Découvrir Pessoa
Éric Bonnargent
À l’occasion de la sortie d’une nouvelle édition revue et corrigée du Livre de l’intranquillité, les éditions Christian Bourgois proposent en format poche un recueil d'articles inédits signés par quelques-uns des plus grands spécialistes du poète portugais : Françoise Laye, la traductrice, Eduardo Lorenço, l'auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l'écrivain aux multiples identités, Patrick Quillier, le responsable de l'édition des œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et enfin Richard Zenith, le traducteur du Livre de l'intranquillité en anglais.
Le chef-d’œuvre de Fernando Pessoa fut, comme la plupart de ses autres textes, publié de manière posthume. Le manuscrit, retrouvé dans la fameuse malle du poète, a dû être reconstitué à partir de papiers éparses sur lesquels les chercheurs continuent de travailler, ce qui explique la longue histoire éditoriale de ce livre. D'abord publié en deux tomes en 1988 et 1992, Le Livre de l'intranquillité en est aujourd'hui à sa troisième édition. Cette malle, dans laquelle de nouveaux livres sont encore découverts et reconstitués, a été joliment appelée par Antonio Tabucchi, la « malle plein de gens ». Fernando Pessoa signait en effet ses textes de multiples noms que l'on qualifie non pas de pseudonymes, mais d'hétéronymes du fait qu'ils expriment tous des facettes de la personnalité « extrêmement complexe, rappelle Françoise Laye, voire paradoxale de Fernando Pessoa « lui-même » » Bernardo Soares, l'auteur attitré du Livre de l'intranquillité, est, quant à lui, un semi-hétéronyme; c'est-à-dire, toujours selon Françoise Laye, « un demi-frère lucide et déchiré » qui explore la désolation de l'existence, les aspects les plus noirs de Pessoa lui-même dont la vie a été la mise en pratique d'une « théorie de l'échec ». Les méditations de l'aide-comptable de la rue des Douradores le conduisent à aborder une multitude de thèmes, mais tous tournent autour de son sentiment d'étrangeté face à lui-même et au monde.
La quête de l'identité est l'obsession fondamentale de Bernardo Soares, comme de son créateur. Lire Le Livre de l'intranquillité, c'est, selon Françoise Laye, opérer « une descente périlleuse, métaphysique, jusqu'au fond de la conscience ». Mais quand on cherche à se connaître, on est forcément déçu car on ne trouve rien. La personne n'est personne, tel est le constat que dresse Fernando Pessoa dont le nom en portugais peut justement être traduit par... « personne ». Je n'est pas un autre, il est plein d'autres. Le moi n'est pas unifié, il est une constellation chaotique. C'est ce constat qui est d'ailleurs à l'origine de la multiplication des hétéronymes, multiplication qui, selon Richard Zenith, représente « l'atomisation implacable de l'être, la négation totale d'un moi un et cohérent. » L'impossibilité d'être soi est à l'origine du malaise presque ontologique, de cette intranquillité qui caractérise Bernardo Soares auquel Pessoa fait dire :
« Je ne me plains pas que la vie soit horrible. Je me plains que la mienne le soit. [Mes souffrance] sont celles d'un emprisonné de la vie, d'un être à part. »
Enfermé dans ce moi qui n'est rien, Bernardo Soares ne peut que se sentir étranger aux autres et au monde. « Entre la vie et moi, une vitre », se plaint-il. Vivre, c'est toujours faire semblant, semblant d'être bien là, d'être soi alors que l'on n'est ni là ni ailleurs, ni soi-même ni un autre. Comme le remarque à juste titre Patrick Quillier, l'intranquillité conduit celui qui l'éprouve à se situer dans « l'entre-existence ». Dans Le livre de l'intranquillité, Fernando Pessoa montre mieux que dans ses autres livres à quel point, écrit Eduardo Lourenço, « l'Être est une fiction et que nous-mêmes sommes, tout au plus, la fiction de cette fiction. »
Parvenant à une paradoxale synthèse fragmentaire du Livre de l'intranquillité, Pessoa, l'intranquille est à la fois une introduction idéale à quiconque s'apprête à lire cette « odyssée d'un esprit sans repos » (Patrick Quillier) et un commentaire dont la pertinence rappellera aux connaisseurs de l'œuvre du poète lisboète à quel point celle-ci est riche et inépuisable.
Pessoa, l’intranquille (collectif), Christian Bourgois, collection Titres (inédit). 7 €
Merci beaucoup pour cette présentation intéressante mais il faut sans doute l'équilibrer avec "l'être poète" de Pessoa, notamment celui qui parle par la voix d'Alberto Caeiro : "Le Monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui / (penser c’est avoir mal aux yeux) / mais pour que nous le regardions avec un sentiment d’accord."
RépondreSupprimerDans la même veine, il dit aussi : "Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser... Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage, c'est cela la sagesse."
Le mélange de l'intranquille Pessoa et de quelques uns de ses hétéronomes les plus "vivants" donne probablement une image plus équilibrée de lui.
Tout ce que vous dites est vrai mais il dit aussi : "La poésie est la preuve que la vie ne suffit pas."
Vous avez raison, mais ce livre ne parle que du Livre de l'intranquillité. Mercredi, il sera question de sa poésie et vendredi de Quaresma. J'ai parlé par ailleurs du Baron de Teive (in Atopia). Pour être complet sur Pessoa, il faudrait une infinité d'articles, je crois.
RépondreSupprimerPessoa était inaccessible. C'était un être fuyant. Son oeuvre est pleine de trous, d’exaltations timides et de journaux intimes inventés.
RépondreSupprimerA Lisbonne, il est célébré à tous les coins de rue. On vend son effigie en porte-clef.
Votre texte est un peu décevant en ce qu'il résume des faits assez connus. Alors qu'on aimerait un commentaire vraiment muet.
Cher Pradoc, je comprends votre déception, mais l'ambition de cet ouvrage est de présenter Pessoa par l'intermediaire du Livre de l'intranquillité à des lecteurs qui ne le connaissent pas ou peu. Il serait d'ailleurs impossible d'être exhaustif en un article et même en un seul petit livre. L'article qui sera publié aujourd'hui vous conviendra sans doute plus, du moins je l'espère.
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