mercredi 1 février 2012

Dashiell Hammett, Interrogatoires

A petit feu
Marc Villemain

Éditions Allia
Il y aurait une certaine indécence à dresser un quelconque parallèle entre la période que traversèrent les Etats-Unis au début des années 1950, dont émerge la figure inquisitrice du sénateur McCarthy, et la tentation toujours très forte des démocraties contemporaines, de l’Italie à la France, de surveiller et si possible d’attacher à leur cause les intellectuels, et plus largement tous ceux qui pourraient avoir l’oreille du peuple : ceux-là ne figurent sur aucune « liste noire », aucune peine de prison n’est prononcée contre aucun d’entre eux, et leurs écrits ne sont passés au crible d’aucune commission d’enquête. D’où vient, alors, que l’on sorte des Interrogatoires subis par Dashiell Hammett avec l’impression d’avoir lu une sorte de mise en garde ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Il y a d’abord le rôle et la posture des auxiliaires de Justice qui, tout au long des trois procès ici regroupés, témoignent d’un dessein purificateur où l’État envahit l’espace et où la défense n’a pour ainsi dire aucune place. Le spectacle, car c’en est un d’une certaine manière, se déploie ensuite sur une scène que nous autres contemporains connaissons bien, celle d’un maillage administratif et technocratique aux procédures indémêlables pour n’importe quel citoyen, fût-il le moins ordinaire. Enfin, il y a l’accusé lui-même, Dashiell Hammett, maître et fondateur du roman noir, dit hard boiled (« dur à cuire »), dont l’attitude durant ces procès témoigne à la fois d’une constance qui confine à l’exemplarité et d’une conception personnelle, au fond très séduisante, de l’engagement.

Hammett ne livre rien, arc-bouté sur le cinquième amendement de la Constitution américaine, qui permet à tout citoyen de refuser de témoigner contre lui-même dans un procès pénal. Toute la rhétorique des Interrogatoires s’articule autour de cet amendement et de son utilisation optimale par l’accusé, ce qui bien sûr en fait le sel et, si tout cela n’était pas tristement réel, en constituerait le principal effet comique. Du coup, on a parfois l’impression que c’est Hammett qui donne le ton du procès, son mutisme légaliste acculant ses accusateurs à choir dans l’absurde. La réponse qu’il apporte à chacune des questions ou presque qui lui est posée (« Je refuse de répondre car la réponse peut me porter préjudice ») ne constitue pas à proprement parler un système de défense, ne saurait du moins être résumée à une stratégie juridique. Elle a quelque chose du socle intellectuel sur lequel il fait reposer, sans le dire explicitement, une certaine manière de s’engager. Proche des mouvements communistes mais de tempérament davantage libertaire, le mutisme d’Hammett porte à la fois le témoignage d’une éthique personnelle qui lui interdit toute délation, et la manifestation d’une élégance qui l’empêche de sombrer dans l’ergotage idéologique. Natalie Beunat l’écrit très justement dans sa Préface : « Hammett fit ce qu’il avait à faire, sans se plaindre. » Attitude "hard boiled" s’il en est, qui lui vaudra d’être emprisonné six mois durant. Si vous avez une demi-heure devant vous, lisez absolument ce livre, qui vous fera plonger dans cette époque étrangement proche et lointaine et qui, avec l’économie de mots et de moyens à laquelle l’obligeait le procès, vous en dira plus long qu’il y paraît sur cet immense écrivain.

Traduit de l'anglais (américain) par Natalie Beunat
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 19 - Septembre/octobre 2009

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