Fin de partie
Éric
Bonnargent
Feliu Elias |
Né
en 1947, Enzo Cormann est surtout connu pour son travail de dramaturge. Pas à vendre est son quatrième roman. Traducteur
de polars américains, Sam Nibel, 65 ans, vient de finir sa centième et dernière
traduction. En cette soirée de novembre, « ce type chauve un peu flottant » qui a toujours vécu à l’écart
a décidé d’en finir. La seringue est prête : « 20 ml de V63, cocktail létal mêlant anesthésique, hypnotique, et
curare, son injection en intraveineuse entraîne un coma et une insuffisance
respiratoire aiguë, suivis d’une atteinte hépatique ». Il lui reste
quelques heures pour faire le point.
Dehors, au café des Oiseaux, l’agitation
s’accroît : l’équipe de France affronte l’Ukraine en vue d’une qualification
pour la Coupe du monde. Sam, lui, quitte la compétition, anxieux à l’idée de
souffrir, de ne pas avoir le temps de rabaisser sa manche de chemise, de
réajuster sa cravate. L’absence de points, l’écriture blanche et l’utilisation
de la deuxième personne du singulier renforcent cette impression d’un homme
déjà mort qui analyse sa vie, comme s’il s’agissait de celle d’un autre. Sam
n’est pas du tout déprimé, il est juste fatigué : « à quoi donc entends-tu mettre un
terme ?, le premier mot qui te vient est ENNUI, tu ne te rappelles
pourtant pas d’être jamais ennuyé, à moins qu’ennui de soi, désamour
propre ?, tu ne veux pas la mort, tu veux le rien, ne veux plus rien
vouloir, tes doigts se sont contractés, quelques gouttes de solution létale ont
coulé de la seringue, ennui de vouloir, ennui du jour et de ta peau. »
Sam n’a eu ni grandes amitiés ni histoires d’amour, tout au plus quelques
histoires de baise avec des femmes qui n’ont fait qu’entrer furtivement dans
son antre.
Les seuls moments forts, il les a connus ces derniers mois avec
Sibylle, une sublime et improbable escort,
étudiante en philosophie, « une
prostituée philosophe, authentique péripatéticienne ». Au dehors, le
match touche à sa fin et Sam se souvient de la manière dont, de rendez-vous en
rendez-vous, une relation de confiance s’est instaurée entre lui, le vieil
homme usé, et elle, la jeune escort
désenchantée. Il se rappelle leur discussion à propos de tout, de la vie, de la
philosophie et, bien entendu, de la prostitution. À Sam qui, répondant à ses
provocations, prétendait que la prostitution pouvait se justifier à condition
d’être librement choisie, elle répliquait : « je ne suis pas libre d’en décider, puisque je ne suis pas libre de
décider que je peux me passer de fric pour vivre, je suis seulement libre de
décider de vendre ma force de travail sexuelle, plutôt que de la force de
travail manuelle ou intellectuelle ». La jeune femme, pourtant fière
et orgueilleuse, lui a révélé peu à peu ses faiblesses, sa crainte de « mourir en occupante illégale de [sa] propre
peau ».
Le lecteur de ce roman en forme de méditation métaphysique
va alors découvrir que, sans le vouloir, Sibylle a montré à son client que la vie
pouvait vite se transformer en polar…
Article paru dans le Matricule des Anges. Mai 2014.
Pas à vendre
D’Enzo Cormann
Gallimard, 142 pages, 15,50 €
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