Sauvage
Romain Verger
© Margaret M. de Lange |
Dans son essai sous-titré «Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe», Bertrand Hell (ethnologue et spécialiste du chamanisme et de la possession) examine la manière dont notre société définit et ordonne ses catégories du sauvage. C’est en plaçant le motif du sang au cœur de sa réflexion, invariant symbolique à la fois fécondant et mortifère, qu’il balaye l’espace culturel de ses racines antiques à nos jours.
Que subsiste-t-il du sauvage dans notre société contemporaine ? Il semble que tout ait été fait pour qu’il ne s’exprime plus en nous qu’à l’état de refoulé. L’impératif culturel a peu à peu converti les dévoreurs de chairs sauvages en consommateurs de viande d’élevage. À moins que certains de nos chasseurs n’entretiennent encore de nos jours la fureur des premiers guerriers et chasseurs, possédés par les terribles effets du sang noir.
Car c’est bien de ce flux-là qu’il est question, du sang bouillonnant qui échauffe les cerfs en rut au moment du brame automnal et rend leur viande forte au goût et à l’odeur, et qui enfièvre les pirsheurs pris d’un irrépressible besoin de sortir et chasser, de tuer et verser le sang. L’enfièvrement (jagdfieber) s’apparente à une véritable maladie. Exaltés par une sorte de transport amoureux, ils cèdent à l’ensauvagement, se fondent avec la nature et se comportent en bêtes. Délaissant leurs épouses, ils poursuivent en solitaires les coiffés, imprègnent leurs vêtements de sperme de cerf et rampent d’une aisance tout animale.
Les traditions liées à cette étrange possession se perdent dans la nuit des temps. En se situant au croisement de l’anthropologie religieuse et de l’anthropologie de la maladie, l’étude foisonne d’exemples et de récits captivants : telle la brisée rougie au sang de l’animal qui consacre l’entrée du chasseur dans la confrérie des veneurs, l’ingestion du sang chaud à même la plaie béante, tel encore le rite qui consiste à se rougir les mains dans les entrailles de la bête, et bien d’autres... Autant de règles auxquelles l'initié doit se conformer scrupuleusement.
Héritier du système humoral cher à la médecine grecque antique (la bile noire), le sang noir traverse l’histoire et dessine une échelle de désordres fonctionnels et physiologiques qui va de la mélancolie à la rage, et inspire à l’imaginaire collectif les figures de l’homme des bois — marginal ultime qui consommant les puants, tend vers la bestialité suprême — ou du frénétique loup-garou.
Le sang noir a ses dieux tutélaires, païens pour l’essentiel : Dionysos et la fureur de ses Ménades, la figure bipolaire d’Artémis ou bien encore le dieu Wodan / Odin de l’ancien monde nordique-germanique, maître des extases chamaniques, Sabazios auquel les Thraces vouaient un culte par des transes sanglantes ou Zeus Lycien pour les Arcadiens. Sans oublier Saint Hubert qui par sa vision du cerf crucifère, s'inscrit dans cette filiation jusqu'à imprègner durablement l’univers cynégétique.
Que subsiste-t-il du sauvage dans notre société contemporaine ? Il semble que tout ait été fait pour qu’il ne s’exprime plus en nous qu’à l’état de refoulé. L’impératif culturel a peu à peu converti les dévoreurs de chairs sauvages en consommateurs de viande d’élevage. À moins que certains de nos chasseurs n’entretiennent encore de nos jours la fureur des premiers guerriers et chasseurs, possédés par les terribles effets du sang noir.
Car c’est bien de ce flux-là qu’il est question, du sang bouillonnant qui échauffe les cerfs en rut au moment du brame automnal et rend leur viande forte au goût et à l’odeur, et qui enfièvre les pirsheurs pris d’un irrépressible besoin de sortir et chasser, de tuer et verser le sang. L’enfièvrement (jagdfieber) s’apparente à une véritable maladie. Exaltés par une sorte de transport amoureux, ils cèdent à l’ensauvagement, se fondent avec la nature et se comportent en bêtes. Délaissant leurs épouses, ils poursuivent en solitaires les coiffés, imprègnent leurs vêtements de sperme de cerf et rampent d’une aisance tout animale.
Les traditions liées à cette étrange possession se perdent dans la nuit des temps. En se situant au croisement de l’anthropologie religieuse et de l’anthropologie de la maladie, l’étude foisonne d’exemples et de récits captivants : telle la brisée rougie au sang de l’animal qui consacre l’entrée du chasseur dans la confrérie des veneurs, l’ingestion du sang chaud à même la plaie béante, tel encore le rite qui consiste à se rougir les mains dans les entrailles de la bête, et bien d’autres... Autant de règles auxquelles l'initié doit se conformer scrupuleusement.
Héritier du système humoral cher à la médecine grecque antique (la bile noire), le sang noir traverse l’histoire et dessine une échelle de désordres fonctionnels et physiologiques qui va de la mélancolie à la rage, et inspire à l’imaginaire collectif les figures de l’homme des bois — marginal ultime qui consommant les puants, tend vers la bestialité suprême — ou du frénétique loup-garou.
© Werner Bischof |
Cet essai fascinant réhabilite la chasse en la dépeignant comme une expérience tout à la fois régressive et extatique, et brouille très subtilement les frontières entre le prédateur et sa proie.
Et pour ceux que le sujet intéresse, on complètera utilement cet essai par la lecture de l’article de Michel Murger («Danse avec le Sylvain, Paul Busson et la nostalgie du dionysiaque», Le Visage vert, n°17) et la passionnante étude en deux parties que François Ducos consacre au thème du «Gorille voleur de femmes» (Le Visage vert, n°18 et 20).
Bertrand Hell, Sang noir. L’Œil d’or, 2012, 17 €.
Hum,
RépondreSupprimersi cette critique est croustillante, l'illustration seconde est décalée ? Un éleveur de rennes parmi ses rennes, nous sommes loin de la chasse au cervidé...