Inversion
Éric Bonnargent
Wim Botha |
Depuis le début de l’année, les
nouvelles traductions des œuvres de Stefan Zweig, tombées dans le domaine
public, se multiplient, parfois avec une certaine dose de malhonnêteté. Chez
Rivages, par exemple, La Confusion des
sentiments est devenu Le Désarroi des
sentiments… L’édition proposée par la Petite Bibliothèque Payot est
intéressante à plus d’un titre. Tout d’abord parce que la traduction d’Olivier
Mannoni, tout en évitant l’écueil d’une modernisation inutile, parvient à
épurer le texte de certaines tournures un peu vieillottes. Ensuite, parce que
la préface signée Sarah Chiche éclaire ce court roman de manière originale en tissant
des liens entre le livre de Zweig et certaines thèses de Freud.
À l’occasion de ses soixante ans,
Roland, le narrateur, reçoit de la part de ses étudiants et de ses collègues en
philologie un livre retraçant sa biographie. Tout y est, sauf l’événement le
plus important de sa vie : « Tout
y est vrai – seulement il manque l’essentiel. Il ne fait que me décrire, mais
ne me dit rien sur moi. Il se contente de parler de moi, sans me révéler.
L’index, soigneusement composé, regroupe deux cents noms – il n’en manque
qu’un, et c’est l’origine même de toute cette impulsion créative : le nom
de l’homme qui a décidé de mon destin et qui, de nouveau, avec une violence
redoublée, me rappelle ma jeunesse. » Au soir de sa vie, Roland évoque
alors cet « essentiel » qui
a fait de lui le grand universitaire qu’il est devenu. Jeune homme, Roland
rejetait tout ce qui pouvait venir de son père, un proviseur austère, et, à
l’étude, préférait le libertinage. Tout change après que son père, venu lui
rendre visite à Berlin, le surprend dans sa chambre avec une jeune fille. Le
père garde le silence et envoie son fils dans une obscure université de
province. C’est là qu’il fait la connaissance d’un professeur volubile qui va
bouleverser son destin et avec lequel il va entretenir des rapports teintés
d’ambiguïté. Roland se retrouve confronté à deux modèles : un père « qui, écrit Sarah Chiche, n’a pas de bouche » et un
professeur dont la parole orphique est enchanteresse. La confusion est bien
celle des sentiments, celle que ressent Roland, mais aussi celle que ressent le
professeur, « condamné, écrit
Sarah Chiche, à vivre ses passions
coupables dans les bas-fonds de la ville, là où nul ne connaît l’élévation de
l’esprit. » Le professeur vit avec la crainte d’être découvert dans
une société qui n’accepte pas l’homosexualité et la considère comme
contre-nature. La préfacière cite Freud qui écrivait à Zweig qu’elle « n’est pas non plus contre la
« nature » humaine, car celle-ci est bisexuelle. » La
société n’était pas encore prête à entendre cela et elle ne l’est peut-être pas
encore tout à fait. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’en 1933, les livres de
Zweig et de Freud, toujours aussi actuels, subiront l’autodafé…
Article publié dans Le Matricule des Anges. Juin 2013
La Confusion des sentiments
De Stefan Zweig
Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier
Mannoni
Petite bibliothèque Payot, 165 pages, 7,50
€
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