lundi 2 décembre 2013

Sophie Loizeau, Le Roman de Diane

In et ex utero

Romain Verger   

Ce Roman de Diane s’inscrit dans le prolongement direct des précédents recueils. Annoncé dans La Femme lit («j’en userai dans un roman jusqu’à l’accoutumance»), et rédigé conjointement à Caudal, il est de mon point de vue et en dépit de sa brièveté, le texte le plus abouti de Sophie Loizeau, celui qui donne de son univers la vision la plus cohérente, la plus touchante aussi. Peut-être parce que son questionnement sur le genre en vue d’une refonte sexuée de la langue tendant vers sa féminisation se déplace quelque peu de la langue vers l’image. Ce que l’obsession finissait par ériger en système dans Caudal se voit magnifiquement dépassé en une ode au principe féminin éprouvé dans sa plénitude grâce à l’expérience de la maternité. En ce sens, et contrairement à ce qu’annonce la quatrième de couverture, il s’agit moins d’une «féminisation radicale et systématique de la langue à travers une révision du mythe de Diane» que d’une féminisation radicale de l’expérience d’être au monde. Recueil dédié à sa fille, Le roman de Diane déroule le fil d’une double gestation, rendue indissociable, de l’enfant et du livre à venir. C’est le journal d’un repli créateur et géniteur, le récit fragmentaire d’un voyage autour de la chambre et du ventre. On peine d’ailleurs à distinguer le dehors du dedans, l’utérus de la chambre. L’espace domestique prend des couleurs sanguines, se met à pulser sous les vibrations du soleil frappant les rideaux ou la peau. Des «passes» de lumière se faufilent à travers la «fente du velux» comme une invitation au viol, à la lecture.  

En se repliant sur elle-même, sur l’autre qui pousse obscurément en elle, la femme redéfinit son ancrage pour éprouver pleinement l’éclosion de sa maternité, ausculter toutes les phases de son dédoublement :   

«la psychanalyse nous dit que nous devons nous tenir à quelque chose pour ne pas devenir folles, nous désigne le sexe viril. elle faudrait repenser cela l’ancrage (la poignée) et l’errance. / qui erre. l’homme cherche à toute force à s’enraciner dans le corps de la femme. mon enracinement en moi.»

L’homme s’en voit dès lors exclu, devenu accessoire, objet de fantasme que Diane convoque et répudie à l’envi lorsqu’elle en a joui.  

Le poème devient poche dévolue aux échanges et à l’avènement d’une identité symbiotique. Diane est une et double à la fois, mère et fille, petite Diane en miroir de la grande, femme-gigogne simultanément contenant et contenu, porteuse et portée. À l’immersion fœtale de la petite répondent les bains de la grande ou ses alitements :   

«mussée dans le lit comme dans une poche diane dort en fœtus avec son fœtus au fond
elle doit ressentir mon excitation, pendant que j’écris en percevoir quelque chose par le cordon ombilical. de légères décharges adrénaline courent  le long du cordon».   

L’auteure nous fait régresser le temps d’une lecture jusqu’à cette «vie larvaire et pulsatile» où voix et fluides s’entremêlent :   

«zéro délimite ex et nouveau monde : moins six mois avant sa naissance elle urine, en moi et secrète, l’ivoire de ses dents. est gradué le moins en moins profond jusqu’à la surface. l’expulsion établit la chronologie positive.»  

Dans ce processus de double gestation, la lecture tient une place centrale. Peut-être même compense-t-elle l’éviction des figures masculines en devenant, dans l’espace du lit où elle se pratique («Le point de départ de mes us est ce vieux temps vieil espace du lit 140-190»), une expérience érotique et «panique» à part entière :   

«j’avais joui d’Ewers au lit j’étais la proie des hallucinations du pré sommeil»
«[ma langue] frémit à l’intérieur de ma bouche fermée ; une gesticulation minime de la pointe qui n’est pas d’origine nerveuse. son muscle en l’air dans le vide de la bouche bande aussi longtemps que dure la lecture.»

Nourriture première de la grande Diane, les lectures se transmettent et se transfusent à la petite qui s’engendre et se déplie au contact de l’inspiration maternelle :   

«Pascal Quignard entre mes mains pulse. il repose en partie sur mon ventre, mon fœtus lui imprime des sursauts. à l’intérieur au nid elle rugit. ses manifestations d’être, par les coudes, les genoux, les pieds sont les rugissements de son plaisir.»  

De cette innutrition résulte le double miracle de l’œuvre et de l’enfant : «dans le temps passé à lire naît une enfante de chair et d’os».  

Le recueil ne s’arrête pas à cette naissance. S’il tient du journal, il se refuse d’ailleurs à toute chronologie stricte. Le cordon ombilical coupé, le lien mère-enfant perdure ex utero, dans la façon dont la première nous donne à partager les perceptions de la seconde, digne fille de Diane : c’est le jardin qui devient forêt à ses yeux, les peluches animées peuplant ses cauchemars ou ses territoires de jeux, de même qu’ils hantent les «campements d’écriture» de sa mère : «sur une table basse les livres, mon ordinateur, mes carnets. des bougies, la compagne et l’encens. / peu à peu la faune s’habitue à me sentir veiller où d’ordinaire elle n’y a rien».   

L’écriture fixe ces moments où les perceptions vacillent et se confondent, où la réalité s’effrite devant l’imaginaire («l’écriture drague tout»). Rêveries, expériences hypnagogiques, lectures, immersions créatrices participent de cette gestation onirique, confusionnelle des poèmes : «écrire et rêver à la fois c’est à dire rêver synchroniquement à écrire sans m’éveiller».   

Dès lors et sans crier gare, les démons, les auteurs vénérés et les animaux échappés des forêts s’immiscent dans la chambre et rôdent autour du lit. Dans ces moments de possession, les lieux se superposent, échangent leurs propriétés : l’appartement de Versailles se nimbe de couleurs exotiques ou de Rome antique, le ciel se déchire sous le vol des oiseaux tropicaux, le bassin du Parc de Marly déverse ses flots dans l’océan et les forêts traversées se changent en sombres Carpates.

Sophie Loizeau, Le Roman de Diane, Rehauts, 2013. 10€.



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