L’arrêt de mort
Éric Bonnargent
Agnès Mariller, Comme une chute |
« La littérature du XXIe siècle,
écrivait Roberto Bolaño, appartiendra à
Neuman et à une poignée de ses frères de sang. » Après avoir lu Parler seul, on ne peut que comprendre
l’admiration que portait l’auteur de 2666
à ce jeune écrivain né en 1977 à Buenos Aires et dont l’œuvre a déjà été deux
fois récompensée du prestigieux Prix Herralde. Les voix de Lito, Elena et Mario
se succèdent les unes aux autres, chacun d’eux parle seul et de façon
différente : Lito pense, Elena écrit et Mario parle. Bien que non informé
de la mort prochaine de son père, Lito sent qu’il y a quelque chose qui cloche,
mais reste tout à sa joie de partir avec son père sur les routes d’Argentine à
bord du camion de son oncle, un Peterbilt : « Je vois défiler le toit des voitures. C’est comme si on voyageait en
hélicoptère à roues. » Neuman réussit à retranscrire toute la naïveté
de l’enfance. Lito se demande si les briques « poussent dans la roche », est persuadé que ses humeurs modifient
le climat et s’inquiète en même temps de battre à la course un père fatigué et
amaigri par une grippe dont il a bien du mal à se remettre… Condamné à très
court terme, Mario a pour seul espoir de construire des souvenirs inoubliables
à son fils. Que Lito devienne un « chic
type » ou un « salaud »,
il aura besoin d’un père. Alors, avec une certaine sérénité, il lui confie par
l’intermédiaire d’un dictaphone ses pensées, ses espoirs, ses angoisses,
notamment au sujet de la maladie : « le monde se divise en deux groupes, celui des vivants et celui des gens
qui vont mourir, tout le monde se met à te traiter comme si tu ne faisais plus
partie de leur club […], ce n’est pas
seulement la maladie qui te prive d’avenir, c’est aussi les autres, y compris
ta famille, tu vois ? ils ne te demandent plus ton avis sur rien, tu n’es plus
un membre de la famille, juste un problème collectif. » Ce problème
est bien celui d’Elena, restée à la maison, tellement folle d’inquiétude
qu’elle harcèle Lito de SMS. « La
maladie de l’autre, écrit-elle dans son journal, nous rend malades. » Pour passer le temps maîtriser ses
frayeurs, Elena lit frénétiquement et souligne les passages qui l’intéressent
de Bolaño, Ford, Ozick… Chaque livre semble s’adresser à elle, semble vouloir
l’aider à comprendre ce qui se passe, si bien que cette Emma Bovary désenchantée
en vient à se demander si « les
livres eux-mêmes, qui sont des êtres intelligents, ne détectent pas leurs
lecteurs et ne se font pas remarquer d’eux. » À aucun moment, Elena ne
cherche à se voiler la face. La maladie a balayé sa féminité car si elle aime
encore son mari, son corps la dégoûte : « Quand je le contemple, maigre et blanc comme un linge, il m’arrive de
penser : ce n’est pas Mario. […] et si justement c’était lui, Mario ?
Si, au lieu d’avoir perdu son essence, il ne restait de lui que l’essentiel ?
Comme dans une distillation ? » Le seul moyen qu’elle trouve pour
conjurer la mort est de se jeter dans les bras d’Ezechiel, le médecin de Mario.
Ce corps jeune et musclé exprime une vitalité extraordinaire : « J’ai alors des orgasmes qui étirent les
limites de ma vie. Comme si la vie était un muscle vaginal. » Si son
plaisir n’a jamais été aussi grand avec Mario, c’est parce qu’ils s’aimaient,
se respectaient trop. Avec Ezechiel, « je
me permets, écrit-elle, d’être
quelconque. Vulgaire. Laide. Laide à en devenir excitante. » En
analysant ses parties de jambes en l’air, elle retrouve les analyses de Georges
Bataille dans l’érotisme : la sexualité et la dignité s’excluent l’une
l’autre. Alors que le corps de son mari se dessèche, le sien resplendit :
« Son truc, à Ezequiel, ça ne rentre
pas dans les catégories prévues par l’industrie pornographique. Son truc à lui
est différent. Il aime les boutons. Les plantes de pieds sales. La cellulite
qui flageole. Les poils partout. Par exemple ceux qui poussent vers
l’intérieur, sur l’aine, comme des têtes d’épingle. Même les pets, il apprécie.
C’est extraordinaire. Tout ce qui peut se flairer, aspirer, presser ou mordre
intensément lui paraît digne d’admiration. Il me mâchouille les aisselles.
Lèche mes jambes non épilées. Suce mes pieds tout écorchés par les sandales. Il
hume mon anus. Frotte sa verge contre les aspérités de mes coudes. Éjacule sur
mes vergetures. Il dit que tout ça, cette abondance d’imperfections, procède de
ma bonne santé. »
C’est sans doute par peur de sombrer
dans la sensiblerie que « la maladie,
selon les mots de Virginia Woolf relevés par Elena, ne compte pas encore, au même titre que l’amour, la guerre, la
jalousie, parmi les principaux thèmes de la littérature » Peu de
romans, en effet, abordent ce thème et, lorsqu’ils le font, c’est du point de
vue solipsiste du malade. De manière poignante et avec une grande intelligence,
avec délicatesse et sans faux-semblants, Neuman parvient à montrer de quelle
manière la maladie peut unir les membres d’une famille tout en les déchirant.
Il est donc bien de ces auteurs, rares, « qui, comme l’écrivait Bolaño à son sujet, ose s’avancer dans l’obscurité les yeux ouverts et qui les garde
ouverts, quoi qu’il advienne. »
Article paru dans Le Matricule des Anges. Mai 2014
D’Andrés Neuman
Traduit de l’espagnol (Argentine) par
Alexandra Carrasco
Buchet Chastel. 167 pages. 17 €
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