L’idiotie d’Alberto Caeiro
Éric Bonnargent
L’une des originalités de Clément Rosset est d’utiliser avec une certaine parcimonie les références philosophiques, au profit des références littéraires. Comme il le rappelle dans Le Choix des mots, les textes dits littéraires donnent en effet souvent bien plus à penser que les textes philosophiques, sans doute parce qu’ils permettent d’incarner la pensée, de la mettre en situation, ce que doit logiquement rechercher un philosophe du réel. Pourtant, si Rosset balaie le champ littéraire, de la bande dessinée au roman, en passant par le théâtre, il est un genre presque absent de son œuvre : la poésie. Si la présence des références poétiques est rare, elle devient exceptionnelle quand il s’agit pour Rosset d’illustrer sa propre pensée avec des vers.
Cette rareté des références poétiques s’explique peut-être par le fait que la poésie, surtout romantique, ne perçoit généralement pas le caractère profondément idiot du réel, caractère que Rosset définit ainsi :
« Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde : le mot idiotie. Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. »[1]
Si l’art poétique est souvent étranger au caractère « solitaire et inconnaissable » des choses, il est un poète qui, bien que Rosset ne semble pas le connaître[2], illustre à merveille sa pensée : Alberto Caeiro.
Alberto Caeiro est l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa. S’il est moins connu que Bernardo Soares et Alvaro de Campos, sa place, dans l’œuvre du poète portugais, est centrale. Créé dans une crise d’exaltation le 8 mars 1914[3], il est le maître spirituel de Ricardo Reis, d’Alvaro de Campos et de Pessoa lui-même. Alberto Caeiro est “né” en 1889 à Lisbonne et est “mort” en 1915. Son œuvre, constituée de trois recueils[4] a été écrire à partir de 1911. Sa poésie est qualifiée de « sensationnisme » car il s’agit pour lui d’accueillir le réel en lui-même et pour lui-même, ce qui est une prise de position assez originale dans l’histoire de la poésie. En effet, lorsque les poètes convoquent la nature, celle-ci n’est, la plupart du temps, que la manifestation apparente d’une réalité transcendante d’ordre spirituel et, ainsi que l’écrit Baudelaire, ils s’y promènent comme « à travers des forêts de symboles »[5]. La structure de la poésie est métaphysique et l’on pourrait croire que c’est à son propos que Rosset écrit :
« Selon cette structure métaphysique, le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. Ce monde-ci, qui n’a par lui-même aucun sens, reçoit sa signification et son être d’un autre monde qui le double, ou plutôt dont ce monde-ci n’est qu’une trompeuse doublure. »[6]
Rosset dénonce ici l’attitude métaphysique qui consiste à considérer que le réel a moins de réalité que son double. Le réel serait un moindre-être tirant sa consistance résiduelle d’une autre réalité, plus riche en être (comme un aliment peut être riche en vitamines x ou y), en fait fictive, qui le transcenderait et lui donnerait du sens. Les hommes ont en effet le plus grand mal à admettre la cruauté du réel, définie par le philosophe, comme « le caractère insignifiant et éphémère de toute chose au monde. »[7] Cette attitude est également dénoncée par Alberto Caeiro :
« Toi le mystique, tu vois une signification en toute chose.
Pour toi tout a un sens voilé.
Il y a une chose occulte dans chaque chose que tu vois.
Ce que tu vois, tu ne le vois jamais que pour voir autre chose.
Pour moi, grâce à mes yeux faits seulement pour voir,
Je vois l’absence de signification en toute chose ;
Je vois cela et je m’aime, puisque être une chose c’est ne rien signifier du tout.
Etre chose c’est ne pas être susceptible d’interprétation. »[8]
Qu’il soit qualifié de métaphysique ou de mystique, le discours poétique nous incite, ne serait-ce que par l’emploi de la métaphore, à nous détourner du réel. Comme son sens étymologique l’indique[9], la métaphore nous pousse à porter notre regard ailleurs. La métaphore transporte le lecteur des mots à une réalité autre que celle qu’ils sont censés désigner. Dans “Voyelle”, par exemple, la lettre A, pour Rimbaud, n’est pas une lettre, mais le « noir corset velu des mouches éclatantes ». Or, on le sait, pour Rosset, le seul mode d’appréhension légitime du réel est le principe d’identité, selon lequel A n’est qu’égal à A et à rien d’autre :
« J’appellerai ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A = A. »[10]
Le langage poétique utilisé par Alberto Caeiro est pauvre en procédés stylistiques parce qu’il s’intéresse à l’être et se désintéresse de ce qui n’est pas. Comme la philosophie de Rosset le recommande, le dire du poète ne rate pas le réel car il se place sous l’auspice du démon de la tautologie :
« Le papillon, est, sans plus, papillon,
Et la fleur, fleur, sans plus. »[11]
Il y a, dans ces deux vers, une progression significative marquée par la disparition de l’auxiliaire être qui indique la simultanéité entre la chose et sa représentation. Le papillon et la fleur, comme la rose d’Angelus Silesius que Rosset aime citer[12], sont sans pourquoi et coïncident avec eux-mêmes. Les choses ne sont ni ceci ni cela, elles se contentent d’exister pour elles-mêmes sans se réduire à telle ou telle qualité :
« Passe un papillon devant moi
Et pour la première fois dans l’univers je remarque
Que les papillons n’ont pas plus de couleur que de mouvement,
De même que les fleurs n’ont pas plus de parfum que de couleur.
C’est la couleur qui a de la couleur sur les ailes du papillon,
Dans le mouvement du papillon c’est le mouvement qui se meut,
C’est le parfum qui a du parfum dans le parfum de la fleur. »[13]
Une chose, un papillon ou une fleur, n’a pas de qualités que l’on pourrait lui ajouter de l’extérieur comme des attributs accidentels. Dire qu’un papillon a une couleur, un mouvement, etc., c’est en effet supposer qu’il existe une essence du papillon indépendante de ces particularités, une Idée de papillon qui ne serait ni jaune, ni bleu, ni rouge, etc., qui ne serait ni en mouvement ni au repos. La tautologie est indépassable car dire qu’une chose est comme ceci ou comme cela, c’est en nier la singularité :
« […] de la pierre je dis “c’est une pierre”,
De la plante je dis “c’est une plante”,
De moi je dis “c’est moi”.
Et je ne dis rien de plus. Qu’y a-t-il à dire de plus ? »[14]
Rien, effectivement, il n’y a rien à dire de plus. Alors, bien entendu, on pourrait reprocher à la tautologie d’être une manière bruyante de se taire puisqu’elle n’apporte aucune information sur le réel. Clément Rosset a dû écrire Le Démon de la tautologie pour démontrer l’étonnante fécondité de cette figure de style. Il écrit ainsi :
« Que A soit A implique en effet que A n’est autre que A. C’est en cette mince précision supplémentaire que me semble résider la principale richesse de la tautologie, et c’est à partir d’elle que celle-ci peut faire école, affirmant que le réel, quelles que soient par ailleurs sa complexité, sa multiplicité et sa mouvance, loge à l’enseigne de la tautologie. »[15]
L’objection que se pose Rosset, Caeiro se l’est également posée et, de manière étonnante, il y répondit de la même façon :
« Celui qui a entendu mes vers m’a dit : “En quoi est-ce nouveau ? »
Tout le monde sait bien qu’une fleur est une fleur et qu’un arbre est un arbre”.
Mais moi j’ai répondu : “Ah non, pas tout le monde, personne.”
Car tout le monde aime les fleurs parce qu’elles sont belles, et pour moi c’est différent.
Et tout le monde aime les arbres parce qu’ils sont verts et donnent de l’ombre, mais pas moi.
Moi j’aime les fleurs parce qu’elles sont fleurs, directement.
Moi j’aime les arbres parce qu’ils sont arbres, sans ma pensée. »[16]
A l’évidence, Caeiro reconnaît le caractère « solitaire » des choses. L’idiotie du réel est cependant liée à un second caractère énoncé par Rosset dans la citation inaugurale de cet article : le fait qu’il soit « inconnaissable ». Il est vrai que la poésie tautologique de Caeiro va dans ce sens. Mais le poète se montre plus précis. Attaché aux sensations, il développe une véritable réticence à l’égard de la connaissance rationnelle, réticence qui le suit depuis toujours puisque Pessoa, dans sa biographie imaginaire, ne lui donne pour diplôme que le seul certificat d’études primaires. Pour Caeiro, les choses sont claires, la connaissance s’oppose à la saisie du réel :
« Parce que penser, c’est ne pas comprendre…
Le monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui
(Penser c’est être dérangé des yeux)
Mais pour que nous le regardions et en tombions d’accord…
Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens. »[17]
Ou encore :
« Le mystère des choses ? Va-t’en savoir ce qu’est le mystère !
L’unique mystère est qu’il y en ait qui pensent au mystère.
[…] Métaphysique ? Quelle métaphysique ont ces arbres-là ? »[18]
La connaissance s’oppose à la saisie immédiate du monde, elle nous détourne de la singularité du réel. Connaître, c’est re-connaître, c’est ramener l’inconnu au connu. Ainsi Rosset écrit-il dans la Logique du pire que la connaissance rationnelle est rendue possible par « une réduction à l’identique, au semblable, à des références, à des points fixes, bref à des essences de type généralisable, non à des singularités de type différentiel. »[19] Pour le poète comme pour le philosophe, le réel n’a rien à dire et plus on en dit, plus on le perd. Rosset peut alors rappeler le fameux passage du Molloy de Beckett où le personnage éponyme établit des statistiques de pets qui, aussi impressionnantes soient-elles, ne nous apprennent rien sur lui.[20]
On sait que chez Rosset, l’idiotie du réel mène à la joie. Une joie tragique : on éprouve de la joie quand on n’a aucune raison d’en éprouver, bien au contraire ! Plus on constate l’absurdité de l’existence et sa cruauté inhérente, liée à son caractère éphémère, et plus cette joie éclate. Car la joie tragique « est paradoxale, ou n’est pas la joie. »[21] Or, encore une fois, cette joie est au cœur de la poésie d’Alberto Caeiro qui écrit :
« Quand viendra le printemps,
Si je suis déjà mort,
Les fleurs fleuriront de la même manière
Et les arbres n’en seront pas moins verts qu’au printemps dernier.
La réalité n’a pas besoin de moi.
Je sens une joie énorme
A la pensée que ma mort n’a aucune importance. »[22]
Pour le poète, il n’y a de salut qu’“Anywhere out of the world”[23]. Il n’est dès lors pas étonnant que la poésie ait si peu sa place dans l’œuvre de Clément Rosset. Et pourtant, plus encore que chez Beckett ou chez Novarina dont le philosophe se sent si proche, c’est bien chez un poète, Alberto Caeiro, que nous retrouvons la plus étonnante communauté de pensée. Bien plus qu’un double, l’hétéronyme de Pessoa semble être le poète de l’idiotie, comme si son objectif avait été de mettre en vers la philosophie de Rosset. Il y a fort à parier que Clément Rosset ne connaît pas ce poète car, si c’était le cas, son nom apparaîtrait souvent à côté de ceux d’Angelus Silesius, de Martinus von Biberach ou de Mallarmé pour illustrer ses propres thèses sur le réel.
Article publié dans Le Grognard n° 14 (juin 2010) consacré à Clément Rosset.
Article publié dans Le Grognard n° 14 (juin 2010) consacré à Clément Rosset.
[1] Le réel. Traité de l’idiotie, page 42 (Minuit, 1977).
[2] Ce n’est qu’en 1999, dans Loin de moi, que Pessoa est cité par l’intermédiaire de son hétéronyme le plus connu, Bernardo Soares, l’auteur du Livre de l’intranquillité.
[3] « Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchai d’une commode haute et, prenant un papier, je me mis à écrire, debout comme je le fais toutes les fois que je le puis. Et j’écrivis trente et quelques poésies, en une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et jamais je n’en pourrai connaître de semblable. Je partis d’un titre : Le Gardeur de troupeaux. Et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui je ne tardai pas à donner le nom d’Alberto Caeiro. Excusez de l’expression : il m’était apparu mon maître. » Lettre à Aldolfo Casais Monteiro du 13 janvier 1935.
[4] Le Gardeur de troupeaux, Le Berger amoureux et les Poèmes désassemblés.
[5] Baudelaire, “Correspondances” in Les Fleurs du mal.
[6] Le réel et son double, page 55 (Gallimard, 1990).
[7] Le Principe de cruauté, page 17 (Minuit, 1988).
[8] Poèmes désassemblés, page 92 (in Poèmes païens de Alberto Caeiro et Ricardo Reis, Points-Poésie, 2007).
[9] En grec, meta veut dire “au-delà” et le verbe phorein, “porter”.
[10] Le Démon de la tautologie, page 11 (Minuit, 1997).
[11] Le Gardeur de troupeaux, XL.
[12] Le Réel. Traité de l’idiotie, page 42.
[13] Le Gardeur de troupeaux, XL.
[14] Poèmes désassemblés, page 96.
[15] Le Démon de la tautologie, pages 47 et 48.
[16] Poèmes désassemblés, pages 114 et 115.
[17] Le Gardeur de troupeaux, II.
[18] Le Gardeur de troupeaux, V.
Quant à la science, c’est Ricardo Reis dans ses Odes retrouvées qui mènera la charge contre elle :
« Laissons, Lydia, la science : elle ne met
Pas plus de fleurs que Flore dans les champs,
Et ne donne au char d’Apollon
Un autre cours qu’Apollon lui-même.
Contemplation stérile et lointaine
Des choses proches, laissons-là
Regarder à n’en plus rien voir
De ses yeux fatigués. »
[19] Logique du pire, page 69 (PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1971).
[20] Le Réel. Traité de l’idiotie, page 27.
[21] La Force majeure, page 25 (Minuit, 1983).
[22] Poèmes désassemblés, pages 99 et 100.
[23] Baudelaire, Le Spleen de Paris.
Vise un peu ceci :
RépondreSupprimerhttp://issue21.wordpress.com/2011/03/17/le-grognard-solitaire-ou-solidaire%c2%a0/
Classe ! Je ne connaissais pas cet article !
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