Le roman du cerveau
Marc Villemain
Éditions du Cherche-Midi |
C’est l’un des écrivains les plus complets et les plus brillants de sa
génération. Un de ces écrivains comme les États-Unis se plaisent à en
fabriquer, brassant les savoirs et embrassant le monde, portant attention aux
couleurs du ciel autant qu’aux coulisses de l’univers. L’auteur d’un roman
magistral, Le Temps où nous chantions,
une bible pour ceux qui voudraient comprendre un peu mieux dans quel métal se
conçoit et s’invente l’identité américaine. Un immense styliste, enfin, dont
nous ne nous lassons pas d’admirer l’ingéniosité des formes et des
constructions, l’ampleur et la précision des phrases, et cette intelligence du
rythme dont je ne suis pas loin de penser, parfois, qu’elle pourrait bien avoir
quelque chose de spécifiquement américain. Roman de l’Amérique, Le Temps où nous chantions se déployait
sur fond d’histoire familiale et raciale : son lyrisme rencontrait le
siècle ; dans La Chambre aux échos,
ce n’est plus à l’histoire mais au cerveau des hommes que s’attache Richard
Powers. Pas un roman intimiste, donc, mais plutôt un roman de l’intimité –
celle du siège de nos pensées et de nos sensations.
Le livre s’ouvre sur une scène qui ne déplairait pas aux frères Coen.
Nous empruntons une petite route du Nebraska, à la nuit tombée, au moment où
des centaines de grues vont se poser « en
flot continu » ; elles « convergent
ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. » L’on
vient du monde entier pour admirer cette chorégraphie mythique : « alors
que l’obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule
vieux de soixante millions d’années qui vit débuter cette migration. »
C’est sur cette petite route, cette même nuit, que Mark Schluter va avoir son
accident. Il en réchappera grâce à une intervention mystérieuse, celle d’un
témoin anonyme qui prévient les secours et semble être celui qui a laissé sur
sa table de chevet, à l’hôpital, un billet mystérieux. Au sortir du coma, Mark
sera atteint du syndrome de Capgras, trouble psychiatrique par lequel le
patient, qui distingue normalement les visages et les physionomies, est
intimement convaincu, quoique tout lui prouve le contraire, que ses proches ont
été remplacés, qu’ils ne sont en fait que des sosies. Ainsi de Karin, qu’il
accuse d’usurper l’identité de sa vraie sœur. Démunie, celle-ci contacte Gerald
Weber, neurologue fameux. L’histoire peut commencer, qui conduira ces
trois-là aux extrémités de l’existence.
Il y a toujours dans les livres de Powers quelque chose du puzzle ou du
meccano. La chose est d’ailleurs sans doute moins programmée qu’il y paraît,
comme si l’auteur lui-même s’orientait en suivant les méandres de ses pensées
naissantes et multiples. Le récit peut bien modifier son cours au gré de
l’écriture, quelques diversions peuvent bien enrichir ou compliquer encore la
perception générale que nous avons du décor, de ses soubassements, de ses
tiraillements, l’impression finale, elle, demeure : celle d’avoir plongé
très profond, d’avoir incorporé les personnages, d’en avoir épousé les doutes,
les foucades, les perplexités, d’avoir été en accord avec leur temps propre.
Chacun d’entre eux dégage quelque chose d’éminemment reconnaissable, et en même
temps de très commun, ce quelque chose de balbutiant, d’incertain et
d’imprudent sur lequel l’existence tâtonne. L’histoire des hommes, leur vie
sociale, leurs convictions, leurs certitudes peuvent bien être ce qu’elles
sont : ils n’en sont pas moins friables, hésitants, emmenés par la vie.
C’est là peut-être qu’excelle Richard Powers, dans cette façon qu’il a
d’habiter la fragilité qui nous constitue, et de mettre au jour les petites
ressources dont nous usons pour la surmonter ou la dissimuler. Pour autant,
l’immense talent de Richard Powers est difficile à cerner : il embrasse
trop de choses avec trop d’envergure. En renversant son sujet, en mettant la
focale sur le cerveau et le désordre affectif des humains plutôt que sur les
mouvements souterrains de l’Histoire, il n’en a pas moins écrit une fresque
époustouflante sur l’humanité. Et s’il faut absolument dégager un sujet, s’il
faut absolument essayer de dire de quoi il s’agit, au fond, dans ce livre-ci,
je dirais que c’est un roman sur l’étrangeté fondamentale que nous inspirent
nos propres existences, sur le sentiment névrotique que suscite notre
impuissance, même relative, à tirer les ficelles de notre destin. Nous ne
reconnaissons pas toujours les autres, ni la société où nous vivons, mais nous
ne nous reconnaissons pas toujours nous-mêmes. Roman du libre-arbitre malmené,
donc, de l’identité improbable, peut-être du chaos primordial dont nous sommes
faits, La Chambre aux échos, tout en
s’arc-boutant à un substrat scientifique très documenté (presque trop,
parfois), combine avec empathie et virtuosité le bonheur du grand roman total,
la rugosité du thriller neurologique et la liberté jouissive de la réflexion
métaphysique. Étrangement, c’est un livre dont on sort à la fois plus tourmenté
et plus serein, le constat d’une certaine permanence humaine venant apaiser le
perpétuel spectacle de nos errances. Paradoxe que l’on ne peut guère éprouver
qu’à la lecture d’un chef-d’œuvre.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Article paru dans Le
Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
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