Sisyphe en Algérie
Éric Bonnargent
Jean-Pierre Raynaud, France (2005) |
« Comment ? C’est ainsi que tu es trop tôt parti ! PAN, à bout portant. D’un seul coup de feu. Qui ne m’aura pas laissé le temps de te connaître. Mais qui raisonne encore – PAN, à bout portant – dans la nuit. J’ignore s’il m’est permis de te tutoyer ; je pourrais ne pas m’adresser directement à toi, ne dire ni tu ni vous, les laisser parler, eux, les aînés, ceux et celles qui t’ont vu de leurs yeux vu. Seulement, eux se taisent, elles se taisent, et c’est ce silence, cette chape de plomb que je veux entailler. »
Ainsi débute ce kaddish par lequel l’auteur/narrateur s’adresse à Roger Chalom, son grand-père, sous-marinier de son état qu’une balle dans la tête a emporté le 03 juillet 1957 à Guelma, alors sous-préfecture du département de Constantine. Il peut paraître étonnant que Ruben, un trentenaire qui n’a pas grand-chose de Juif, qui, selon ses propres mots, n’est qu’« un Juif du Kippour, un Juif imaginaire », ait choisi un kaddish afin de parler de son aïeul. Pourquoi pas une biographie ? À cause du silence qui, telle une « chape de plomb », repose aussi solidement sur l’histoire de cet homme que la pierre tombale sur sa dépouille. Jusqu’à ses treize ans, Ruben n’a su qu’une chose : que son ancêtre était mort trop jeune. Ensuite, on lui a dit qu’il s’était tué accidentellement en nettoyant son arme. Les lambeaux d’informations qu’il détient, il les a recueillis de la bouche parcimonieuse de sa grand-mère, de « celle qui pendant quarante ans porta ton deuil […] quarante ans d’une quarantaine sans vaisseau, sans terre natale, sans demeure fixe, sans ressources, sans la moindre plainte. » Le suicide est un opprobre et, de silences en non-dits, son grand-père est devenu « un aïeul anonyme, éloigné dans le temps, né dans un autre siècle. » De lui, il ne reste que quelques témoignages hésitants, une photo, un livret militaire et une lettre. Par respect, Ruben n’a pas voulu non plus faire de ce matelot inconnu « l’alibi d’un roman ». Et si ce livre a tout de même toutes les apparences du genre, alors c’est « un roman où presque tout est faux, un roman qui n’a de vrai que le désir d’écarter le noir. » Le kaddish, lui, permet à l’auteur de briser le silence, de s’adresser directement à son ancêtre, d’instaurer un dialogue, de créer une certaine familiarité qui ne manquera d’ailleurs pas de toucher le lecteur. Mais pourquoi porter le deuil d’une personne que l’on n’a jamais connue et qui a vécu dans un pays qui n’est plus le nôtre ? Né à Lyon et vivant en région parisienne, Ruben est encore moins Algérien que Juif : « Je n’ai d’Algérie que Ménilmontant, Belleville, la Goutte-d’Or, Clignancourt, Aubervilliers, Saint-Ouen, Saint-Denis, et ces Algéries-là me suffisent. » L’objectif premier de l’auteur est de soigner les non-dits purulents qui le privent de ses origines et donc de son identité. De manière aussi émouvante que poétique, Ruben tente, d’intuitions en suppositions, de ressusciter ce grand-père sans lequel lui-même n’existerait pas. Mais si Ruben pleure un homme pour libérer son présent et son avenir de ses chaînes honteuses, il essaie aussi de nous libérer des nôtres. Les non-dits affectent aussi bien les individus que les nations. La France, qui « décrète un jour que les Juifs ou les Nègres sont des chiens, un autre jour qu’on a besoin de ces chiens-là pour buter du boche ou marteau-pilonner nos trottoirs » est toujours malade de son passé colonial.
Qui se rappelle aujourd’hui des massacres commis au nom de la République à Guelma en mai 1945 ? Ils sont pourtant à l’origine du conflit qui dévastera l’Algérie pendant près de vingt ans. Comme de nombreuses familles qui ont un passé aussi douloureux qu’honteux, la République cherche à oublier. Mais on n’oublie jamais rien, et tant que les fautes ne sont pas assumées, les blessures restent ouvertes et la douleur, lancinante, continue de nous tarauder. Guelma, pourtant, « devrait aujourd’hui figurer dans nos mémoires en regard de Vassieux-en-Vercors et d’Oradour-sur-Glane. » Ruben imagine son grand-père, démuni, assister sans la comprendre à l’escalade de la violence et au suicide de la IVème République :
« Elle se suicidait dans les caves de l’histoire, la République. Mieux : on la foutait en l’air à longueur de jour, la Putain, dans des baignoires abominables, à coups de gégène. On la foutait comme on l’avait foutue quinze ans plus tôt, la Putain. On disait même qu’en son nom des brodequins piétinaient des nouveau-nés emmaillotés ; qu’en son nom, des baïonnettes éventraient des adolescents ; qu’au nom de la Putain, qu’au nom de la louve aux mamelles asséchées, on violait des femmes voilées, on administrait le carnage. »
Bien que professeur d’histoire-géographie, Emmanuel Ruben ne verse jamais dans l’exposé didactique. Il évoque l’Algérie comme il évoque son grand-père, avec tendresse. Et, lorsqu’il s’emporte, c’est de manière un peu naïve :
« Ce n’est pas la France qui a perdu l’Algérie, ni l’Algérie qui a perdu la France. La France a gagné l’Étoile d’Alger, la pâtisserie Nour, la boucherie Ibrahim, le restaurant le Djoua, les cigares au miel, les kesra, les makroud, les bradj ; la France a gagné les cafés kabyles du passage du Roi-d’Alger ; la France a gagné le sourire du marchand d’épices […]. L’Algérie a gagné la guerre, certes ; qu’a-t-elle perdu en échange ? Nos rictus de préfets ? Notre morgue ? Le droit de porter le guennour et le burnous des spahis et celui de se faire trucider dans nos tranchées ? »
Ce qui en 1954 est devenu une guerre a, suppose l’auteur, contribué au mal-être de son aïeul, comme cela a contribué à celui d’un autre Pied-Noir, le plus célèbre de tous : Albert Camus. Aux côtés de la figure du matelot inconnu, c’est en effet celle de cet orphelin célèbre que l’incantation fait peu à peu apparaître. Entre les deux hommes, les liens sont ténus mais solides. Nés à quelques mois et kilomètres d’écart, ils avaient une passion commune pour le sport et, au basket pour l’un, au football pour l’autre, occupaient des postes inadaptés à leur petite taille : Roger Chalom était pivot, Albert Camus gardien de but. Tous les deux engagés à gauche, ils se sont retrouvés désarmés face à la situation. Si tout le monde connaît les tergiversations de Camus qui condamnait la colonisation tout en se prononçant contre l’indépendance de l’Algérie, Ruben imagine les déchirements de son grand-père. À cause de sa judéité, ce sentiment d’étrangeté était sans doute plus important chez le matelot que chez l’écrivain. Né en Algérie comme ses propres ancêtres, Roger Chalom ne savait rien de la France, mais en tant que Juif, il n’était pourtant plus aussi Algérien que ses frères musulmans. En octobre 1870, en effet, le décret Crémieux donna la nationalité française aux Juifs d’Algérie et « fit de vous des Français comme les autres, donc des Algériens pas comme les autres, des colons en leur propre pays. » Un autre événement survenu le 29 janvier 1956 a dû être décisif : le décès de sa mère. Ruben imagine son grand-père en anti-Meursault. « Aujourd’hui maman est morte » est une phrase qui ne peut que bouleverser un homme sensible et sans doute a-t-elle accentué le mal-être et le sentiment de déracinement de Roger Chalom. Avant de passer à l’acte, il a dû s’interroger et s’interroger encore, encore et encore sur le suicide, vérifiant ainsi la fameuse phrase du Mythe de Sisyphe selon laquelle le suicide est « la question fondamentale de la philosophie. » Au début de l’été 1957, Roger Chalom se tire une balle dans la tête. Quelques mois plus tard, Albert Camus reçoit le Prix Nobel de Littérature.
Avec intelligence et sensibilité, Emmanuel Ruben nous invite par ce kaddish à nous interroger sur l’importance de la mémoire individuelle et collective. S’il veut sauver son grand-père de l’oubli, c’est parce qu’il sait que seule la mémoire permet aux individus et aux peuples d’avoir un présent et un avenir : « hier est un aujourd'hui, demain est un aujourd'hui. » À l’inverse d’Imre Kertész qui, dans son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, pleure sur l’avenir de l’humanité, Emmanuel Ruben écrit là une ode à la vie, belle et cruelle :
Ainsi débute ce kaddish par lequel l’auteur/narrateur s’adresse à Roger Chalom, son grand-père, sous-marinier de son état qu’une balle dans la tête a emporté le 03 juillet 1957 à Guelma, alors sous-préfecture du département de Constantine. Il peut paraître étonnant que Ruben, un trentenaire qui n’a pas grand-chose de Juif, qui, selon ses propres mots, n’est qu’« un Juif du Kippour, un Juif imaginaire », ait choisi un kaddish afin de parler de son aïeul. Pourquoi pas une biographie ? À cause du silence qui, telle une « chape de plomb », repose aussi solidement sur l’histoire de cet homme que la pierre tombale sur sa dépouille. Jusqu’à ses treize ans, Ruben n’a su qu’une chose : que son ancêtre était mort trop jeune. Ensuite, on lui a dit qu’il s’était tué accidentellement en nettoyant son arme. Les lambeaux d’informations qu’il détient, il les a recueillis de la bouche parcimonieuse de sa grand-mère, de « celle qui pendant quarante ans porta ton deuil […] quarante ans d’une quarantaine sans vaisseau, sans terre natale, sans demeure fixe, sans ressources, sans la moindre plainte. » Le suicide est un opprobre et, de silences en non-dits, son grand-père est devenu « un aïeul anonyme, éloigné dans le temps, né dans un autre siècle. » De lui, il ne reste que quelques témoignages hésitants, une photo, un livret militaire et une lettre. Par respect, Ruben n’a pas voulu non plus faire de ce matelot inconnu « l’alibi d’un roman ». Et si ce livre a tout de même toutes les apparences du genre, alors c’est « un roman où presque tout est faux, un roman qui n’a de vrai que le désir d’écarter le noir. » Le kaddish, lui, permet à l’auteur de briser le silence, de s’adresser directement à son ancêtre, d’instaurer un dialogue, de créer une certaine familiarité qui ne manquera d’ailleurs pas de toucher le lecteur. Mais pourquoi porter le deuil d’une personne que l’on n’a jamais connue et qui a vécu dans un pays qui n’est plus le nôtre ? Né à Lyon et vivant en région parisienne, Ruben est encore moins Algérien que Juif : « Je n’ai d’Algérie que Ménilmontant, Belleville, la Goutte-d’Or, Clignancourt, Aubervilliers, Saint-Ouen, Saint-Denis, et ces Algéries-là me suffisent. » L’objectif premier de l’auteur est de soigner les non-dits purulents qui le privent de ses origines et donc de son identité. De manière aussi émouvante que poétique, Ruben tente, d’intuitions en suppositions, de ressusciter ce grand-père sans lequel lui-même n’existerait pas. Mais si Ruben pleure un homme pour libérer son présent et son avenir de ses chaînes honteuses, il essaie aussi de nous libérer des nôtres. Les non-dits affectent aussi bien les individus que les nations. La France, qui « décrète un jour que les Juifs ou les Nègres sont des chiens, un autre jour qu’on a besoin de ces chiens-là pour buter du boche ou marteau-pilonner nos trottoirs » est toujours malade de son passé colonial.
Qui se rappelle aujourd’hui des massacres commis au nom de la République à Guelma en mai 1945 ? Ils sont pourtant à l’origine du conflit qui dévastera l’Algérie pendant près de vingt ans. Comme de nombreuses familles qui ont un passé aussi douloureux qu’honteux, la République cherche à oublier. Mais on n’oublie jamais rien, et tant que les fautes ne sont pas assumées, les blessures restent ouvertes et la douleur, lancinante, continue de nous tarauder. Guelma, pourtant, « devrait aujourd’hui figurer dans nos mémoires en regard de Vassieux-en-Vercors et d’Oradour-sur-Glane. » Ruben imagine son grand-père, démuni, assister sans la comprendre à l’escalade de la violence et au suicide de la IVème République :
« Elle se suicidait dans les caves de l’histoire, la République. Mieux : on la foutait en l’air à longueur de jour, la Putain, dans des baignoires abominables, à coups de gégène. On la foutait comme on l’avait foutue quinze ans plus tôt, la Putain. On disait même qu’en son nom des brodequins piétinaient des nouveau-nés emmaillotés ; qu’en son nom, des baïonnettes éventraient des adolescents ; qu’au nom de la Putain, qu’au nom de la louve aux mamelles asséchées, on violait des femmes voilées, on administrait le carnage. »
Bien que professeur d’histoire-géographie, Emmanuel Ruben ne verse jamais dans l’exposé didactique. Il évoque l’Algérie comme il évoque son grand-père, avec tendresse. Et, lorsqu’il s’emporte, c’est de manière un peu naïve :
« Ce n’est pas la France qui a perdu l’Algérie, ni l’Algérie qui a perdu la France. La France a gagné l’Étoile d’Alger, la pâtisserie Nour, la boucherie Ibrahim, le restaurant le Djoua, les cigares au miel, les kesra, les makroud, les bradj ; la France a gagné les cafés kabyles du passage du Roi-d’Alger ; la France a gagné le sourire du marchand d’épices […]. L’Algérie a gagné la guerre, certes ; qu’a-t-elle perdu en échange ? Nos rictus de préfets ? Notre morgue ? Le droit de porter le guennour et le burnous des spahis et celui de se faire trucider dans nos tranchées ? »
Ce qui en 1954 est devenu une guerre a, suppose l’auteur, contribué au mal-être de son aïeul, comme cela a contribué à celui d’un autre Pied-Noir, le plus célèbre de tous : Albert Camus. Aux côtés de la figure du matelot inconnu, c’est en effet celle de cet orphelin célèbre que l’incantation fait peu à peu apparaître. Entre les deux hommes, les liens sont ténus mais solides. Nés à quelques mois et kilomètres d’écart, ils avaient une passion commune pour le sport et, au basket pour l’un, au football pour l’autre, occupaient des postes inadaptés à leur petite taille : Roger Chalom était pivot, Albert Camus gardien de but. Tous les deux engagés à gauche, ils se sont retrouvés désarmés face à la situation. Si tout le monde connaît les tergiversations de Camus qui condamnait la colonisation tout en se prononçant contre l’indépendance de l’Algérie, Ruben imagine les déchirements de son grand-père. À cause de sa judéité, ce sentiment d’étrangeté était sans doute plus important chez le matelot que chez l’écrivain. Né en Algérie comme ses propres ancêtres, Roger Chalom ne savait rien de la France, mais en tant que Juif, il n’était pourtant plus aussi Algérien que ses frères musulmans. En octobre 1870, en effet, le décret Crémieux donna la nationalité française aux Juifs d’Algérie et « fit de vous des Français comme les autres, donc des Algériens pas comme les autres, des colons en leur propre pays. » Un autre événement survenu le 29 janvier 1956 a dû être décisif : le décès de sa mère. Ruben imagine son grand-père en anti-Meursault. « Aujourd’hui maman est morte » est une phrase qui ne peut que bouleverser un homme sensible et sans doute a-t-elle accentué le mal-être et le sentiment de déracinement de Roger Chalom. Avant de passer à l’acte, il a dû s’interroger et s’interroger encore, encore et encore sur le suicide, vérifiant ainsi la fameuse phrase du Mythe de Sisyphe selon laquelle le suicide est « la question fondamentale de la philosophie. » Au début de l’été 1957, Roger Chalom se tire une balle dans la tête. Quelques mois plus tard, Albert Camus reçoit le Prix Nobel de Littérature.
Avec intelligence et sensibilité, Emmanuel Ruben nous invite par ce kaddish à nous interroger sur l’importance de la mémoire individuelle et collective. S’il veut sauver son grand-père de l’oubli, c’est parce qu’il sait que seule la mémoire permet aux individus et aux peuples d’avoir un présent et un avenir : « hier est un aujourd'hui, demain est un aujourd'hui. » À l’inverse d’Imre Kertész qui, dans son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, pleure sur l’avenir de l’humanité, Emmanuel Ruben écrit là une ode à la vie, belle et cruelle :
« Et si l’on me demandait quelles sont mes raisons de refuser ta poudre d’escampette, quelles sont mes raisons de ne pas fuir un monde démesuré, déboussolé, terrifiant, que les dieux ont déserté, que la catastrophe guette, je n’invoquerais pas l’écriture ou l’art ou je ne sais quelle chimère, mais la vie — brève, inquiète, fragile, source infinie de peine et de joie. »
Avec une langue riche et travaillée, parfois peut-être un peu trop classique, peut-être aussi parfois entachée d’élans lyriques, Emmanuel Ruben s’impose incontestablement comme un grand écrivain en devenir.
Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
Emmanuel Ruben
Les Éditions du Sonneur, 120 pages, 14 €
Emmanuel Ruben
Les Éditions du Sonneur, 120 pages, 14 €
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