Le juste ton
Marc Villemain
Éditions Le Dilettante |
On se trompe
toujours lorsqu’on croit pouvoir définir le moderne comme l’homme de son
temps : celui-là ne fait jamais que se conformer à quelques attractions
majoritaires. Ce qui est moderne ne nous apparaît souvent qu’après coup, quand
ce qui fut jadis, et tout en en portant les couleurs, continue de nous alerter
aujourd’hui. A cette aune, et vingt-cinq ans après sa disparition, la lecture
de Jean Freustié (pseudonyme de Pierre Teurlay) pourrait bien donner quelques
leçons à certaines de nos figures les plus contemporaines, parfois un peu trop
soucieuses de se fondre dans l’écume.
Réédité à
l’occasion de cet anniversaire par Le Dilettante, La Table Ronde et Grasset,
l’on découvre ainsi une plume à l’ironie plus ou moins dépressive, un regard
sur le monde tangible où entrent de la langueur, du détachement, un sentiment
mêlé de lointaine étrangeté et d’empathie pour les humains qui l’environnent, autant
de manières peut-être de tenir en bride une sensibilité souterrainement
écorchée. Les neufs nouvelles qui composent ce recueil, publié une première
fois en 1967, donnent le ton de l’œuvre : une élégance sombre et
débarrassée de toute tentation lyrique ou édifiante, une écriture trempée dans
la chair de l’existence quotidienne autant que mise à distance de l’histoire
vive. Cela donne quelques joyaux, tel ce Verre
de mirabelle, où le narrateur, médecin comme le fut Jean Freustié, constate
qu’il est en train de « braver le
cours ordinaire de [son] ennui » à l’occasion de l’agonie de
la grand-mère de sa femme. « Je
serai en retard à la maison ; de quelques minutes. Mais de la mauvaise
conscience j’ai aussi une longue habitude. Je ne commets d’ailleurs que des
incartades mineures, celles qui, sans agrandir la vie, compromettent à coup sûr
l’avenir. Le somptueux, je l’ai connu parfois, il me fatigue. Je le laisse à
plus prétentieux que moi et je reste avec ma fatigue. » Ce qui
intrigue Freustié, ce qu’il va, avec cet air de ne pas y toucher, décrypter,
retourner, ce n’est pas tant la vie matérielle que l’ennui, ou ce que l’on
appelle l’ordinaire, ces situations anodines et morales de la vie des hommes.
« Il s’agissait de sa grand-mère à
elle, ce qui ne change rien à ma moralité. Je ne suis pas ignoble ; pas
même indifférent. Le seul fait important est que la vie des autres, pour moi –
comme pour d’autres – se déroule dans un autre univers. Mais j’en suis
conscient. » Une folie légère vaporise ces neuf récits, où saillent ce
que l’on devine être les quelques blessures et obsessions de l’auteur, son
inadéquation au monde, son embarras à devoir y paraître et y évoluer, sa
maladresse à ne pas y parvenir, et la délicatesse d’un esprit à la sensibilité
très profonde.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 11, juillet/août 2008
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