Les ploucs
Éric Bonnargent
Des séries télévisées comme X-Files, des films comme Délivrance ou des polars comme La Foire aux serpents de Harry Crews ou 1275 âmes de Jim Thompson ont tellement influencé notre imaginaire que nous nous représentons souvent le plouc de l’Amérique profonde comme une sorte de taré consanguin aussi abruti que dangereux. Nick Corey, le narrateur de 1275 âmes, se présente ainsi :
« Je m’appelle Nick Corey. Je suis le shérif d’un patelin habité par des soûlards, des fornicateurs, des incestueux, des feignasses et des salopiaux de tout acabit. »
À l’inverse, le plouc français inspire plutôt la sympathie car, sous son air bourru, il incarne plutôt le brave type. Tout cela n’est qu’imaginaire car de petites bourgades françaises sont aussi habitées par « des soûlards, des fornicateurs, des incestueux, des feignasses et des salopiaux de tout acabit » ; c’est ce que montre Claude Bathany dans Country Blues, un polar à l’américaine, noir et sinistre à souhait, dont l’action se passe en Bretagne, dans le Finistère, dans la région des monts d’Arrée.
Le livre comporte quatre chapitres, numérotés en breton de “Unan” à “Pevar”. Ces chapitres sont constitués de différentes voix s’éclairant mutuellement, comme autant de perspectives, les mêmes événements étant souvent racontés par différents narrateurs, donnant ainsi l’impression au lecteur d’avoir le point de vue de Dieu là où les narrateurs n’ont que leur perception des événements. Dans chacun de ces chapitres, les quatre enfants Argol s’expriment à tour de rôle et un membre de la famille Moullec, un par chapitre, à la suite de chacun d’eux.
La famille Argol ? Cinq tarés. Chez ces gens-là, il y a d’abord la mère. Elle a perdu la tête vingt ans plus tôt. Capable de crises de démence, elle est la plupart du temps totalement abrutie, pouvant passer des heures devant la télévision, même éteinte. Depuis qu’on l’a retrouvée un matin dans le poulailler en train de couver les œufs, ses enfants, la nuit tombée, l’enferment dans sa chambre.
C’est surtout Dany, l’aîné, le moins fêlé, qui s’occupe d’elle. Dany, c’est le play-boy du coin : « j’étais sans doute le seul mec à peu près potable de la région et – ça, toutes mes ex vous le diront – un baiseur d’enfer. » S’il passe la majeure partie de son temps à courir les filles sur sa mob, c’est quand même grâce à lui que la ferme en ruine nourrit encore la famille, puisqu’il est le seul à être encore capable de s’occuper des animaux.
Lorsqu’il n’est pas occupé à construire des murs inutiles, Jean-Bruno lui file un coup de main. Jean-Bruno, un géant, emploie ses soirées à mater des films pornos et à taper des poings dans un sac. Il faut dire qu’il a été boxeur, mais, depuis l’incident qui lui a coûté sa place à l’abattoir, il est devenu agoraphobe :
« J’étais en train de dépiauter des carcasses dans l’humidité et les relents. Dégoulinant de moiteur peu avant midi, je suis sorti de l’atelier de découpe pour aller sur la bouverie. Je me sentais mal, comme si j’avais un truc qu’il me fallait, d’une façon ou d’une autre, expulser. Il y avait là des bêtes parquées en vrac, qui venaient d’arriver et qui attendaient d’être mises en stabulation. Je me suis approché, j’avais un tranchoir à la main. J’ai passé une barrière, je me suis faufilé dans le parcage et j’ai levé le bras. Ç’a été d’abord un grand geste nonchalant, presque une lassitude, sur une des bêtes, une simple lacération. Un camionneur s’est mis à gueuler en me voyant faire, puis une ouvrière. Je me suis tourné vers eux, je leur ai souri d’un sourire qui n’avait rien d’humain et, à partir de là, jouant avec le tranchoir, j’ai commencé mon œuvre. Eux, de voir ça, ça les a rendus sans voix ou, alors, ce sont les meuglements qui ont tout couvert. Face à mon attaque, les bêtes se sont mises à faire des écarts autour de moi, se bousculant et se piétinant les unes les autres mais j’ai été sans pitié. Je les ai salement esquintées, visant certaines à la moelle, d’autres au jarret, puis des coups plus puissants, sous des angles tuant net, ou seulement portés pour faire souffrir. Je me déplaçais à l’instinct afin de ne pas me retrouver coincé ou écrasé. Elles se vidaient de terreur, le sang giclait dans leur putain de merde et elles s’y vautraient mais je ne savais plus m’arrêter, me donnant à fond, collet, carré, longe. Mes collègues n’osaient pas intervenir. Fallait voir le dément que j’étais et les coups de vice que j’osais, balafrant certaines bêtes d’entailles grotesques, parfois m’acharnant sur une, lançant un bout de chair à la volée. »
Depuis cet incident, Jean-Bruno, avec « sa gueule de contre-exemple », comme le dit Cécile, sa sœur, traîne sa mélancolie dans la ferme familiale.
Cécile, elle, est un concentré de haine. Lesbienne et collectionneuse d’armes de guerre, elle est tellement givrée qu’elle a échoué aux tests psychologiques du concours d’entrée dans la gendarmerie.
Il y a enfin Lucas, le cadet, schizophrène aux obsessions pédophiles. Ou plutôt Lucas et Olive, la marionnette qui l’accompagne partout, son autre qu’il fait parler et sur laquelle il se masturbe.
Tous tentent d’oublier le drame à l’origine de leur désastre qui eut lieu vingt ans auparavant. Avec Etienne, le père, ils formaient une belle petite famille, promise au bonheur. Etienne était un célèbre chanteur de rock de la région qui, par souci d’hygiène de vie, venait de s’installer dans le village après avoir acheté la ferme familiale des Moullec. Son seul défaut était d’être un coureur de jupons. C’est du moins ce que tout le monde croyait avant qu’on le mette en cause dans l’enquête sur la disparition de plusieurs petites filles, dont l’une des siennes, la jumelle de Lucas. Leurs corps ne furent jamais retrouvés, mais Etienne Argol se pendit dans sa grange et on retrouva une lettre dans laquelle il demandait pardon… Depuis, les Argols se sont réfugiés dans leurs névroses ou leurs folies pour oublier et ne surtout jamais éveiller le souvenir du monstre qui leur avait servi de mari ou de père. Et, lorsque Flora, une jeune zonarde d’à peine vingt ans, arrive dans la région et se met à fouiner partout en évoquant cette sinistre affaire, les Argol ne veulent rien entendre et se murent dans le silence de l’indifférence. Il n’est pas bon de réveiller les vieux démons…
C’est d’ailleurs une voix d’outre-tombe, démoniaque, qui s’élève d’une cave : celle de Gildas Moullec, disparu vingt ans plus tôt… Gildas était peintre, un peintre bien particulier puisque, dans son mobile-home, il ne peignait que des animaux morts. La logorrhée de Gildas est inquiétante et, en ce début de roman, on n’ose comprendre de quoi il parle :
« Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’autant que possible je ne fais pas souffrir. Je reste rassurant. Jusqu’à très loin en avant, je ne laisse rien deviner de l’horreur à venir. Et j’ajouterai que, jusqu’à un certain point, ce n’est pas douloureux. La douleur est la sensation avec moi la plus brève. Elle dure nettement moins qu’un de mes lancinants cauchemars.
Après, pour qui devient objet, ce n’est plus douloureux du tout. »
L’arrivée de Flora produit l’effet inverse sur les frères et sœur Moullec qui ne parlent que de l’affaire Argol. Après Gildas, ce sera au tour d’Evelyne de parler, l’une des rares femmes à ne pas être tombée dans les bras d’Etienne alors qu’elle en était folle amoureuse. Depuis sa mort, elle est la meilleure cliente de son propre bar.
Il y a ensuite Didier, le garagiste dont la femme, Clémence, une aventurière qui fut la maîtresse d’Etienne, s’est enfuie peu après le suicide du rocker. . On l’a retrouvée morte il y a peu, à quelques kilomètres de là, abattue de plusieurs balles dans son lit, en compagnie de son dernier amant, un ancien truand. Quant à la fille que Didier et Clémence eurent ensemble, Anne-Laure, elle s’est ouvert les veines dans un champ quelques années auparavant, après avoir rompu avec Cécile Argol…
Il y a enfin le frère aîné, Vincent. Il n’apprécie guère que cette jeune paumée vienne déterrer les vieux souvenirs. Ancien officier de la gendarmerie, c’est lui qui avait mené l’enquête sur les enfants disparus et incriminé Etienne Argol.
Après avoir été primé pour son premier roman, Last exit to Brest, Claude Bathany signe là un second polar totalement maîtrisé. Il réussit le tour de force d’écrire dans des registres totalement différents selon les narrateurs qu’il utilise et entraîne le lecteur dans son univers qui, décidément, n’a rien à envier aux grands maîtres américains du genre.
Claude Bathany, Country Blues. Métailié. 8 €
Article initialement paru sur le site du Fric-Frac Club
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