Zoé Balthus
Dans un avant-propos concis et énergique, Frédéric Pajak, écrivain-dessinateur franco-suisse, fait la lumière sur l’origine
de son livre, Manifeste incertain 1, paru à la fin 2012, dont le titre laisse entendre qu’une
prise de position artistique et politique est revendiquée dans ses pages et qu’un
deuxième tome, au moins, est d'ores et déjà programmé. L’auteur a de la suite dans les idées.
Ceux qui l'ont auparavant lu, le savent déjà.
Le dessin de couverture est superbe. Son trait d’encre, fin, précis,
figure un groupe de gamins en culottes courtes, aux coupes de cheveux typiques des
années 50, mimant des militaires devant un drapeau tricolore, une
jeunesse née après la sale guerre dont les parents n'ont pas encore fini de parler. Sur un bandeau
ceinturant l’ouvrage, un sous-titre rouge éloquent : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le
paysage. Impossible d’y résister.
Ce livre, singulièrement intime, lui tient manifestement à cœur. Pajak en
avait rêvé enfant. Au début de son adolescence, l'idée du livre s'était
formellement imposée. Dans son esprit, il se devait déjà d’être un « mélange de mots et
d'images ».
Il avait commencé maintes fois à le concevoir, et finissait invariablement par le détruire,
insatisfait de la tournure que prenait ses créations écrites et dessinées.
Avec dépit, l’enfant découvrait que « le livre meurt chaque jour ».
A seize
ans, il tenta de suivre les cours des Beaux-Arts, s'y ennuya six
mois avant de mettre le feu à ses dessins et de partir travailler. Il échouait
encore à créer le livre qu’il avait en tête mais n’en abandonnait pas l'idée pour autant. Au
contraire, elle s’enracinait, gagnait en substance, suivait son bonhomme de
chemin, presque à son insu, au fil des ans qui passaient bien vite.
Un jour, son titre surgit soudainement : manifeste incertain. Vrai qu’à l’époque,
les jeunes adultes comme lui, nés dans les années 50 aspiraient à s’exprimer, avec plus ou moins de grandiloquence et force certitude. Ils étaient très politisés, tempêtaient à l'extrême pour la conquête de la liberté, pour la
victoire des idées qu’ils s’en faisaient et auxquelles ils la liaient. En ce temps-là, « les
idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent
dans les têtes », se souvint-il, « la confusion est totale ». Aussi, « le terrorisme s’avère le meilleur remède contre
l’utopie ».
Dans un journal
de Suisse où il vivait à l’heure de ses vingt ans, il publia une histoire brève
qu’il ne résista pas à intituler Manifeste incertain. L’occasion
était trop belle. Pourtant, il semble regretter ce choix, ou du moins s’en
excuser, invoquant « une tentative vague en forme d’erreur de
jeunesse ».
Peu après,
il s’exila à Paris, s’installa à Pigalle où il se frotta quelque temps à la misère. Les
rédactions lui refusaient ses dessins exécutés à l’encre de chine et à la
gouache. Il écrivait également des textes courts. Comme par le passé, il détruisait tout.
Le jeune
homme constatait que « le Manifeste n’en finit pas de mourir. »
C'est à l'âge de quarante
ans, qu'il publia enfin un premier livre. Un fiasco,
remarque-t-il, sans autre commentaire, sans même en livrer le titre. D’évidence,
l’homme était né pugnace et le restait. Quatre ans plus tard, un autre ouvrage, L’immense solitude (Ed. PUF, 1999) fut publié, cette fois avec un certain succès qui le fit connaître jusqu’en Corée, et lui
permit d’enchaîner, sans interruption depuis, romans, poèmes, et autres récits
écrits et dessinés bien sûr.
Il était parvenu à faire ce qu’il voulait faire, à être là où il voulait être,
dans la position propice à son idée fixe. Son Manifeste pouvait revenir sur le
tapis avec son lot d’incertitudes.
L’homme
mûr sait que le manifeste « n’a pas de fin » désormais.
De fait, Manifeste incertain 2 vient de paraître, Sous le ciel de Paris inscrit sur un bandeau. Walter Benjamin, plus
que jamais présent puisque, pour la couverture, Pajak a choisi d’exécuter
un portrait de l’auteur allemand, époustouflant, le visage aux trois quarts aspiré
par les ténèbres.
« J’amasse des centaines de pages de carnets, bribes de journal, souvenirs, notes de lecture. Et puis, les dessins s’empilent. Ils sont comme des images d’archives : morceaux de vieilles photos recopiées, paysages d’après nature, fantaisies. Ils vivent leur vie n’illustrent rien, ou à peine un sentiment confus. Ils vont dans la boîte à dessins où leur sort demeure incertain. Idem pour les mots, petites lueurs comme des trous dans la page noire. Pourtant, ils avancent en ordre dispersés, se collent aux dessins soudain délivrés, et forment des fragments surgis de partout, faits de paroles empruntées et jamais rendues. Isidore Ducasse écrivait : "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste." Merveilleuse clairvoyance. Walter Benjamin n’en dit pas moins. "Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." C’est avec les yeux des autres que nous voyons le mieux. Combien de Christ et de Vierges ont été recopiés et plagiés pour mieux dire la douleur et la pitié. »
Pajak, insatiable lecteur, campe ainsi son propos dans la lignée du grand penseur. Le dessin en plus.
Manifeste incertain de Pajak
est en effet une réflexion sur l’Histoire, qui s’ancre loin et profond dans l'intimité de la
sienne. C’est une
critique vive, politique, poétique, philosophique, artistique du monde
d’aujourd’hui, fondée sur la mémoire du monde d’hier, placée dans la perspective du monde de demain. C’est une flânerie sensible, rebelle, aux accents graves
presque désespérés, en armes belles, forcément intellectuelles et plastiques.
C’est une
déambulation au cœur d’un panthéon personnel empli d'intelligences mélancoliques, d'esprits frondeurs, de
traits tragiques, obscurs d’encre noire, de portraits souverains, de révolte
pure, de regards vifs, de figures essentielles ou anonymes jaillissant au
milieu des sombres temps.
Ses dessins
n’illustrent pas les textes, ils les écrasent presque de leur propre drame à chaque page qu'ils se disputent comme un bout de pain s'arrache entre compagnons d'infortune.
Tantôt ses dessins enfoncent
le clou, tantôt ils amorcent, développent ou projettent une idée à la manière
photographique. Une dimension de solitude, un climat de dureté dominent avec constance, exacerbés par la noirceur du trait, les atmosphères désolées, souterraines, sans
éclat, à l'exception du grand sourire de sa grand-mère, Eugénie Poulet, dessin copié d'une photographie prise au temps de sa jeunesse et qui ouvre
le récit.
« J’ai envie d’écrire comme on tient un journal, mais pas tous les jours et plutôt la nuit, quand tout meurt enfin. »
Walter
Benjamin, penseur emblématique, ange tutélaire, cité dès l’avant-propos, est
sans doute, -parmi tous ceux que Pajak admire, a lus et étudiés, qui le
fascinent et nourrissent sa propre pensée et son œuvre tels que Nietzsche,
Schopenhauer, Joyce, etc.-, l’intellectuel dont on le sent le plus proche. On reconnaît une connivence, on relève des correspondances. Il a
tout lu de ce génial visionnaire, de ce passeur fondamental, tout lu sur lui y
compris la remarquable biographie signée Bruno Tackels (Walter Benjamin, Une Vie dans les textes, Ed. Actes sud, 2009).
Ce dernier
y fait remarquer que le mouvement surréaliste aura inspiré à Benjamin au début
1929, « l’un de ses plus grand textes » intitulé « Le dernier
instantané de l’intelligentsia européenne ». Ne s’en tenant pas, explique Bruno
Tackels, « aux questions esthétiques de surface. Très rapidement, [Benjamin]
plonge au fond de son questionnement politique, et en ressort chargé d’une
impressionnante théorie de la politique ». Et d’ajouter que pour le philosophe, « l’expérience surréaliste repose
bien plutôt sur "une illumination profane".»
« Benjamin vient de prononcer l’un des mots les plus précieux qu’il lui sera donné d’écrire. C’est à la lecture de Nadja, d’André Breton, qu’il va s’abreuver pour définir cette notion d’illumination profane. »
Hannah
Arendt, dans un magnifique essai consacré à Walter Benjamin paru en 1968 dans
le New Yorker (Walter Benjamin 1892 – 1940, Ed. Allia, trad. Agnès Oppenheimer-Faure
et Patrick Lévy, 2010), expliqua que lorsque Benjamin « préparait son
travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d’une collection "d’environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire" »
« Cette collection comme les carnets plus tardifs, n’était pas une accumulation d’extraits destinés à alléger le travail d’écriture mais représentait déjà le principal du travail, relativement auquel le texte était de nature secondaire. Le principal du travail consistait à arracher des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement de leur existence. »
« Il
s’agissait exactement, ajoutait-elle, d’une sorte de montage surréaliste. »
Il semble
que ce soit aussi cette sorte de démarche, éclectique et fragmentaire, que Pajak a adoptée pour Manifeste incertain, dont il avait eu l'idée si jeune. Et l’on
devine que la lecture de Benjamin fut une révélation qui aura confortée en tout point son
obstination.
« Evocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé, de façon désarticulée, le propos du Manifeste […] »
Pajak évoque, au fil des
chapitres, des personnages emblématiques de son enfance, sa grand-mère
paternelle qui l’a élevé, son père Jacques, et puis des figures révolutionnaires
de l’Histoire de l’art, de la littérature et des idées. Il consacre un chapitre
à André Breton et la blonde Nadja justement dont le titre emprunte les mots de
la jeune femme pour ne plus jamais les lui rendre : « ta lèvre chérie me sucera
ma vie »
On y croise brièvement
Jean Cocteau et aussi Frida Kahlo qui détestait cordialement Breton qu’elle
surnommait le vieux cafard en affirmant qu'il vivait dans la crasse.
En outre, Pajak évoque Samuel
Beckett, et les peintres hollandais Abraham et Gerardus Van Velde. Le premier
des frères, Bram est, selon lui, un « type sérieux. Il est sans
défense, se trouve parfois grotesque et sait qu’il peut prêter à rire. A la
lecture de Fin de partie, il avoue y avoir reconnu certains de ses propos.
Beckett a trouvé en lui le modèle du "désespéré total " ».
Dans Van Velde, estime Pajak, « Beckett croit voir un frère, "le premier à admettre qu’être un
artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer…" Quel
extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en
jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans
sourire quelques larges traits noires, entre les irruptions de la couleur – et sans
oublier de redire : "dans chaque toile, il y a une telle souffrance." »
Plus loin, Pajak
ironise. « Beckett déconne, d’accord. Mais pas toujours. »
Sous un flot de
hachures résolument noires, ciel et terre confondus, plat pays de Hollande, il transmet quelques lignes endeuillées sur Van Gogh qui, dit-il « a emporté avec
lui sa tristesse inconsolable, son pays horizontal à perte de vue, pour gagner un
champ de blé tout aussi horizontal devant lequel il s’est tiré une balle dans
la poitrine. »
Walter Benjamin revient
bien sûr régulièrement le long des pages, comme un sémaphore dont on ne perd
jamais le feu de vue. Les voyages du penseur berlinois sont l’occasion de digressions dans le temps et l’espace
et Pajak mène sa barque dans le sillage du sublime juif errant, consigne ses « ultimes
moments d’insouciance » en même temps que des souvenirs personnels.
Il s’étonne de découvrir ce que
Benjamin avait écrit un fois au bas d’une lettre : « le mot est le plus
grand des outrages. » La phrase l’interroge d’autant plus que Benjamin,
songe-t-il, justement « vénère les mots, au point de les laisser s’abandonner
à leur virevoltante démesure, à leur lumineuse obscurité ». Et de se
souvenir qu’il avait aussi écrit que « précisément, lorsque les mots vous
manquent, un paradoxe se présente. »
Pajak sait qu’il met
le doigt sur une question cruciale pour Benjamin, à méditer également dans le contexte de l'époque contemporaine plus que jamais troublée. Hannah Arendt l’avait bien sûr compris et expliquait
très bien « que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient
orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par
la citation, lui soit finalement devenue l’unique manière possible, adéquate, d’entretenir
un rapport avec le passé sans l’aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes
raisons.»
« Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé à son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser du passé. »
Ailleurs, Pajak dessine Benjamin figé au milieu d’une
marée humaine qui s’agite et l’enserre au plus près de l'asphixie. A l’observer ainsi, étouffé par la présence envahissante de ses congénères, impuissant, pris au piège qui fixera son sort en 40 avec le suicide pour seule échappatoire à la menace en chemise noire. Le cœur se serre, et plus encore à le lire, cité en dessous : «
qu’attendent ces foules engourdies sinon une catastrophe, un incendie, le
Jugement dernier dans le sang et les larmes, comme un seul cri, comme un coup de vent découvre tout à coup la doublure
rouge vif du manteau ? Car le cri aigu de l’effroi, la panique, sont le
revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur toutes
ces épaules impatientes en est le fiévreux désir. »
La pensée de Walter Benjamin
est une substance vive, éternelle, dont vibre tout le Manifeste incertain de
Pajak. Son errance est un extraordinaire prétexte, pour revisiter l’Histoire, d’y
faire des rencontres de personnages presque oubliés comme Adrienne Monnier, d’évoquer Charles
Baudelaire, Marcel Proust, André Gide que le passeur Benjamin a étudiés et traduits, Kafka qu'il a admiré, Gershom Scholem, Theodor W. Adorno,
Bertolt Brecht, Gretel Karplus, ses compatriotes et amis, de se souvenir de Léon-Paul
Fargue, de rappeler la vérité sur Céline, sur l’année 1933 et l'ascension du nazisme ou encore sur les fascistes des années 80.
Plus tard, Benjamin
aura croisé aussi le chemin de Pierre Klossowski, Roger Caillois, Georges
Bataille, Michel Leiris et « surnommé leur officine "Le Collège de
sociologie sacrée" ».
En 1938, Benjamin vivait à Paris un pénible isolement. Sous un dessin de cadavre ensanglanté entre deux paires de jambes bottées, Pajak affirme que le flâneur alors « ne cède pas à la pression de
l’actualité, et il s’en tient à sa position
de sentinelle d’une Histoire non révélée, une Histoire dont le présent est
redevable du passé des vaincus. Son message, marqué par le messianisme,
est intransigeant : le langage qui combat la barbarie ne doit en rien emprunter au langage barbare, celui de la
propagande – de toutes les propagandes. Sauver le monde, c’est sauver le
langage. »
Manifeste incertain certes, mais Pajak qui n'a pas dit son dernier mot, juge qu’il n’est sans doute pas vain de remettre les choses en certaine
place et certaine perspective, à l’heure où les nationalismes de tous bords reprennent
tant de vigueur, où les factions de mort persistent et signent pour remonter à
l’assaut, battant de plus en plus bruyamment le rappel.
Aussi, il est bon en particulier de lire que « ceux qui parlent du droit du sang, du droit
du sol, de la suprématie de telle ou telle civilisation, de la suppression du
terme de "race" au profit d’un quelconque euphémisme, devraient lire [Augustin Thierry, philologue et historien du XIXe
siècle] :
"tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d’une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules..." Nous sommes donc, entre autres, des Gaulois, des Celtes, des Romains, des Vandales, des Huns, des Germains, des Normands, des Hongrois, des Arabes. »
bonjour, le tome 2 est paru en octobre 2013. je lis avec plaisir son texte, subjugué aussi par les dessins > http://bit.ly/1ec3d8H
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