Les vieux
Éric
Bonnargent
Jim Skull |
Dans
Vers la poussière, son précédent
roman, Jean-Louis Bailly invitait son lecteur à suivre le lent processus de
décomposition d’un cadavre. Les corps de Pierre Cordier et Roger Chabassol, les
deux principaux protagonistes de Mathusalem
sur le fil, tous deux âgé de 90 ans, sentent déjà la mort et s’affrontent pourtant
le temps d’une course à pied dans les rues de leur village normand. Leurs
gestes ont trop de rides pour qu’ils puissent se départager, alors Bailly en
profite pour se demander quelles « antiques
querelles » sont à l’origine de ce « duel navrant. » Tout oppose les deux hommes, le mode de vie,
les valeurs, l’un ayant mené une vie aussi dispendieuse que celle de l’autre fut
austère. La haine farouche qu’ils ressentent l’un pour l’autre remonte à un
piteux incident lors de l’été 1932. Seules des broutilles cimentent les haines
domestiques… Mais cette course ne serait-elle pas plutôt « la plaisanterie féroce d’un voisinage pervers » ?
Bailly passe au crible de son humour la médiocrité des habitants de cette ville
si semblable à Yonville-l’Abbaye. Si Emma Bovary et Homais sont morts depuis
longtemps, Céline Jolliet et Éric Perron en sont les dignes héritiers. La
première rêve d’amour, mais vendra sa virginité à un réalisateur de films X et le
second est si obsédé par les audiences qu’il réalise sur YouTube qu’il invente
des scénarios improbables pour arracher les dents de lait de son fils.
Bailly
s’interroge sur son art et se demande « surtout aujourd’hui que sur nos écrans toutes les images sont données –
et imposées – comment réveiller chez un lecteur l’immémoriale alchimie qui
savait transmuer les mots en images ? » Il répond en consacrant plusieurs
chapitres aux photographies qui auraient pu illustrer son roman s’il ne les
avait pas rejetées à cause de leur incapacité à dire l’essentiel.
Auteur
d’un roman en holorimes ainsi que du plus long lipogramme (en « e »)
versifié en langue française, Jean-Louis Bailly, éminent pataphysicien né en
1953, montre avec ce nouveau roman que la littérature est quelque chose de
drôlement sérieux, que la rapidité des images ne l’a pas encore emporté sur la
lenteur des mots.
Mathusalem sur le fil
De Jean-Louis Bailly
Arbre vengeur, 157 pages, 12 €
Article paru dans Le Matricule des Anges (mai 2013)
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