Autopsie
de l’ennui
Éric Bonnargent
Gregory Crewdson, Beneath the roses |
À la manière de William Faulkner qui,
pour mieux saisir la quintessence de son Sud natal, situa l’action de ses
principaux chefs-d’œuvre dans le comté fictif de Yoknapatawpha, Tom Drury, né
en 1956 dans l’Iowa, place l’action de La
Fin du vandalisme (le premier volume d’une trilogie débutée en 1994 dont
les tomes suivants, Hunt in dreams et
Pacific sont parus en 2000 et 2013)
dans le tout aussi fictif comté de Grouse, dans le Midwest. Loin d’être secoué
par le bruit et la fureur, ce comté rural est écrasé par l’ennui et l’inertie. Difficile,
d’ailleurs, de raconter l’intrigue de ce roman dans lequel il ne se passe rien,
ou presque. Tom Drury réalise ainsi le rêve de Gustave Flaubert d’écrire
« un livre sur rien, un livre sans
attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son
style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui
n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible,
si cela se peut (lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852). »
Tout commence à Grafton, une bourgade
sinistrée de 321 habitants (« Les
services désertaient Grafton, comme des graines de pissenlit soufflées aux
quatre vents. Vingt-cinq ans auparavant, la ville avait deux tavernes, trois
églises, un dépôt de bois, un salon de coiffure pour hommes et une banque. De
tout cela il ne restait plus aujourd’hui qu’une taverne et deux églises »),
où est organisée une collecte de sang au cours de laquelle débute l’idylle
entre les deux personnages principaux, Dan Norman, le shérif, et Louis Darling,
encore mariée à Tiny, un petit voyou sans envergure : « Dan croyait savoir que Tiny était l’auteur
d’une série de cambriolages au magasin Chez Westey, Tout pour la ferme, sur la
Route 18. Il n’y avait pas vraiment de preuves. » Dan Norman ne
s’intéresse ni à ces petits cambriolages, ni aux étranges vols de tracteurs et
de moissonneuses-batteuses qui ont lieu depuis quelques semaines dans la région,
« une bonne partie de son boulot de
shérif, telle qu’il le pratiquait, consistait à compter sur le temps. »
Ses principaux faits d’arme consisteront à déloger des adolescents ivres du
toit d’un château d’eau et à arrêter son compagnon de chasse coupable d’avoir
abattu par erreur un héron bleu. Pour le reste, Dan Norman reste passif,
indifférent, même au sort du nourrisson qu’il a trouvé dans un caddie sur un
parking de supermarché. Le bébé, appelé Quinn, est pourtant l’attraction du
comté, l’un de ces événements extraordinaires sortant de temps à autre la
population de sa torpeur : « Ainsi
décida-t-on d’organiser une Grande Journée en l’honneur de Quinn, le 14
octobre, dans la ville de Romyla. Grande Journée, c’était le terme choisi
lorsqu’une ville organisait un événement en place publique dans le but de
célébrer autre chose qu’un jour férié traditionnel. On pouvait organiser une
Grande Journée pour envoyer un enfant malade à la Mayo Clinic de Rochester,
afin que les pompiers puissent s’acheter des haches et des bottes neuves, ou
bien juste pour que tout le monde boive et danse dans la grand-rue. » Même
la campagne électorale en vue de sa réélection ne l’intéresse pas. Tour à tour
tendre et bienveillant, ironique et joueur, Tom Drury parvient tout de même à
nous intéresser au destin insipide d’une petite centaine de personnages dont le
quotidien consiste surtout à faire passer le temps. Même les histoires d’amour
sont banales. Le mariage de Dan et de Louise sera certes heureux, mais ce ne
sera qu’un petit bonheur, ce qui, à en croire Pansy, l’amie de Louise, est déjà
pas mal : « Avant, mon petit
copain me collait des gifles, dit-elle. Sans raison. Il me giflait, pour le
meilleur et pour le pire, dans la santé comme dans la maladie. Il me giflait
pour que ça lui porte bonheur. […] et il s’est mis à me brûler avec des
cigarettes. Au début les gifles m’ont manqué, jusqu’à ce que je m’habitue à la
cigarette. Et puis il a arrêté de fumer. […] Finalement, il s’est tiré. Il me
manque, toutes les atroces saloperies qu’il m’a faites me manquent. »
Si Tom Drury parvient à décrire l’ennui
sans jamais être ennuyeux, c’est aussi parce qu’il joue avec les attentes du
lecteur. Des tensions dramatiques naissent, se déploient et s’essoufflent. Même
les conséquences de la jalousie féroce de Tiny envers son rival sont nulles. Sa
principale action d’éclat sera de saccager l’installation sur le vandalisme
organisée par le lycée de Morrisville-Wylie pour le bal de fin d’année. Ce sera
d’ailleurs la pire manifestation du mal à laquelle sera confronté le lecteur…
La
Fin du vandalisme est un roman sans intrigue ni héros,
sans gentils ni méchants, un extraordinaire voyage dans l’ordinaire du comté de
Grouse, comté qui est le véritable sujet, « presque invisible » de ce livre aussi étonnant que fascinant.
Article paru dans Le Matricule des Anges (octobre 2013).
La
Fin du vandalisme
De Tom Drury
Traduit de l’anglais (États-Unis) par
Nicolas Richard
Cambourakis. 384 pages. 23,50 €
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