Les égouts de l’âme
Éric Bonnargent
Egon Schiele, Visionnaire II : un homme et la mort |
Arthur Schnitzler n’est pas seulement un écrivain, il est égoutier. Il explore les méandres les plus nauséabonds de l’âme humaine, ceux que nous préférons nous-mêmes ignorer ou que nous ne voulons pas voir et de cette vase qu’il remue en tout sens, il bâtit une œuvre d’une effroyable lucidité.
Nous sommes en 1890, Marie et Félix (j’imagine le sourire grinçant de Schnitzler lors du choix de ces deux prénoms…) s’aiment, ils sont fiancés et, dans cette Vienne émancipée, ils vivent déjà ensemble. Lorsque le livre s’ouvre, Marie attend Félix depuis un certain temps ; il est en retard. Il arrive enfin, soucieux. Félix garde le silence et Marie s’inquiète. Est-ce son travail qui l’inquiète ? Ne l’aime-t-il plus ? À force de le presser de questions, Félix finit par éclater en sanglots et lui révéler l’inimaginable : il ne lui reste plus qu’un an à vivre. Soigné par son ami Alfred qui n’avait de cesse de le rassurer, Félix est allé voir un spécialiste qui lui a dit la vérité. Il n’y a rien à faire, l’issue de sa maladie est fatale et elle est pour bientôt.
En amante romantique, Marie, effondrée, promet qu’elle ne pourra survivre à Félix et que, telle Juliette, elle suivra son Roméo dans la tombe. Félix qui s’est repris répond froidement qu’il faut simplement se faire à l’idée de sa mort et que la vie continuera pour Marie, même lorsqu’il aura pourri sous terre :
« Elle releva soudain les yeux, de grands yeux qui ne pleuraient plus. Puis elle se précipita vers lui, se cramponna à lui, le pressa des deux mains contre sa poitrine. Elle murmura : “Je veux mourir avec toi.” Il sourit. “Ce sont des enfantillages. Je ne suis pas si mesquin que tu le penses. Je n’ai au reste pas du tout le droit de t’entraîner avec moi. »
Il n’y aura cependant pas de mélo. C’est l’évolution de la relation entre Marie et Félix qui intéresse Schnitzler, l’évolution de leurs sentiments respectifs qu’ils se dissimulent pourtant eux-mêmes. L’égoutier est au travail. Ce n’est pas la mort elle-même qui est le sujet du livre, mais le fait de mourir.
Qu’est-ce que c’est que mourir ? On prétend que ce verbe ne se conjugue ni au passé, ni au présent. Qu’il ne se conjugue pas au passé, on le comprend bien puisque la mort prive entre autre de la parole. Seuls Jésus et Lazare (le vrai) ont pu dire qu’ils étaient morts, qu’ils ont été morts ou qu’ils moururent. Par contre, il me semble que rien n’empêche de conjuguer ce verbe au présent. “Je meurs” veut dire que je suis en train de mourir car, dès que l’on naît, la mort devient un possible de plus en plus possible à mesure que le temps passe. Vivre et mourir sont en effet les deux faces d’un même phénomène. Dès que nous naissons, nous commençons à mourir. Comme l’écrivait Jankélévitch dans la Mort :
« Dès le premier battement de cœur, le nouveau-né a déjà fait un pas en direction du néant. »
“Mourir” se conjugue donc au présent parce que celui qui meurt est encore vivant. Ce qui distingue, malgré tout, le sens de ces deux verbes que sont “vivre” et “mourir” est qu’à strictement parler, on ne meurt que lorsque l’on sait que l’on va mourir ; Félix meurt et Marie vit même si rien, a priori, n’empêche que Marie meurt avant Félix, si ce n’est la volonté de Schnitzler !
C’est parce que Félix meurt alors que Marie vit que leur couple va peu à peu s’effriter. Celui qui meurt n’est déjà plus tout à fait en vie. Il n’est déjà plus tout à fait là ; atopon malgré lui. Pour celui qui meurt, chaque instant est un instant de gagner ; il vit dans le présent sans avoir d’avenir alors que “vivre” consiste à se projeter dans cet avenir, consiste à construite son existence. Celui qui meurt est condamné à l’angoisse parce qu’il ne peut s’empêcher de penser à l’inacceptable, à la mort alors que celui qui vit fait tout pour éviter d’y penser. Bien que la mort soit absolument certaine, celui qui vit n’y croit pas ; elle reste une abstraction, quelque chose qui concerne surtout les autres et qui viendra certes, mais plus tard. Dans ses Pensées, Pascal montrait à juste titre que la pensée de la mort est si intolérable que l’homme se divertit afin de n’y point penser car y penser, c’est être condamné à l’angoisse.
Celui qui meurt est donc seul, irrémédiablement seul quand bien même il est entouré ou choyé comme l’est Félix par Marie. Félix est seul parce qu’il n’est déjà plus tout à fait de ce monde. Ce qui est inadmissible pour Félix, c’est moins de mourir que de mourir seul. Ce qui rend haineux Félix, c’est que la vie continue à s’épanouir, que tout continuera lorsqu’il sera mort :
« Devant lui passait ce qu’il haïssait mortellement. Une partie de ce qui serait encore là quand lui n’y serait plus, des êtres qui seraient encore jeunes et vivants, qui riraient quand lui ne pourrait plus ni rire, ni pleurer. »
La mort serait tellement plus acceptable si elle était collective, si le monde entier disparaissait en même temps que nous ! Il n’y aurait alors aucune raison de se rebeller. Ce qui est insupportable, c’est que tout continuera, comme si nous n’avions jamais existé. Et c’est ce qui explique pourquoi la bonne santé de Marie l’exaspère, c’est ce qui explique pourquoi ses bonnes joues roses apparaissent de plus en plus comme une indécente provocation. Lui qui avec grandeur d’âme l’invitait à vivre, espère maintenant que Marie voudra mourir avec lui. Par moment, il est si persuadé de son amour qu’il pense qu’elle l’accompagnera volontiers, d’autres fois, il doute et projette alors de l’étrangler dans son sommeil.
Et Félix a bien raison de douter, car si Marie voulait mourir, elle ne le veut plus du tout. L’aimante et dévouée Marie… Schnitzler n’aime pas l’angélisme et il nous invite dans les replis de l’âme de la bonne Marie et ce n’est pas beau à voir non plus. Si son dévouement est total, la raison n’en est pas l’amour, mais la culpabilité. Elle culpabilise parce qu’elle ne supporte plus cette agonie qui n’en finit plus, parce qu’elle a finalement honte d’aimer plus la vie que Félix qu’elle commence même à trouver égoïste avec ses exigences de moribond. Plus le temps passe, moins elle supporte l’air confiné des chambres où ils vont résider (à Vienne, à la montagne, en Italie). Alors, fréquemment, elle craque et s’évade :
« C’était si bon d’être un moment seule dans le silence, hors de cette chambre étroite, étouffante. Et soudain, dans un éclair de lucidité, elle comprit qu’elle était heureuse d’avoir quitté le chevet du malade, heureuse d’être là, heureuse d’être seule ! […] Elle résolut en premier de réfréner autant que possible la violence de son amour. Elle n’arrivait pas à comprendre que, pendant si longtemps, elle n’y eût pas songé. Ah, elle voulait se montrer si douce, si sage que son attitude ne serait pas interprétée comme un recul, mais comme une nouvelle forme, une forme supérieure d’amour. »
La pitié, tel est le nom de cette nouvelle forme d’amour dont elle tente de se convaincre en vain de la supériorité. Félix lui est devenu étranger parce que la vie est plus forte, malgré elle. Après s’être surprise un matin à répondre au salut de jeunes hommes entreprenants, elle retournera en courant auprès de Félix lui prodiguer des soins attentionnés…
Il n’y a aucune portée moralisante dans ce petit roman cruel. Ni Félix, ni Marie ne sont à condamner. Schnitzler porte simplement un regard lucide sur nos états d’âme et montre, jusqu’à la tragédie finale, tout ce qui sépare progressivement des êtres qui se sont aimés. C’est cruel, mais c’est juste.
Arthur Schnitzler, Mourir, Stock. 7 € 50
Comme bien le disait Lacan, la mort, si certaine que soit elle, demeure une question de foi.
RépondreSupprimerC'est effectivement dans les égoûts qu'on atterrit...
RépondreSupprimerIl est tout à fait permis de penser qu'en tant que mourant, on puisse détester, d'une certaine façon, la "vie". Je ne cherche pas à faire de psychanalyse à deux sous, mais on dirait cependant qu'à lire Schnitzler, la certitude de pouvoir prendre sa démonstration pour argent comptant s'accompagne, dans l'article, d'une sorte de soupir de contentement. Ou d'adhésion totale qui me paraît soit très courageuse, soit un brin "orientée" (je ne dis pas qu'il s'agit là du mot le plus juste à employer...). Cela dit, sans connaître le fond de votre pensée, je me crois parfaitement incapable de me détacher complètement de mes espoirs, comme de mes doutes, pour faire obstacle ou corps à un tel raisonnement, aussi puis-je penser qu'il en va de même pour vous, et tenter de m'extraire de ce qui ressemble dans mes mots un tant soit peu à un jugement, voire à une façon guère courtoise de héler le conducteur.
Maintenant, je veux bien encaisser les remarques, utiles et nécesssaires, sur l'optimisme forcené qui s'est emparé de moi à la lecture de ce billet, et j'aurais encore à y redire, par avance, concernant l'excellente nuit que je risque fort de passer, après cette intervention très bravache !
...
Notez que ma réaction un peu épidermique, plutôt que de s'adresser à l'auteur du billet (je ne suis pas complètement dupe non plus ...), vise surtout ma propre peau, qui est déjà si sensible, parfois, aux changements de saison. Je veux bien l'admettre (encore)
Je ne ressens pas vraiment la chose de cette manière concernant la séparation des êtres face à la mort. Je crois qu'une construction littéraire peut se vanter d'être une construction, de faire écho en nous (la preuve, si besoin, avec ce commentaire...) mais pas de situer aussi absolument cette expérience humaine-là. Pas de la déterminer de façon aussi définitive et absolue, en tout cas, ce qu'un livre est bien placé pour faire, parfois. Certainement pas de "réduire" l'expérience, même s'il est juste de penser, de tenter de l'approcher, et peut-être bien, ici-même, de toucher à une forme vérité, fut-elle cruelle et insoutenable.
JSR,