L'amour tel qu'il n'est plus (que rarement)
Marc Villemain
Couple vénitien - Paris Bordone (huile sur toile) |
Ceux qui aiment Pierre Drachline
retrouveront ici ce qui fait l’ordinaire
de son œuvre : une aversion générale pour la vulgarité d’un monde où
les dominants, en sus des bonnes places, cumulent les rôles de précepteurs
idéologiques, de prescripteurs du goût et d’extincteurs de silence, où l’idée
même de masse conduit à une
impression de quasi pornographie. On a retenu ce mot, bien sûr, qui nous
remémore une certaine coupe du monde : « Les stades sont les toilettes publiques du nationalisme. Les foules se
pissent dessus. Ce droit est compris dans le prix du billet. » Mais si
sa violence formelle paraît moins grande, les effets de celui-ci n’en sont pas
moins abrupts : « La froideur
des manifestants, aux slogans humanistes, face aux cris et appels aux secours
des prisonniers de la Santé, l’avait glacée d’effroi. » On pourra
regretter, d’ailleurs, l’excès d’aphorismes, qui hachent et perturbent un récit
déjà sec, râblé. Ou la fréquence d’éruptions, à tendance très volcanique, sur
le monde tel qu’il va : même fondées, elles finissent par nous distraire,
faisant courir au livre le risque d’en parasiter l’armature et, finalement, la
profonde beauté. Car si celui-ci allonge la liste des aversions drachliniennes,
il tire sa nécessité d’une élégie qui semble faire écho à des considérations
assez directement autobiographiques : « l’amante » ne semble pas tout à fait inconnue à son auteur.
Car L’Île aux sarcasmes est d’abord un livre d’amour. Seulement voilà,
lorsqu’on s’appelle Pierre Drachline, l’évocation amoureuse peut prendre des
tours un peu particuliers, et le lecteur, s’il veut trouver (la) grâce,
doit pour y parvenir traverser un halo d’amertume et de misanthropie. Or si le
misanthrope est communément considéré comme un esprit rance, stérile, injuste,
on oublie toujours qu’il ne s’apprécie guère plus lui-même qu’il ne considère
ses semblables : « Pratiquer la
détestation de soi ne m’a pas enseigné la modestie. » Au fond, le
misanthrope est le plus lucide des êtres, celui dont la sagesse est si
grande qu’il ne serait pas même dupe de lui-même : « dès qu’un événement ne conforte pas ma noirceur, je le nie. »
Preuve d’un discernement qui dit autant la source que la destination d’une
souffrance. Preuve aussi, peut-être, que seul le misanthrope est capable de
donner le change à l’amour, d’en accepter la tyrannie, de le connaître au fond
– puisqu’il aime si peu par ailleurs.
Je ne cacherai pas davantage que
ce livre a résonné en moi d’effets personnels, intimes parfois. Au point que
les coïncidences, au fil de ma lecture, finirent par faire système. Au point
aussi que j’ai par moments détesté que Pierre Drachline soit en situation de
déflorer ce qui aurait dû ou devrait courir dans mes propres livres… Les
amoureux authentiques ont souvent tendance à penser qu’ils sont seuls :
tout, dans le spectacle du monde, s’évertue à conforter leur impression ;
il peut même aller, par effet de contraste, jusqu’à rehausser l’image et l’idée
qu’ils se font de leur union. Pour eux, la seule solution est de croire en la possibilité d’une île, de se regarder
comme assez vaillants pour « aménager
une oasis hors de portée des
infâmes », de considérer leurs souffrances comme constitutives de leur
être et de leur destin. « La plage,
à quelques mètres, lui offrait un horizon à pleurer » : c’est
autant la parabole de la solitude de l’amoureux que celle de sa désespérance à
devoir demeurer seul. Aussi « L’amante »
est-elle d’abord un être en souffrance, née de la souffrance. L’éperdu ne peut
qu’en respecter les silences, « en
souvenir de son enfance aux yeux battus » et parce qu’elle « prétendait que les souffrances ne se
partagent pas mais s’additionnent », et que, de toute façon, « il n’est pire bagage qu’une mémoire ».
Ce qu’il y a d’étrange, dans cette relation qui n’a rien de paritaire, c’est
que l’amour, viscéral, instinctif, tout entier tourné vers sa propre fatalité,
semble devoir s’afficher à distance. Peut-être trop lourd à porter, ou
engageant trop de soi, et de la vie, pour seulement espérer y survivre – quoiqu’il
soit la condition même de la survie.
On n’approche pas « l’amante » comme on aborderait une
femme. Trop irréductible pour autoriser quelque familiarité, trop éloignée du
commun pour qu’aucune recette soit jamais infaillible, trop peu terrienne pour
que l’émeuve le pas lourd des mâles galoches. Elle donne le ton, elle laisse
croire qu’on peut lui parler, la comprendre, parfois s’en faire entendre, mais
c’est elle encore qui met sous tutelle la propre impression que nous nous
faisons à nous-mêmes. C’est par ses yeux à elle qu’on finit par voir le monde,
parce que nos yeux à nous ressemblent trop encore à ceux des autres. Qui
connaîtra « l’amante » en
éprouvera l’indomptable autorité, saura comment la réalité s’abolit en son
alentour : au bout du bout, « la
réalité est ce qu’elle ressent ». Pour « l’amante » le temps existe bien peu, puisque elle-même n’est
d’aucun temps. Il n’y a entre elle et le monde qu’un lointain rapport de
nécessité. L’amante est davantage jetée dans le monde qu’elle ne s’y jette. Aussi
sa violence est-elle surtout un excès de tendresse mal comprise, ou mal reçue –
ou irrecevable. Certes, « elle dort
les poings fermés au plus près du visage. Prête à entamer un combat de
boxe » ; pourtant, « ma
terroriste aux mains nues se serait retourné la peau plutôt que de blesser qui
que ce soit. » Elle consent parfois à un sourire – incomplet, taiseux,
équivoque : l’autre pourra s’y accrocher comme on jouit d’un répit. Et
tous deux forment un équilibre improbable quoique parfait, c’est l’eau et le feu,
soufflant d’un même accord sur leurs flammes viscérales, n’épuisant jamais leur
inextinguible soif de pureté. Bien sûr c’est inéquitable, bien sûr il en est
toujours un qui se condamne à s’accrocher pour suivre le bon courant – celui de
l’autre. Car ainsi va l’amour, qui n’unit jamais que deux fantasmes arc-boutés
sur leur désir conjoint d’estomper ce qui dissemble en eux. On ne le peut,
pourtant : dès l’origine, les choses ont tourné autrement. « Je m’étais fabriqué un malheur de vivre.
Elle était née avec. Cette différence avait scellé notre relation »,
écrit le narrateur, quand elle voudrait seulement ne plus savoir d’où elle
vient. Parce qu’on « ne s’excuse
jamais assez d’être né. »
Éditions Flammarion |
Article paru dans Le Magazine des Livres
N° 8 - Janvier-février 2008
J'avais, autrefois, lu de Drachline " De l'apprentissage du dégoût".
RépondreSupprimerEt je l'avais rencontré lorsqu'il était aux éditions Plasma.
Dans ce que vous dites là, je reconnais l'écrivain de cette époque et la constance est, pour moi du moins, garante de qualité.
Bien à Vous