jeudi 12 décembre 2013

Thomas Harlan, Veit

Lettre au père ou l'insoutenable légèreté

Romain Verger

Thomas et Veit Harlan
En 1940, et à la demande de Goebbels qui comptait en faire un exemple édifiant des «effets pernicieux du judaïsme dans l’espace allemand», Veit Harlan réalise Le Juif Süss, qui met en scène un personnage de Juif arriviste dans l’Allemagne de la première moitié du XVIIe siècle. De ce film que son fils Thomas qualifie d’«audacieuse saloperie d’une lâcheté insigne», jamais le cinéaste n’accepta d’assumer sa responsabilité dans la stigmatisation des Juifs par le régime nazi, pas plus que le rôle coupable qu’il endossa dans l’entreprise de propagande qui visait à préparer la population aux pogroms et au gazage de grande envergure du peuple juif. Veit Harlan dut répondre à deux reprises de ses actes devant un tribunal après la guerre, mais en se retranchant derrière l’argument de la contrainte exercée par Goebbels à son encontre et en invoquant la dimension artistique de son film, il sera par deux fois acquitté, pour des raisons parfaitement contradictoires.

Cinéaste, dramaturge, écrivain et militant, son fils Thomas, né à Berlin en 1929 et mort en 2010, n’a eu de cesse, dans ses œuvres, de combattre les criminels de guerre, à commencer par son propre père, cet homme lâche et hypocrite, incarnation de cette société allemande d’après guerre qui cherche à se défausser de toute responsabilité individuelle en désignant des boucs émissaires. Veit est le dernier texte qu’il laisse. Affaibli par la maladie, il l’a dicté peu de temps avant sa mort à l'un de ses proches et il ne sera publié qu’à titre posthume. Dans cette poignante lettre au père - véritable transfert où l'imminence de sa propre fin le renvoie violemment à celle de son père - Thomas cherche à comprendre pourquoi Veit n’a jamais assumé sa faute. Plus encore, c’est l’occasion d’une impossible réconciliation, d’une reconnaissance filiale douloureuse et paradoxale, la rédemption du père ne pouvant se faire que par l’identification du fils à cet homme honni. C’en est troublant et passionnant.

Cette lettre débute comme une litanie gravée en épitaphe : «BIEN-AIMÉ, TÊTE CHENUE, BLANCHE COMME NEIGE, TÊTE EN L’AIR, PROSCRIT, SE CONFONDANT AVEC SES VICTIMES, DÉTACHÉ DE SA PROPRE HISTOIRE, PRODIGIEUX, INEXCUSABLEMENT MÉPRISÉ PAR SON FILS, INEXCUSABLEMENT TRAHI PAR SON FILS, SUAVE ENTRE TOUS, TENDREMENT ADORÉ, ÉCRASÉ PAR LE POIDS DE LA FAUTE, TOI QUE J’AI SOUPÇONNÉ DE NON-CULPABILITÉ DANS LA DÉTRESSE DU CRIME, CONDAMNANT CELUI QUE TU N’ÉTAIS PAS, CELUI AUPRÈS DUQUEL J’AI CHERCHÉ BÉNÉDICTION [...]»

À la faveur de cette parole enfin libérée, l’adresse au père conjure l’absence de dialogue qui marqua leur relation. Il s’agit d’abord pour Thomas de renvoyer le père à sa faute : «personne ne t’a contraint à commettre ton crime, car ce que tu as fait, tu l’as fait de ton plein gré, car personne ne l’a fait, car tu as aimé commettre ton crime». Veit refusa toujours d’endosser la moindre part de responsabilité, se considérant «non coupable entre tous» et préférant tourner le dos «à cette sale époque, à cette maudite période» : «Le tombeau dans lequel Veit s’était laissé enterrer, se situait bien loin de la lune, là où la lueur des cratères, la distance focale de la lumière noire, ne pouvait plus l’atteindre.»

Thomas dresse surtout le portrait d’un homme foncièrement méprisable, «trônant sur son or comme un dieu», incorrigible et sans scrupules, qui n’a pas hésité à déshériter son fils, effaçant trois de ses cinq enfants de son testament, abandonnant lâchement sa mère (Hilde) sans jamais lui verser la moindre pension.

Veit ne renie rien, ne regrette rien. Jamais l’ombre décharnée des victimes de la barbarie nazie n’assombrit son visage ni n'alourdit sa conscience :
«Ta culpabilité était si grande que, pensais-je, tu ne pourrais en supporter le poids, si gigantesque que tu en étoufferais de dégoût, en route avec Dora vers Auschwitz, où une directive de Heinrich Himmler obligeait les gardiens à voir Le Juif Süss, au cinéma d’Auschwitz, non loin de la rampe de déchargement, à quelques kilomètres seulement des chambres à gaz de Birkenau, de la pharmacie dans laquelle le Dr Capesius stockait le Zyklon B, pour que les Sankas, les véhicules sanitaires, puissent le porter sur le toit des chambres à gaz sur lequel se tenait l’Unterscharführer SS Klehr qui, par le conduit d’aération, faisait pleuvoir les cristaux sur ces hommes et ces femmes qui venaient maintenant de Hongrie.»
Veit ne connaît pas la honte, préférant la réserver à ses enfants : ses filles Maria et Susanne changeront de nom ; Thomas quant à lui rejettera d’abord sa langue, en signe de mépris pour son père, d’expatriation symbolique : «J’ai oublié l’allemand. Je t’avais oublié. J’ai commencé à écrire en français. J’ai écrit à cause de toi un livre intitulé No Man’s Land Fugues. En français, je ne me souvenais plus de toi.» Il quittera l’Allemagne pour la Pologne afin d’«entretenir [s]on envie de vomir sur cette terre allemande contaminée».

Mais ce qui rend ce texte poignant, c’est qu’il ne se réduit absolument pas à un testament vitriolé, d’aigreurs vaines et ressassées. Il transfigure le mépris et la haine en une leçon d’humanité bouleversante, d’inspiration chrétienne, comme si à l’indifférence froide et coupable du père ne pouvait répondre qu’un geste irrationnel et désespéré de compassion et de charité absolue, préalable à la rédemption de l’irrémissible coupable. Ainsi, parce que le père jamais n’assumera ses actes, le fils n’a d’autre choix que de les endosser à sa place. Et il le fait comme aurait dû le faire son père en prenant sa part des crimes de Goebbels et Hitler. De cette faute trop lourde à porter («une culpabilité que des centaines, des milliers auraient dû partager»), Veit s’en est lavé les mains, se grisant de «l’heureuse légèreté de la paix intérieure». Et c’est dès lors à Thomas qu’incombe le devoir de la reconnaître :
«Je te le demande, laisse-moi le prendre sur moi, laisse-moi t’en soulager, laisse-moi alléger ton fardeau, ta détresse, ce poids insoutenable, et accéder à ton tendre désir, si aimable, que les choses soient plus faciles, de pouvoir te réjouir de partir, de mourir, libéré, réconcilié, sur le chemin qui te mènera sous terre, au cœur de la nuit des longs couteaux, au combat pour ton bonheur, pour la clique des âmes semblables à la tienne, pour le gémissement de ta voix, encore chargée de souffrance, aux accents gutturaux de l’échec, même s’il en est ainsi, je veux t’assumer, te porter comme le deuil de tes vaines fautes, même s’il en est ainsi, je suis là. Accepte-le, père, accepte-moi, pardonne-moi de t’avoir laissé seul pendant vingt ans.»
Il ne s’agit pas là d’un simple partage de la faute paternelle. Thomas va jusqu’à la faire sienne, totalement sienne, délivrant son père au seuil de la mort :
«j’ai fait ton film. J’ai fait un film horrible. J’ai fait Le Juif Süss. J’ai crée le monstre Werner Krauss. Six fois j’ai créé cette abomination. J’ai étouffé les hommes de Lublin. J’ai étouffé la femme de Lublin. Je les ai tous étouffés».
De longues pages sont consacrées aux derniers jours du père, à ces heures d’agonie sous le soleil de Capri où l’homme était venu mourir. Des pages poignantes et inspirées, dictées par l’urgence du pardon et d’une double rédemption, du père complice et du fils ingrat :
«Abandonné par tes dernières forces, incapable de respirer, tu comptais les vagues qui se fracassaient dans ta poitrine et, sous la pression des tourbillons, faisaient ployer le pilier comme une verge, sous le déferlement de prières à moitié sincères dont tu semblais espérer qu’elles pourraient te délivrer. Ton corps était blanc. Sous les replis de la cage thoracique, un cœur tempêtait encore. C’était la voile usée qui battait à l’intérieur de ce vide dans lequel la fin n’attendait plus qu’un signe pour, d’un ultime effort, se fondre dans l’infini.»
«Je me suis blotti contre toi, j’ai passé mon bras autour de toi, j’ai senti les frissons parcourir tes rêves, j’ai perçu les réveils et endormissements successifs du roi en route vers sa chambre funéraire, scrutant, par-delà le lit de mort, le clair de lune blafard qui proclamait déjà qu’il luirait à jamais. Tu tenais ma main et semblais heureux que je te l’aie donnée. Ta générosité ne connaissait pas de limites, pas même maintenant, pas même dans ton sommeil. Tu m’avais pardonné la guerre sainte que je t’avais livrée.»
Comme souvent dans ces moments ultimes, des miracles se produisent, des lumières percent des êtres les plus noirs, éblouissant les heures sombres, telles ces retrouvailles inespérées entre Thomas et son plus jeune frère Caspar (le père avait laissé courir la rumeur que l’aîné aurait abusé sexuellement du cadet) : «Le voilà qui apparaissait maintenant dans toute sa beauté.»

Il est à noter que l’ouvrage est accompagné d’un ensemble de notes et d’annexes retraçant notamment la genèse et la réception du Juif Süss, ainsi que l’histoire des deux procès de Veit Harlan après la guerre, ce qui fait de Veit une œuvre littéraire de haute tenue, admirable et bouleversante, et un témoignage historique passionnant.

Thomas Harlan, Veit. D’un fils à son père dans l’ombre du Juif Süss, Capricci, 2013. Trad. : Elisabeth Willenz.



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