Fugue en jeune fille mineure
Éric Bonnargent
Xooang Choi |
Muette fugue, n’emportant avec elle que quelques
objets et surtout « le fouillis
désordonné de ses pensées. » Elle fuit une maison triste où tout
« s’est lentement délabré,
déglingué, cassé, taché, corrodé, détérioré, avarié » pour trouver
refuge à seulement quelques kilomètres de chez elle dans une cabane abandonnée
au milieu des champs. Là, dans cette matrice champêtre, Muette fait le point,
rêve d’amour et de mort. Fidèle à son surnom, la jeune femme se laisse
submerger par le silence de ses pensées et de ses rêveries qui n’est brisé que
par le souvenir lancinant des fais-pas-ci-fais-pas-ça, des reproches et des
vexations qui ont été l’engrais dans lequel elle a grandi. Sa mère, surtout, ne
lui pardonne pas sa naissance qui l’a contrainte à se marier. La télévision est
le cœur du foyer. Les émissions de divertissement sont leurs seuls loisirs et
les journaux télévisés, centrés sur les faits divers, sont toujours l’occasion
de déverser leur aigreur sur les immigrés et les politiques. Muette aurait pu
s’accommoder des certitudes imbéciles de ses parents, mais pas de leur manque
d’amour. Elle est une chrysalide qui, par sa fugue, espère échapper à sa
métamorphose en adulte. Elle ne veut pas de cette vie ratée dans laquelle « on
classe soigneusement les papiers, on les range dans le tiroir du meuble de la
télévision, on maudit la cherté des prix, on va se coucher résigné, de mauvaise
humeur, lourd de fatigue. Et on joue au loto parce qu’on ne voit pas comment on
pourrait s’en sortir autrement. » Les expériences mystiques que lui
feront connaître la faim, le froid et la pluie, mais aussi les animaux, lui
permettront d’entrevoir une autre sorte de fuite. Grâce à une poétique
impressionniste, Pessan évite une approche psychologisante de l’adolescence et
parvient à saisir l’âme de cet âge que Yourcenar définissait comme « une époque mal dégrossie de l’existence, une
période opaque et informe, fuyante et fragile ».
Article publié dans le Matricule des Anges, septembre 2013.
Éric Pessan, Muette
Albin Michel. 211 pages. 16,50 €
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