Romain Verger
Gustavo Jononovich, Yuma, 2011. |
En publiant cette anthologie en édition bilingue du poète écossais William Sydney Graham (1918-1986), les éditions Black Herald permettent aux lecteurs français de découvrir un des poètes britanniques majeurs du XXe siècle, remarqué par T. S. Eliot, alors éditeur chez Faber and Faber, maison qui publiera l’ensemble de son œuvre à partir de son troisième recueil.
J’imagine combien l’exercice de traduction, compliqué par la nature du langage poétique, l’a sans doute été plus encore ici, car la langue de Graham est truffée de ruptures de construction, de collisions d’images déroutantes ; il évoquait d’ailleurs sa poésie comme «une architecture d'associations». Si les premiers poèmes retenus (ils le sont aussi chronologiquement) m’ont semblé d’un abord difficile et abscons (le poète et éditeur Paul Stubbs les envisage dans sa postface comme une articulation d’«élans rétiniens» et «de flux oniriques»), l’univers de Graham se balise peu à peu de repères et de motifs qui deviennent familiers au lecteur, déclinés en mode majeur ou mineur : les problèmes du langage, qu’ils relèvent de la communication ou de l’expression, le silence, la participation euphorique au monde et ses prolongements esthétiques, la réception de la parole poétique, la fragilité identitaire... Tels sont quelques-uns des thèmes de prédilection du poète écossais.
La question du langage d’abord, presque unanimement posée depuis Mallarmé, dans une torsion métatextuelle qui semble exiger que la poésie s’ausculte, interroge ses propres moyens d’exécution, faisant d’elle-même son objet et du processus créateur un horizon interprétatif toujours opératoire. Comme si toute poésie qui ne tenait pas le langage en suspicion et ne faisait pas son miel de sa déploration, devenait elle-même suspecte. Graham n’y échappe pas, témoignant çà et là de sa difficulté à exprimer de la façon la plus juste ses visions et mouvements intérieurs. Ce «langage mourant au dos si large» constitué de «mots transis» n’est qu’un outil imparfait qui bute devant l’expérience et s’épuise à vouloir la traduire :
Se desséchant dans la vaine parole ou mourant d’un impossible échange, le poème se noie dans le silence, s’étrangle de lui-même. Un silence dont on mesure qu’il va de pair avec l’isolement auquel se voit condamner le poète, aux marges de la société comme des genres littéraires. Sans doute ce sentiment n’est-il pas étranger aux périodes d'extrême pauvreté que Graham dut traverser au cours de son existence. Ainsi de ce texte qui montre le poète dérivant au gré de l’océan sur un bouchon de liège, ou de cet autre dans lequel il envoie ses fragments voyager par-delà l'horizon en pure perte. Face à ces paroles jetées au vent ou vouées à l’infinie dissolution de l’océan, à quoi bon parler, «pour qui s'époumonner»? Alors par moments, l’éventualité du renoncement, de l’abandon s’impose cruellement à la conscience : "Tu es rentré chez toi mais tu t'apprêtes / À ne pas te battre avec assez d'ardeur et à mourir / Dans un bois sombre et tout aussi désolé / Où nul inconnu ne pénétrera jamais."
Condamné au silence, le poète n’a d’autre choix que de trouver en lui un remède à l’indépassable obscurité de l’échange, qu’il prenne les formes du dialogue de sourds ou du mutisme. Dans «La Terre de Malcolm Mooney» (1970), le silence va jusqu’à s’incarner en «une énorme créature dont la queue bat» qui «trouve / À ronger d'un côté comme de l'autre». Dès lors, le poète ne doit pas chercher à lutter ; charge à lui de le nourrir et d’en faire son allié : «Donne lui à manger. Elle ne te veut ni / Bien ni mal. Avant tout, / Tais-toi. Donne-lui ton amour.» Et malgré cela, Graham expérimente, cherche inlassablement par l’écriture cette langue nouvelle par laquelle s’opérerait l’échange tant espéré, renaîtrait ce que Svankmajer avait appelé dans l'un de ses courts-métrages, les possibilités du dialogue : «Je crois que je ne suis plus très loin / d'une manière d'écrire ce qu'à mon sens / tu dis. tu énonces très clairement / Des mots terribles toujours hors de ma portée.»
La poésie de Graham est l’expérience intime d’une solitude éblouie par les rayons lunaires, une aventure d’être qui se mène, pour se faire jour à elle-même, dans la nuit de la conscience. Combien de poèmes aux accents rimbaldien de bateau ivre, de déluge et de voyance insatisfaite ou avortée, évoquent le thème de la pêche nocturne? Un motif qu'il tire vraisemblablement de sa propre expérience de marin. La mer et la nuit, associées à de multiples reprises, font même figures de parents symboliques : ainsi de la nuit «qui [l]e nomme jusqu’à l’os» et de la mer «qui [l]e prononce». Dans ces moments de silence et de lumière paradoxale, où le temps se suspend - temps mort où l’œil et la seconde s’écarquillent - , on le voit sonder les abysses de l’expérience esthétique, traquant «l'euphorie d'être vivant dans le langage.» La figure romantique du marin affrontant «les embruns de son esprit» et les «paquets hurlants d'écume», devient à ses yeux la métaphore exacte du poète. Poète, celui qui brave la tempête et tutoie la noyade, repoussant les limites de l’être, tout à la fois Ulysse, Sisyphe et Orphée exorcisant indéfiniment sa propre mort dans l’écriture :
À la faveur de la nuit naissent des moments de vertige et de dédoublement. À cet égard, la poésie de Graham semble souvent frappée d’une schize, comme si à la fracture qui éloigne l’individu du monde et le poète d’une langue idoine, s’ajoutait cet éclatement intérieur de l’être, condamné à faire converser entre eux différents morceaux de lui-même, à défaut de pouvoir dialoguer avec le monde extérieur. Les poèmes disent cette autre difficulté à faire coexister ces multiples états et fragments identitaires («le martyre sanglé au feu» et «l'intellect sanglé à la glace») en un seul individu et partant, à les faire parler d’une seule voix. À moins que cette fracture ne redouble les deux autres, rendant sa solitude et son inquiétude plus radicales :
J’imagine combien l’exercice de traduction, compliqué par la nature du langage poétique, l’a sans doute été plus encore ici, car la langue de Graham est truffée de ruptures de construction, de collisions d’images déroutantes ; il évoquait d’ailleurs sa poésie comme «une architecture d'associations». Si les premiers poèmes retenus (ils le sont aussi chronologiquement) m’ont semblé d’un abord difficile et abscons (le poète et éditeur Paul Stubbs les envisage dans sa postface comme une articulation d’«élans rétiniens» et «de flux oniriques»), l’univers de Graham se balise peu à peu de repères et de motifs qui deviennent familiers au lecteur, déclinés en mode majeur ou mineur : les problèmes du langage, qu’ils relèvent de la communication ou de l’expression, le silence, la participation euphorique au monde et ses prolongements esthétiques, la réception de la parole poétique, la fragilité identitaire... Tels sont quelques-uns des thèmes de prédilection du poète écossais.
La question du langage d’abord, presque unanimement posée depuis Mallarmé, dans une torsion métatextuelle qui semble exiger que la poésie s’ausculte, interroge ses propres moyens d’exécution, faisant d’elle-même son objet et du processus créateur un horizon interprétatif toujours opératoire. Comme si toute poésie qui ne tenait pas le langage en suspicion et ne faisait pas son miel de sa déploration, devenait elle-même suspecte. Graham n’y échappe pas, témoignant çà et là de sa difficulté à exprimer de la façon la plus juste ses visions et mouvements intérieurs. Ce «langage mourant au dos si large» constitué de «mots transis» n’est qu’un outil imparfait qui bute devant l’expérience et s’épuise à vouloir la traduire :
«Les noms sont le diable en personne. Une foisEn témoigne l’image des «voix suspendues» aux crochets d’un abattoir, chair morte et exsangue dont il lui faut pourtant nourrir son poème. Le poète «campé dans [s]on vocabulaire» aimerait non seulement transcrire fidèlement «ses particules intrinsèques» et ses «occurrences naturelles», mais s’ouvrir aux voix des autres, au bruit de la jungle sociale. Bien sûr, comme le dit Paul Stubbs, «Graham n'est pas un poète mondain». Graham constate amèrement cette fracture tout en se tenant à l’écart d’un monde qui l’étoufferait et asphyxierait sa parole poétique : «Il y a une guerre involontaire entre moi et cet environnement qui m'envahit de toutes parts, en surface, et il y a la production poétique.» Mais la solitude qui pèse sur l’univers de Graham est me semble-t-il davantage le résultat d’une tentative de participation toujours déçue, d’un irrémédiable et irréductible hiatus entre le poète et la société, comme de l’union forcée d’un donneur et d’un receveur linguistiquement incompatibles. La poésie de Graham est une poésie éminemment généreuse, ouverte sur les autres. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer la place qu’il accorde à ses amis ou à Nessie Dunsmuir, sa compagne, dédicataire de plusieurs poèmes. Une poésie ouverte sur le monde, qui voudrait dialoguer avec lui, se saisir de ses échos en s’en faisant le porte-voix. Dans ce désir d’assimilation du divers se dessine le rêve rimbaldien d’un «opéra fabuleux» : «Je suis sans cesse composé par les autres et par leurs mots, et les maux et remèdes guerroient et changent dans ce qu'ils tiennent de moi.» Mais en dépit des efforts consentis pour le faire tinter, ce monde peine à résonner et il semble vain d'espérer en tirer le moindre écho : «Je tape / Sans cesse pour interrompre le silence, / En tirer une durée de main d'homme qui fabrique / Dans cet instant un dialecte entre nous.»
Surgi le mignon verbe
Bien choisi censé très convenir
Le nom souverain prit la mouche et se modifia
Pour représenter un autre objet.
J’étais bien ennuyé, mais je dis autre Chose et gardai le verbe extraverti.»
Se desséchant dans la vaine parole ou mourant d’un impossible échange, le poème se noie dans le silence, s’étrangle de lui-même. Un silence dont on mesure qu’il va de pair avec l’isolement auquel se voit condamner le poète, aux marges de la société comme des genres littéraires. Sans doute ce sentiment n’est-il pas étranger aux périodes d'extrême pauvreté que Graham dut traverser au cours de son existence. Ainsi de ce texte qui montre le poète dérivant au gré de l’océan sur un bouchon de liège, ou de cet autre dans lequel il envoie ses fragments voyager par-delà l'horizon en pure perte. Face à ces paroles jetées au vent ou vouées à l’infinie dissolution de l’océan, à quoi bon parler, «pour qui s'époumonner»? Alors par moments, l’éventualité du renoncement, de l’abandon s’impose cruellement à la conscience : "Tu es rentré chez toi mais tu t'apprêtes / À ne pas te battre avec assez d'ardeur et à mourir / Dans un bois sombre et tout aussi désolé / Où nul inconnu ne pénétrera jamais."
W. S. Graham, par Michael Seward Snow |
La poésie de Graham est l’expérience intime d’une solitude éblouie par les rayons lunaires, une aventure d’être qui se mène, pour se faire jour à elle-même, dans la nuit de la conscience. Combien de poèmes aux accents rimbaldien de bateau ivre, de déluge et de voyance insatisfaite ou avortée, évoquent le thème de la pêche nocturne? Un motif qu'il tire vraisemblablement de sa propre expérience de marin. La mer et la nuit, associées à de multiples reprises, font même figures de parents symboliques : ainsi de la nuit «qui [l]e nomme jusqu’à l’os» et de la mer «qui [l]e prononce». Dans ces moments de silence et de lumière paradoxale, où le temps se suspend - temps mort où l’œil et la seconde s’écarquillent - , on le voit sonder les abysses de l’expérience esthétique, traquant «l'euphorie d'être vivant dans le langage.» La figure romantique du marin affrontant «les embruns de son esprit» et les «paquets hurlants d'écume», devient à ses yeux la métaphore exacte du poète. Poète, celui qui brave la tempête et tutoie la noyade, repoussant les limites de l’être, tout à la fois Ulysse, Sisyphe et Orphée exorcisant indéfiniment sa propre mort dans l’écriture :
«Ayant maintenant enduré un martyre marin, crucifié par la mer combattante,
Hissé haut vers les clous, couronné par-dessus l'hostie menteuse
Et frappé par le marteau, son chagrin en entier dispersé sur
L'eau changeuse d'argent, nourrie d'homme ; il m'a quitté
Transformé par le galop de l'écume traversante.»
«ma tâche de voyageur sanctifié par l'écume
Tracée dans une perle de sang, j'œuvre. Je réponds
Par-delà les ponts furieux, enchevêtrés, de la mer sombre,
Me targuant de ma propre noyade combattue, le vacarme gisant par le fond.
Toutes les mers qui viennent me ramènent, à chaque brisement de cœur, chez moi.»
À la faveur de la nuit naissent des moments de vertige et de dédoublement. À cet égard, la poésie de Graham semble souvent frappée d’une schize, comme si à la fracture qui éloigne l’individu du monde et le poète d’une langue idoine, s’ajoutait cet éclatement intérieur de l’être, condamné à faire converser entre eux différents morceaux de lui-même, à défaut de pouvoir dialoguer avec le monde extérieur. Les poèmes disent cette autre difficulté à faire coexister ces multiples états et fragments identitaires («le martyre sanglé au feu» et «l'intellect sanglé à la glace») en un seul individu et partant, à les faire parler d’une seule voix. À moins que cette fracture ne redouble les deux autres, rendant sa solitude et son inquiétude plus radicales :
«Tandis que je reste assis à devenir
À peine celui que je connais»
«Sinon je vais
Simplement comme une coquille
De mon être passé.»
«Moi, t'ai-je parlé déjà?
Il me semble que je ne suis
Qu'à quelques pas. Excuse-
Moi, t'ai-je parlé déjà ?
Il me semble reconnaître en ton visage
un autre que je fus, cette curieuse
Tête d'ombre de l'autre côté
de la grille dans le PARLOIR.»
W. S. Graham, Les Dialogues obscurs, Black Herald Press, 2013. 14 €. Trad. : Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre.
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