Des coqs et des hommes
Éric Bonnargent
Reuters-J.Javelanna |
Publié en 2005, L’île invisible est le premier roman de Francisco Suniaga. L’action
se déroule sur l’île vénézuélienne de Margarita, « la perle des
Caraïbes », où l’auteur est né en 1954. Ce roman débute comme un polar
traditionnel : une Allemande d’une soixantaine d’années vient passer
quelques semaines sur l’île pour éclairer les zones d’ombre qui entourent le
décès de son fils, Wolfgang, qui tenait là un bar avec sa sublime épouse,
Renata. Dès son arrivée, le choc des cultures est immense. À la rigueur
allemande s’oppose la torpeur tropicale. Sous ces latitudes, il faut « s’imprégner de l’idée qu’ici fonctionnait
une autre échelle de temps, qui ne comptait ni les secondes ni les minutes et
dont les heures elles-mêmes n’existaient que précédées de l’expression
« dans les » : « dans-les-huit-heures »,
« dans-les-neuf-heures », « dans-les-dix-heures ». Personne
ici n’était ponctuel comme en Allemagne, et pourtant ce sens diffus de la
temporalité convenait à l’imprécision naturelle qui règne sous les tropiques. »
Les paysages eux-mêmes sont une insulte à l’intelligence allemande : « le dieu qui avait créé ce pan de nature ne
pouvait pas être allemand. Le dieu à l’origine de cet endroit n’avait suivi ni
cours, ni méthode, il lui manquait le sens harmonieux de la composition et il
était évident qu’il privilégiait ses caprices à tout principe esthétique. Il
s’agissait sans doute d’une divinité caribéenne qui, prise par un délire
tropical en des temps où l’art n’existait pas, avait composé un site
merveilleusement absurde : la mer, le ciel et même l’odeur de l’air, tout
était bleu. » Afin d’éviter de s’égarer dans les méandres corrompus de
l’administration locale, elle embauche un avocat à la dérive, Benítez. L’enquête
prend rapidement un virage inattendu. Benítez découvre que Wolfgang s’est
passionné pour une tradition interlope : les combats de coqs. Loin
des distractions du tourisme de masse se cache en effet une autre île,
invisible, sombre et tragique. À la narration et aux témoignages, aux
discussions littéraires au sujet de Conrad ou de Shakespeare se mêlent alors
des extraits du journal intime du jeune Allemand qui raconte comment après
avoir ressenti un dégoût tout occidental pour ces combats, il s’est peu à peu
laissé dévorer par sa passion, au point d’élever ses propres bêtes et de les
faire combattre dans les gallodromes clandestins de l’île : « Les coqs sont purs, ils ne sont que violence
au naturel, sans ambition. Ils risquent leur vie à chaque combat et ne s’en
rendent même pas compte. Plus forte encore était, sans doute, la violence des
gradins, palpable, comme une vague sur le point de se briser mais restée en
suspens, contre toute logique. » La trame policière de L’île invisible n’est finalement qu’un
prétexte qui permet à Suniaga de relater de manière impressionniste et subtile l’histoire
d’un homme qui sombre peu à peu.
Article paru dans Le Matricule des Anges (mai 2013)
L’île
invisible
De Francisco Suniaga
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Marta Martínez Valls
Asphalte. 245 pages. 21 €
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