lundi 13 février 2012

Alain-Paul Mallard, Évocation de Matthias Stimmberg et Recels

Bartleby au Mexique
Éric Bonnargent

Sosno, Être à l'écoute
Atypique, Alain-Paul Mallard l’est à bien des égards. Par son nom d’abord car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, Alain-Paul Mallard est un écrivain mexicain. Selon la légende, il serait le descendant d’un militaire français égaré sur les rives du fleuve Papaloapan lors de la guerre d’Intervention de 1861. Mexicain d’origine française au Mexique, Français d’origine mexicaine à Paris, Mallard n’est nulle part totalement chez lui. Atypique, Alain-Paul Mallard l’est aussi et surtout par son activité artistique et plus particulièrement par son activité littéraire… presque inexistante !

En 1995, paraît au Mexique un petit roman d’une quarantaine de pages, Évocation de Matthias Stimmberg. L’enthousiasme pour ce roman est immédiat, mais l’éditeur ferme ses portes et les rares exemplaires imprimés deviennent rapidement introuvables. Qui est Matthias Stimmberg ? Un poète autrichien né en 1901 et décédé en 1979, ami de Paul Celan (qui est d’ailleurs l’un des personnages du roman). Les dix évocations qui composent ce volume s’inspirent – précise l’auteur en apostille – d’un entretien accordé par le poète à une radio canadienne et Mallard ne manque pas de remercier le journaliste qui lui a fourni les bandes de cet enregistrement jamais diffusé. Et pour cause ! Matthias Stimmberg n’a, bien évidemment, jamais existé… Et pourtant, le ton et le propos sont caractéristiques d’une certaine littérature autrichienne de la désillusion dont le principal représentant est Thomas Bernhard. Stimmberg est sans cesse confronté à la bêtise humaine, celle de ce petit employé vulgaire qui l’accoste dans un bus pour lui soumettre ses poèmes ou celle de ce paysan vantard et cruel qui s’est décrété « chercheur en espérance » : 

« Eh bien, m’a-t-il dit, c’est extrêmement compliqué. Comment vous expliquer ?... Voilà : vous remplissez à moitié un grand seau. En tôle galvanisée – c’est important qu’elle soit galvanisée pour ne pas offrir de points d’accroches –, et vous y jetez un rat. Le rat va nager en rond, collé aux parois, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, en cherchant à sortir. Avant de couler à pic et de se noyer, il nagera huit heures durant. Mais avant que les huit heures ne se soient écoulées, vous jetez dans le bac une petite planche qui flotte, et vous lui permettez de se reposer. Au bout de six minutes, vous retirez la planche qui flotte, et vous lui permettez de se reposer. Au bout de six minutes, vous retirez la planche. Le rat devra nager à nouveau, et nagera quarante-huit heures de plus. D’où l’on déduit scientifiquement que les rats ont une espérance moyenne de vie de huit heures, laquelle convenablement stimulée, s’accroît par multiples de huit. » 

Le constat est clair : l’homme est fait comme un rat, à l’image du père moribond du poète dont les dernières paroles établiront une belle distinction, à savoir qu’« il y a ceux qui expirent en odeur de sainteté et dont le corps ne se corrompt pas durant des siècles, et ceux, comme moi, qui commencent à pourrir bien avant leur mort. » Stimmberg promène sa misanthropie dans le monde et son désabusement est tel qu’en 1947, alors qu’il travaille dans une imprimerie, il abandonne les exemplaires de son premier livre ainsi que les derniers exemplaires de Mein Kampf à une vieille clocharde afin qu’elle puisse nourrir ses boucs. La misanthropie de Stimmberg est cependant teintée d’une certaine bienveillance, bienveillance que signale la fausse épigraphe signée Stimmberg, « la misanthropie est un humanisme ; l’humanisme aussi, est une misanthropie. » 

Cette bienveillance caractérise Recels. Ce livre est qualifié par l’auteur lui-même de « trahison » car Évocations de Matthias Simmberg devait être son premier et son dernier livre, Mallard ayant renoncé à poursuivre son œuvre. Il a fallu toute l’obstination de Robert Amutio et de Florence Olivier pour le décider à autoriser la publication de ces textes par David Vincent aux éditions de l’Arbre Vengeur. Presque tous ces textes étaient déjà parus, mais de manière éparses, dans des revues et des journaux. Mallard a longtemps été le receleur de ses propres textes : « si je n’écrivais pas un livre nouveau, je ne publierais pas de nouveau livre. » La bienveillance de Mallard a donc d’abord consisté à nous offrir ce recueil de textes courts de toutes sortes : des aphorismes, des réflexions, des essais, des contes et des nouvelles. Cette bienveillance se retrouve aussi dans le regard que porte Mallard dans ses nouvelles sur ces hommes et ces femmes frappés par le malheur, qu’il s’agisse du cousin Armando qui passe ses soirées à regarder en boucle les images de sa femme prématurément décédée sur son vieux projecteur (Super 8), de son grand-père s’émerveillant à la vue d’une colonie de fourmis après avoir recouvré la vue suite à une opération de la cataracte (Ameising), d’Ana Laura qui raconte les derniers moments de la vie de sa grand-mère victime du tremblement de terre de 1985 qui détruisit les quartiers pauvres de Mexico DF, ou encore de Romero Carrasco, le toxicomane assassin dans une nouvelle digne des meilleurs polars (Le crime de la rue Matamoros).
Si toutes ces nouvelles sont parfaitement maîtrisées aussi bien dans la forme que dans le fond, c’est parce que Mallard ne badine pas avec l’écriture. Il y a, selon lui, une responsabilité de l’écrivain face au langage qui a trop tendance à être oubliée, la plupart des auteurs n’écrivant que pour être publiés. L’idéal flaubertien du mot juste doit être l’idéal de tout écrivain se respectant lui-même et respectant son lectorat. Mallard rappelle que Rulfo, alors que son livre était déjà publié (Pedro Paramo ?), continuait à corriger son texte. Il ne s’agit pas d’un snobisme, mais d’une obsession constitutive du statut même d’écrivain sérieux. Lorsque Rulfo remplace un « il fut effrayé » par un « il fut épouvanté », il ne s’agit pas d’un détail et Mallard le montre avec brio. Cela l’amène à parler de López Velarde et de son habitude de laisser traîner dans ses tiroirs, dans l’attente de l’adjectif adéquat, des poèmes à trous. Cette terrible exigence est sans aucun doute la raison du bartlebysme de Mallard. Pour illustrer cette obsession, il prend l’exemple de l’un de ses fragments abandonnés faute d’avoir trouvé l’adjectif approprié :

« Le couteau tranche net la grenade et le prisonnier s'éveille, fiévreux, dans la saumâtre obscurité de son cachot. Des signes profus de ses rêves, il déduit son imminente exécution. Le jour point. Une lueur découpe des losanges de lumière sur le fer d'une haute et (trou López-Vélardéen) fenêtre. »

Quel est l'adjectif qui ferait sens ?, qui donnerait corps à cette fenêtre tout en s'inscrivant dans le rythme de la phrase ? Mallard multiplie les essais : « minuscule » serait trop faible, si peu audacieux qu'il serait un manque de respect envers le lecteur ; « incrédule » est osé, mais peu sensé ; « hautaine » est impossible bien que ce soit l'idée, « indifférente » n'est pas assez musical et contient une syllabe de trop... Face à cette impossibilité, l’auteur renonce, ce texte restera inachevé. Être écrivain, ce n’est donc pas seulement aligner des mots. Écrire n’est possible que si l’on a un tempérament « obsessionnel-compulsif » : il s’agit de livrer un combat acharné contre une matière, le langage, qui résiste obstinément à la forme qu'on veut lui donner :

« D'une certaine façon, l'écriture est une bataille contre le langage qui offre la possibilité de deux dénouements. Ou l'on domine le langage, ou l'on est dominé par lui ; ou l'on parvient à communiquer pleinement, ou l'acte de communication s'enlise, il échoue. »

C’est cet idéal de perfection qui a conduit Mallard à renoncer à l’élaboration d’une œuvre. Et pourtant, cette bataille contre le langage, il l’avait emportée, comme en témoigne ses deux livres. Espérons donc que son bartlebysme ne soit pas définitif.









Évocation de Matthias Stimmberg. Traduction d’Anne Plantagenêt. Bibliophane. 9 €




Recels. Traduction de Florence Olivier. Arbre Vengeur. 15 €

1 commentaire:

  1. Bartleby et PhiLAnthrope, l'addiction au tabac et tout comme pour ma part l'addiction au chocolat noir nous mènent, mais c'est sûrement parce que nous ne souhaitons pas que la descendance nous voit sucrer les fraises, beaucoup plus vite dans le trou. Tabatière ou chocolatière, impressions sublimes.

    Nombre 167, Recels dans le portique bolanien désormais, pourquoi ressasser mais parce qu'il le faut, ameising ou Le Savon de Ponge, le poète qui n'en finit pas d'ouvrir l'espace et qui est certainement responsable de mes anamorphoses de lectures.

    A l'instant des propos de table sur la ROUSSE magnifique dont le vert, couleur de la dissidence, lui sied tant, je m'arrête et repense à l'origine du monde de Courbet. Jo l' irlandaise à la chevelure rousse flamboyante est probablement la modèle pour ce tableau. Pourquoi Courbet ne peint-il pas le poil pubien roux ?

    Courbet sait que c'est impossible, il ne peut pas dire l'origine du monde par un contresens. L’ambiguïté dite par l'Hémorroïsse (sang, couler) qui a ses menstrues sans interruption et ne peut donc pas avoir d'enfant. L'Hémorroïsse je l'ai rencontrée dans un roman anima motrix de Arno Bertina si elle a capté mon attention c'est que j'avais traité le sujet sur de très grandes toiles peintes, détruites aujourd'hui.

    A partir de l'origine du monde, Orlan a proposé L'origine de la guerre, à mon tour je propose le pubis roux pour l'origine du monde comme symbole de stérilité, dans certains pays, les femmes tremblent d'avoir une fille, elles savent que la vie de la petite fille sera un enfer puisqu'elle est considérée comme inférieure à tout.

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