vendredi 30 septembre 2011

Christian Gailly, Lily et Braine

Les douleurs de l’effleurement
Marc Villemain

 
Éditions de Minuit
J’ai, donc, depuis des années, pour Christian Gailly une tendresse tenace. Au point de fondre ses romans, de ne plus vraiment parvenir à les distinguer les uns des autres. C’est qu’ils me parlent au fond d’une seule et même chose, cette chose au coeur de ses livres et qui en fait à la fois le charme et l’exception. Comme d’aucuns ont pu le dire d’une femme, j’ai pourtant commencé à aimer Gailly à une époque où la littérature à laquelle on l’associe n’était pas « mon genre ». La tendresse ne s’explique certes pas. Mais qu’avait-il donc de si singulier qu’il me détournât de mes options ordinaires ?

Ce que nous lisons en lisant Gailly nous donne l’impression d’être nous-mêmes accrochés à nos hésitations, à nos instantanés, à l’incessant soliloque dont nous sommes faits. Il nous rend palpable, charnel, sensuel, le travail plus ou moins conscient de la pensée. J’entends bien, ici ou là, les pince-sans-rire, peut-être davantage troublés qu’expressément agacés par cette manière impromptue (et bien commode, doivent-ils penser) de stopper une phrase en plein essor et de chercher à coller à tout prix au silence, ce point ultime d’avant le son qui est le creuset de nos pensées. Ils y voient un truc d’écriture, non pas une exigence ou une estampille, mais plutôt un gadget, quelque chose d’un démagogisme. Ce que dément depuis toujours la tonalité de ces romans à fleur de peau, d’une peau lessivée où subsiste toujours un dernier grain d’énergie, un parfum de ce genre très particulier d’espérance que l’on trouve parfois dans le creux de la désespérance. C’est cela, Gailly : un pessimiste qui traverse l’existence armé de son seul rictus – et de son talent, qu’il a immense, donc. Qu’y a-t-il dans ce rictus ? Mine de rien, une éthique : celle du jazz – car le jazz est aussi cela. Écrire de courtes phrases insolemment ponctuées ou avancer par emboîtements de syncopes ne suffit pas à écrire jazz – sans doute le cadet des soucis de Christian Gailly, et on le comprend ; mais c’est un fait qu’il connaît trop bien les arcanes de l’improvisation pour que celle-ci n’ait pas, au fil du temps, creusé chez lui ses propres sillons. D’où cette écriture, donc, toujours en équilibre, allusive par tropisme, précise par attention au réel, tendue comme peut l’être un chorus bien placé, un chromatisme de fin de phrase cherchant sa résolution. D’où, surtout, cette permanente hésitation de la pensée et de l’agir devant le cours des choses. Sans chercher à en faire une règle ou un poncif, la liberté inhérente au genre induit chez les musiciens de jazz une certaine manière d’être au monde qui préexiste sans doute à leur pratique artistique. Cette manière effleure le monde plus qu’elle ne leur permet de l’habiter. Elle est à la fois très terrienne, attentive à l’humus de la vie, à ses moindres instants, pourquoi pas désireuse de s’y soumettre, et formidablement azurée, vaporeuse, immatérielle. Les personnages de Christian Gailly sont ainsi, toujours. Ici encore, le personnage de Braine n’échappe pas à cet état, même si sa difficulté à glisser ses pas là où on lui a tracé un chemin trouve en partie son explication dans un long séjour à l’hôpital. Pour ce type humain dont la conscience navigue entre prosaïsme et onirisme, entre ancrage terrien et souffle céleste, aucun chemin ne convient jamais. On est à la fois un peu trop vivant et un peu trop mort. Et on aime tout trop. Trop mal ou trop peu, avec trop de douleur ou d’instinct, et « c’était peut-être ça, sa véritable infirmité. L’invalidité qu’il avait rapportée de là-bas. Une incapacité à ne pas aimer. »

Mais Gailly ne vaut pas que pour cette façon magistrale d’accompagner les errances de ses personnages. Cela n’offrirait que motif à une longue digression, fût-elle splendide, mais ne suffirait pas à transmettre cette sensation de halètement où ses livres nous jettent. Aussi, ce qui fait que les livres de Christian Gailly sont toujours de grands livres, c’est qu’il est aussi un merveilleux conteur, qui sait travailler au geste et à l’effet, à l’oreille, au silence. Et par dessus tout raconter des histoires dont l’alchimie parvient à ralentir le temps tout en lui rendant son exceptionnelle densité. Celle-là, d’histoire, pas plus que les autres, ne saurait vous décevoir.

Article paru sur le site du Magazine des Livres, janvier 2010

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