritter parle à un psychiatre des métamorphoses de son corps, celui-ci ne semble guère surpris et affirme connaître des cas similaires. Il y a bien d’autres indices encore, le plus important étant finalement celui auquel un lecteur pressé et inattentif ne prêtera aucune attention : la seconde exergue du livre extraite de la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique des désordres mentaux, la Bible de la psychiatrie :

« … on la désigne sous le nom de… perdida del alma… Le susto est une maladie que l’on attribue fréquemment à un événement terrifiant, au cours duquel l’âme quitte le corps. Les victimes de susto supportent assez mal la pression que leur impose une fonction sociale importante. L’apparition des symptômes peut intervenir de quelques jours à quelques années après le choc traumatique. Dans certains cas extrêmes, on a même pu rapporter des décès liés au susto… Lors des guérisons rituelles, l’âme est rappelée au corps, et le ou la malade subit une purification dont le but est de restaurer un équilibre physique et spirituel. »

Entre folie et surnaturel, c’est finalement au lecteur de choisir. Quoi qu’il en soit, Minuit Privé ne se réduit à aucun genre. Ce n’est ni un polar ni de la science-fiction, mais tout simplement un très bon roman et les genres, comme le reconnaît l’auteur lui-même dans l’interview précédemment citée, ne sont que des prétextes ; l’essentiel est la littérature :

« Je ne crois pas que je sois vraiment un écrivain de genre. En tout cas, je ne suis pas reçu dans leurs cercles. Je fais partie de ces écrivains - et c'est un mouvement qui se généralise - qui s'emparent des genres et les plient à leur fantaisie, qui utilisent le langage de la rue et qui essayent d'en tirer une littérature en effet impropre. À bien y réfléchir, c'est ce que font presque tous les grands auteurs. Du moins ceux que je considère comme tels. »




Kris Saknussemm, Minuit Privé. Traduit par Anne-Sylvie Homassel. Zanzibar éditions. 22 €

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire