Éric Bonnargent
En 2011, paraissait la première anthologie consacrée aux Wards. Ce recueil
bilingue contenait des extraits d’œuvres poétiques, religieuses, philosophiques,
scientifiques, historiques… composées par les Wards à partir de la naissance du
royaume d’Aghâr jusqu’à la fin du IIème siècle après Zaragabal. Construit sur
le même modèle, ce second volume couvre le IIIème siècle, celui de l’apogée de cette
culture. Né en 1970, Frédéric Werst est romancier et historien. Romancier parce
que les Wards sont un peuple imaginaire, mais historien parce que depuis 20
ans, il travaille à ce projet titanesque et délirant. Directement écrit en
wardwesân, les textes présentés sont introduits par des notices permettant de
mieux en comprendre l’importance. Jouant avec l’histoire et la fiction, Frédéric
Werst a rassemblé en fin de volume un lexique, des index, des cartes… qui
permettent aux lecteurs d’approfondir leurs connaissances.
« Yawēr ab
magha aw arnawa yawant ab khem kēr. » (Shenda, Le Livre du rêve)
« N’importe quel dieu n’engendre pas n’importe
quel rêve. »
Éric Bonnargent : Pour faire vivre ce peuple que vous avez imaginé, vous êtes allé jusqu’à créer
une langue imaginaire, le wardwesân. Ce
volume, comme le précédent, se présente sous forme d’une édition bilingue
accompagnée en annexe d’une grammaire et d’un lexique. Pourquoi écrire d’abord
en wardwesân et traduire ensuite en français ?
Frédéric Werst : Dans la mesure où je cherche à
évoquer un peuple autre, il me semble
pertinent de le faire dans une langue autre,
et donc d’employer le wardwesân pour faire parler les Wards. Que le peuple
et la langue soient imaginaires, c’est presque secondaire à cet égard : que
penserait-on, par exemple, d’un égyptologue qui ne lirait les textes égyptiens
qu’en traduction ? Ecrire en wardwesân est plus crédible ; surtout, c’est
plus intéressant. Cela me permet de me détacher du français, d’entrer, par la
langue, dans l’univers mental des Wards, leur culture, les conditions de leur
littérature. Je « deviens » ward, du moins tant que j’écris. J’essaye
ainsi d’éviter la position d’extériorité (de supériorité) qu’un auteur
occidental risque d’occuper dès qu’il traite d’un peuple non occidental.
Evidemment, je redeviens français au moment de traduire les textes, mais je
garde un lien intime avec la langue originale. Mon travail est un va-et-vient
entre wardwesân et français, entre fiction et réalité. La pratique d’une langue
qui est elle-même fiction, c’est aussi une façon, je l’espère, d’étendre les
possibilités de la fiction et donc d’approfondir le questionnement de la
réalité.
N’est-ce pas frustrant de savoir que les lecteurs ne liront le texte qu’en
français ?
Non, parce que le texte
original est présent, et c’est l’essentiel. Ensuite, le lecteur est libre de
passer outre, de le considérer, voire de s’y risquer. Pour moi, le texte
wardwesân n’est plus étranger, mais il le demeure pour le lecteur. Je suppose
donc que chaque lecteur réagira selon son propre rapport à l’étranger.
Dans le précédent volume, vous évoquiez l’imperfection de votre traduction.
Cette fois, vous faites appel à d’autres traducteurs d’origine warde et
proposez même parfois deux traductions pour un même texte. Pourquoi ?
Pour le wardwesân, comme pour
toute langue étrangère, la traduction implique des choix. On ne peut pas tout
rendre à la fois : la double traduction permet de multiplier ces choix. Dans
l’idéal, il faudrait trois ou quatre traductions différentes, surtout quand il
s’agit de poésie. Il y a plusieurs possibilités : le mot à mot, peu
compréhensible, mais qui révèle la logique de la langue ; la traduction
littérale, qui retient le sens, mais perd la métrique et les sonorités ;
la traduction en vers français, plus régulière, mais moins précise ; le jeu sur
les sons ou l’ordre des mots, etc. J’ai essayé un peu de toutes ces options.
C’est peut-être la traduction en alexandrins rimés qui m’a plu davantage, parce
qu’elle oblige à réécrire le texte en
français. Mais est-ce encore « traduire » ? Si j’attribue
certaines traductions à des auteurs imaginaires, c’est aussi pour indiquer que
je ne prends pas parti entre les conceptions concurrentes.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les
Européens, selon les mots de Victor Schwarzmann dans sa postface, « ont jugé que l’écriture des Wards était le
fait d’un peuple « bizarre », peu méthodique et peu pratique,
hasardeux, et, pour le dire en bref, étranger à la raison universelle » ?
Le
système d’écriture des anciens Wards était difficile à appréhender pour les
premiers Européens qui ont tenté de l’étudier, parce qu’il ne repose pas sur
l’équation « un mot égale une graphie ». Tous les mots pouvaient
s’écrire de multiples façons, en fonction des abréviations qu’on utilisait. A
l’origine, il existait bien un alphabet, mais les Wards ont peu à peu imaginé
des centaines d’abréviations pour marquer certaines syllabes. Par exemple, le
mot « wardwesân » pouvait certes se noter w-a-r-d-w-e-s-â-n, mais en réalité on ne l’écrivait jamais en
toutes lettres. On employait des raccourcis variés : ward-we-s-ân, ou même ward-wesân.
C’est un système qui se rapproche d’un syllabaire, sauf que n’importe
quelle syllabe ne pouvait pas être abrégée, et que les signes syllabiques ne
ressemblaient pas forcément aux lettres qu’ils abrégeaient. En outre, ces
« syllabaires » ont évolué avec le temps, de même qu’ils présentaient
des variantes. Par exemple, les scribes sacrés n’utilisaient pas tout à fait
les mêmes caractères que les scribes de l’administration royale. Aux Européens
du XVIIIe siècle, cela devait paraître compliqué et illogique.
L’adjonction de nombreux documents tels que les fac-similés, les lexiques, les
index, les cartes, etc. fait que ce livre se présente comme un véritable livre
d’histoire. Il ne s’agit pourtant pas d’histoire, mais seulement d’histoires,
non ?
Comme celle de tous les peuples, l’histoire des
Wards est faite d’histoires : de mythes, de récits, de paroles diverses,
collectives, anonymes ou plus singulières. L’historiographie elle-même n’est
qu’un genre d’histoire parmi d’autres. Il est difficile de raconter une histoire des Wards. Déjà entre les
historiens wards, il existait des controverses. Ce peuple est-il vraiment venu
d’une île nommée Waga ? Le roi Zaragabal est-il vraiment le restaurateur de la
nation ? Voilà des questions sur lesquelles même les anciens historiens ne
s’entendent pas.
J’essaye de présenter toutes ces histoires, de les
mettre en perspective et de les accompagner de quelques outils pour aider à s’y
repérer. Mais je serais incapable de résumer l’histoire des Wards de façon
univoque. De ce matériau divers, parfois chaotique, c’est au lecteur d’opérer
sa propre synthèse.
Le
IIIe siècle qui est celui de l’apogée de la culture warde est marqué par un enrichissement de la langue.
Non seulement de nouveaux dialectes apparaissent, mais le wardwesân subit l’influence de langues
étrangères. Pensez-vous qu’il y a un lien entre la bonne santé d’une culture et
la bonne santé de sa langue ?
L’enrichissement
de la langue est d’abord un fait dans ma pratique d’écriture réelle : depuis bientôt sept ans
que je travaille au wardwesân, vous imaginez bien que le nombre de mots et
d’expressions à ma disposition n’a cessé de croître. Ce fait se répercute dans
la fiction, de sorte que se crée
l’illusion d’une langue qui évolue et s’enrichit avec le temps. Les moyens de
cet enrichissement de la langue sont divers. Avant tout, il y a l’usage, qui
fait que j’emploie certains mots dans des contextes nouveaux, ce qui leur
attribue des significations étendues. Le lexique donne un aperçu (hélas, très
incomplet) de ce phénomène : par exemple, le mot zenza, qui signifiait d’abord « soudaineté », dans Ward Ier–IIe siècle,
se retrouve ici avec le sens supplémentaire de « crudité » (d’une
viande[1]). Il y a quantité de mots
nouveaux qui apparaissent par dérivation grammaticale ou étymologique.
L’enrichissement de la langue s’explique d’abord par des facteurs internes, en
quelque sorte.
Comme
vous le faites remarquer, il y a aussi un enrichissement externe. Le wardwesân
peut importer des mots étrangers : d’abord, issus de langues elles aussi
imaginaires, comme le perawesân ; plus tard, ce seront des mots d’origine
européenne. Mais le wardwesân puise beaucoup à ses propres dialectes : par
exemple, le terme classique oxant (« mois »)
est supplanté par werbezan, qui vient
du dialecte d’Aên. Ces différents modes d’enrichissement linguistique sont ceux
qu’on retrouve dans la plupart des langues réelles, je pense. Dans le cas du
wardwesân, ce peut être un signe de « santé », comme vous dites,
puisque la langue, tout en évoluant, ne cesse pas d’être elle-même. Cette évolution
n’est pas spectaculaire, parce qu’il existe un usage littéraire relativement
stable. Pour autant, entre un texte du début du Ier siècle et un
autre de la fin du IIIe siècle, je m’étonne parfois de voir des
différences marquées, surtout dans la façon d’exprimer les choses.
Nous apprenons dans ce volume que le IIIe siècle ward commencerait
en 1327 après J.-C., que le pays ward ne sera découvert par les Européens qu’au
XVIe siècle après J.-C.,
qu’il sera colonisé en 1862 et qu’il restera un protectorat français jusqu’en
1960. Pourquoi donner toutes ces indications temporelles alors que rien dans le
précédent volume ne permettait de situer cette culture par rapport aux
autres ?
Dans le premier tome, je m’étais attaché à évoquer la fondation de cette
culture. En évitant la référence à notre calendrier, je voulais assurer
aux Wards une autonomie vis-à-vis du monde réel, pour mieux confronter le
lecteur à un ailleurs. On pouvait se
figurer les Wards comme un peuple de l’Antiquité, ou comme des contemporains
des Aztèques : de toute façon, on était
avant l’Europe moderne. Cette histoire fictive rejoindrait un jour
l’histoire réelle, mais j’ignorais quelle serait exactement la correspondance
entre le calendrier ward et le calendrier chrétien. Dans le second tome, j’ai
pensé que c’était le moment de donner une vision plus complète de l’histoire
warde, et donc d’esquisser leur destin ultérieur. Naturellement, si les Wards
entrent dans « notre » histoire, ce sera, comme pour bien d’autres
peuples, par le biais du colonialisme européen. A terme, leur calendrier sera
obsolète, comme tous les autres : aussi ai-je commencé à donner quelques
dates dans le calendrier chrétien.
Par
contre, nous ignorons toujours s’il s’agit d’une culture africaine, asiatique ou
américaine. Pourquoi ?
L’ambiguïté géographique plait davantage à
l’imaginaire, sans doute. Et puis j’envisage Ward comme une métaphore, voire comme une utopie. Vous connaissez
la phrase de Wilde : « Une carte du monde où ne figurerait pas le
pays d’Utopie ne mériterait même pas un coup d’œil »[2].
Le vrai pays des Wards, c’est le wardwesân : il n’est ni d’Afrique, ni
d’Asie ni d’Amérique. Il ne se ramène pas à ces géographies réelles, même s’il
en rappelle quelque chose. En ces temps de mondialisation-destruction-du-monde,
où l’Ailleurs peut-il encore aller que dans la langue ?
A
propos d’utopie… ce projet est assez démentiel. D’où vous est venue l’idée de
créer de toute pièce cette civilisation ? Parler aujourd’hui d’un peuple
ancien et de surcroît imaginaire est quelque chose de singulier. Voulez-vous
dire quelque chose sur le monde actuel et comment, à votre avis, s’inscrit
votre projet dans la littérature contemporaine ?
D’abord, même si c’est un détail, je n’emploie
jamais le mot « civilisation ». En français, ce mot ne s’emploie que
depuis le XVIIIe siècle : comme le mot « race »,
d’ailleurs. Je préfère parler de peuple, de société, voire de culture. D’où
vient l’idée de Ward ? Du
wardwesân, avant tout. La culture des Wards s’élabore peu à peu, par la
pratique et l’usage. Je n’ai pas conçu une société a priori : je la déduis des textes et je la complète selon les
données de la langue. Que Ward parle
aussi du monde actuel, même négativement ou implicitement, c’est évident, mais
je ne vais pas résumer cela en deux phrases : mieux vaut lire les textes.
Que les Wards soient « anciens » n’implique pas qu’ils soient
arriérés. Je n’aime pas l’arrogance de la fausse modernité : mépriser ce
qui est ancien ou étranger, ce n’est pas très moderne. Quant à ma place dans la
littérature contemporaine, c’est une question que je me pose peu. Je travaille
sur la langue, l’histoire, la littérature : en cela, je suis contemporain de
Rabelais comme de Pierre Michon. Je m’interroge sur l’Autre, le dialogue des
langues et des identités : en cela, je suis contemporain de Pessoa ou de
certains écrivains dits de la « francophonie ».
Au IIIe siècle, la culture
warde connaît une évolution très importante dans tous les domaines. Les sources
sont citées pour la première fois par les historiens, la frontière entre le
sacré et le profane s’estompe en philosophie et la poésie se libère de plus en
plus des contraintes formelles si caractéristiques des siècles précédents.
L’humour prend une place de plus en plus importante et un texte comme Le Voyage du banni est ouvertement impie, le narrateur disant
souhaiter « l’extinction du ciel et
le pourrissement du dieu à la place du pourrissement de ma chair. »
Il n’y
a pas, entre le IIe et le IIIe siècle, de rupture
radicale dans la littérature des Wards, de même qu’il n’y a pas d’antagonismes
violents dans leur société : on peut du moins risquer ce parallèle. Certes, la
société warde est hiérarchisée, mais l’ensemble est en équilibre, sinon en
harmonie. Elle est organisée autour d’une monarchie, théocratique dans son
principe mais élective dans les faits, qui veille à la juste répartition des
obligations. Par exemple, aucune caste n’est exemptée d’impôts. L’aristocratie
est riche et puissante, mais elle ignore la propriété individuelle. De même, la
propriété est communautaire dans le clergé et chez certains « hommes
libres ». A l’inverse, si le commerce est encouragé, l’enrichissement
personnel des marchands est surveillé. Il existe une certaine mobilité spatiale
(et parfois sociale) de l’individu, mais rarement aux dépens d’autres
individus. Les rivalités se situent plutôt entre les classes sociales, et
surtout les cités : mais la politique royale réussit en général à les
maîtriser. Voilà quelques aspects de leur « utopie », si l’on peut
dire.
Dans
ces conditions, la littérature elle-même est moins personnelle. Des écoles
peuvent rivaliser, mais un auteur est rarement étranger à une tradition. On
prolonge, on compile, on commente, on renouvelle. La religion des Wards
influence aussi, sans doute, ce rapport aux autres et à soi-même : peu
contraignante, elle repose moins sur une « foi » (concept étranger
aux Wards), que sur le devoir d’aimer le dieu Parathôn. Dès lors, le sacré et
le profane ne sont jamais totalement opposés. Les philosophes ne discutent pas
de l’existence du dieu : du reste, le wardwesân n’a pas vraiment de mot
pour dire « existence ». Des thèmes se retrouvent chez les
théologiens, les philosophes, les poètes : chacun les formule selon sa
propre tradition. Pour la poésie, je ne dirais pas qu’il y ait rejet des règles
au IIIe siècle : c’est plutôt qu’on essaye d’autres contraintes,
d’autres formes. Cela tient peut-être à la souplesse du wardwesân, dont la
grammaire n’insiste pas sur la notion de « règle ».
Vous
évoquez le Voyage du banni, un des
principaux récits du IIIe siècle. Ce texte pose des problèmes
d’interprétation. Disons d’abord que la peine de mort n’est guère en usage chez
les Wards : le bannissement est le pire châtiment. Le personnage du
« Banni » paraît plutôt impie, en effet. Mais ce n’est pas un
athée : sa colère contre le dieu a encore quelque chose de sacré, c’est
presque la plainte d’un amoureux déçu. D’ailleurs, le Banni est sauvé à la fin
de l’histoire. Dans toute leur tradition, les Wards reviennent souvent sur le
thème du départ des dieux, voire de leur trahison.
Alors qu’en Europe, l’amour courtois
atteint son apogée, il est question chez les Wards d’amour tacite. Qu’est-ce
qu’il implique comme vision du monde ?
L’amour
« tacite » est une codification amoureuse comme en ont connu diverses
cultures : amour courtois (Europe, voire Japon), amour udhrite de la tradition arabe, etc.
C’est un phénomène lié à la Cour, et à l’interdit de l’adultère dans
l’aristocratie - encore un domaine où
la classe dominante n’est pas forcément « privilégiée » : le
mariage ordinaire, lui, n’exige pas la fidélité des époux.
L’amour
tacite, ou zara zha zarnēs en
wardwesân, proscrit toute verbalisation explicite de la passion : de là,
de multiples ruses de la communication entre les amants, dont la dignité ne
saurait souffrir la honte de l’effusion. On est ici aux antipodes du
« romantisme », bourgeois par essence. L’amour tacite était-il une
réalité ? On l’ignore, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a fourni un bon
matériau romanesque. Par son titre même, l’un des récits emblématiques de ce
courant, la Dame sans nom, met en
évidence l’oblitération du langage dans cet idéal amoureux des Wards
classiques. Cette codification de la passion était sans doute initiatique,
signifiant la victoire sur soi-même et son impérieux besoin de parler. Cela
supposait peut-être une certaine mystique du silence et du secret : après
tout, le mot zarnēs (« secret »)
évoque le mot zarna (« langage
»). Dans un ancien mythe ward, on dit que le langage a été inventé par le dieu
Zaraen pour converser secrètement avec l’oiseau qu’il aimait. L’invention du
langage, c’est l’invention du secret.
Avez-vous l’intention de poursuivre
votre travail historico-fictif et nous parlerez-vous dans un prochain volume
des guerres qui opposèrent les Wards aux Européens ?
Inévitablement,
entre autres choses, cela serait abordé dans un prochain volume. Mais il serait
aussi question de la résistance de la littérature par temps de vicissitudes.
Entretien paru dans Le Matricule des Anges. Janvier 2014
Frédéric
Werst, Ward, IIIe siècle. Éditions du
Seuil. 22, 30 €
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