samedi 30 avril 2011

Borislav Pekic, L'homme qui mangeait la mort

La mort dans ses petits papiers
Marc Villemain

Éditions Agone
Je me suis souvenu, en lisant L’homme qui mangeait la mort, d’une nouvelle de Rachid Mimouni, Le manifestant, où l’on voyait un homme défiler dans les rues d’Alger, seul, brandissant au-dessus de sa tête un écriteau sur lequel il avait écrit "Vive le Président !", ne rencontrant sur son passage que l’indifférence, puis l’incrédulité, enfin l’incompréhension des autorités, au point qu’elles le condamnèrent à mort : l’absurde administratif ne sait que faire d’un civisme aussi étrangement revendiqué*. Cette dimension à la fois moderne et ancestrale de l’absurde n’est pas le seul point commun entre Rachid Mimouni et Borislav Pekic : outre qu’ils connurent l’un et l’autre les foudres de leur société (une condamnation à mort fut placardée dans la mosquée à quelques centaines de mètres à peine du domicile de Rachid Mimouni), tous deux cultivaient un savoir-faire inégalé dans la fabrication de fables aux dimensions anthropologiques et politiques très élaborées. Peu connu en France, Borislav Pekic est pourtant l’une des plus grandes figures de la littérature yougoslave. Disparu en 1992, il nous a laissé un grand œuvre, « La Toison d’Or », phénoménale saga qui relate sur sept tomes huit siècles d’histoire des Balkans. De lui, l’écrivain serbe Borislav Mihailovic Mihiz a dit qu’il était comme « un homme fiché sur le pal de l’histoire ». Le propos est d’autant plus juste que ladite histoire n’aura rien épargné à Pekic, qui purgera à partir de 1948 cinq années en prison – condamné à quinze années en 1948 pour activisme démocratique. Sans doute cette expérience n’est-elle pas étrangère à ce qui va enfanter ce court récit inspiré des heures les plus noires de la Terreur. 

Le personnage central, Jean-Louis Popier, dont on ne sait pas au fond s’il est le fruit de l’imagination de l’auteur ou la survivance incarnée de quelque témoignage de la tradition orale, officie comme greffier au tribunal institué par la Révolution française. Au rythme où vont les choses et où tombent les condamnations (toute révolution charrie son lot, généralement grossissant, de déviationnistes), le brave greffier Popier, citoyen à l’apathie assez exemplaire, se retrouve rapidement débordé par sa charge. Tant et si bien qu’il commet une maladresse qui le contraint, s’il veut échapper au contrôle de sa hiérarchie, à faire disparaître un acte de condamnation. Et quoi de plus efficace pour faire disparaître ledit acte que de l’ingurgiter aussi sec, laissant ainsi la promesse de mort se dissoudre au fond d’entrailles que nul n’aura jamais idée de venir fouiller ? Ce faisant, un éclair de génie lucide traverse la sourcilleuse et très réglementaire conscience du brave Popier, lequel réalise du coup qu’engloutir un tel acte entraîne irrémédiablement le salut d’un condamné. Qu’à cela ne tienne, le brave et désormais conscient Popier n’aura de cesse, chaque jour, de manger la mort, et d’épargner la guillotine à un congénère supplémentaire. Jusque-là d’ailleurs, le rigoureux gratte-papier n’avait jamais vu de guillotine : après tout, sa mission s’arrêtait aux marges du grand registre où il consignait les condamnations. Difficile, au passage, de ne pas songer à la banalité de ce mal dont Hannah Arendt fit l'herméneutique en d’autres circonstances. La pratique quotidienne et routinière d’une fonction sociale légale, voire valorisante aux yeux de ses contemporains immédiats, induit des mécanismes réflexes qui confinent l’individu dans l’impression de sa normalité – fût-elle parfaitement abjecte. Et aujourd’hui encore, l’on condamne à des peines parfois très lourdes sur la base d’assertions et dans des perspectives qui ne sont pas toujours fécondées par la raison.

Pekic ne cherche nullement à ménager un mauvais suspens. La fable n’est édifiante que parce qu’elle nous empêche de sombrer dans l’excitation du voyeur et que, dès le départ, il est clair que le brave greffier Popier devra rejoindre à son tour la cohorte des déchus de la Révolution : ce n’était pas là une possibilité pour le scénario, mais sa seule conclusion disponible. Car la grande histoire a quelque chose d’une machine infernale ; et tout spécialement lorsqu’elle se veut révolutionnaire. « La méfiance, le soupçon et la peur – sentiment indissociables de la vigilance révolutionnaire » sont à la fois le terreau et le fruit de la révolution. Étrangement, paradoxalement peut-être, la politique révolutionnaire (et donc contre-révolutionnaire, la contre-révolution ne visant au fond qu’à faire la révolution contre la révolution) n’exige pas l’engagement des citoyens, ni même, à l’extrême, leur approbation, mais leur simple effacement ; elle ne leur dénie pas nécessairement le droit à exister pleinement, mais les contraint à une sorte d’invisibilité sociale, d’inexistence singulière. Pekic écrit à propos du brave greffier Popier qu’il serait vain de lui chercher des « signes particuliers. S’il en avait eu, il aurait été sur la paille de la Conciergerie et non assis derrière un bureau du greffe du Tribunal révolutionnaire ». C’est tout le mystère des révolutions – qu’elles aillent de l’avant ou qu’elles marchent à reculons – : elles donnent corps à des individus compulsifs qui se révèlent à eux-mêmes en se laissant entraîner là où ils ne pensaient pas vouloir aller. Naturellement, le piquant de la fable est que la Révolution va ici se heurter à l’un des ses agents les plus irréprochables. La résistance ne viendra pas d’individus héroïques extérieurs au système, mais de l’être le plus docile, le moins soupçonnable, le plus indifférent à ce qui se trame. Nonobstant les apparences, et n’était la chute finale, il pourrait donc bien s’agir d’une fable optimiste, le contrôle social total se révélant impraticable : le plus policier des systèmes viendra peut-être à bout de l’homme, jamais de l’imprévisibilité humaine. Ici, l’individu devient malgré tout, et surtout malgré lui, le meilleur agent corrupteur, l’imprédictible grain de sable qui s’ingéniera à gripper les rouages. Pourquoi ? Par accident. Que la prise de conscience de ce hasard qui entraîna l’accident, puis la compassion qu’il fera naître chez notre agent corrupteur, se manifestent ensuite comme des principes politiques ou civiques ne changent rien à l’affaire : au départ, rien ne disposait le brave greffier Popier à vouloir renverser, ne serait-ce qu’interrompre, l’ordre des choses. Il aura fallu que l’imprévisible lui mette la puce à l’oreille. 

Comment se forge-t-on une conscience en ce monde ? La réponse de Borislav Pekic est pleine d’une richesse métaphorique et anthropologique peu commune : par le hasard. La conscience de soi et du monde peut nous tomber dessus comme le ciel sur la tête ; elle peut tout aussi bien loger dans la petitesse des choses ordinaires que dans la brutalité des actes sociaux, s’apparenter à une révélation dans le désert autant qu’à un accident de parcours dans la paisible linéarité des jours. Dès lors entrevoyons-nous, fût-ce faiblement, ce qui demeure vivant une fois que la société a érigé ses miradors : l’aspiration à la liberté. 

* La ceinture de l’ogresse, Rachid Mimouni, éditions Seghers, 1990.

Traduit du serbo-croate par Mireille Robin 
Article paru dans Esprit critique, revue de la Fondation Jean-Jaurès, n° 68,  mars 2006

vendredi 29 avril 2011

Eric Bonnargent, Atopia, petit observatoire de littérature décalée (Présentation)

Éditions du Vampire Actif
Mon camarade et néanmoins complice Éric Bonnargent publie donc un ouvrage plus étrange encore qu’il y paraît. Sous son intitulé un tout petit peu ésotérique, mais où chaque terme a son importance, Atopia, petit laboratoire de littérature décalée ne permet pas seulement de regrouper ses analyses d’une trentaine d’œuvres, mais d’en entrelacer l’esprit, d'en exhumer la visée, la nécessité propre, d'entrer dans ce qui permit de les faire advenir, de tisser entre elles un réseau à la fois savant et existentiel, conceptuel et intime. En cela, en ce qu’elle permet d’apparenter des textes que le temps ou le registre éparpillent, de chercher à dégager le sens caché d’une même intuition littéraire, l’on peut aisément qualifier cette démarche d’universitaire. 

Ce ne serait que cela pourtant si n’émanait du propos une certaine audace. Celle d’abord de puiser dans un échantillons de textes souvent méconnus, dussent-ils émaner d’auteurs célèbres. Celle, ensuite, de se défier des ordres chronologiques pour leur préférer une nomenclature qui, déjà, est pourvoyeuse d'indications pleines de sens. L’audace, enfin, de prendre, non sans volontarisme, le contre-pied des mots d’ordre jouisseurs et de « l’approche narcissique » qui prévalent parfois de nos jours. Car pour Éric, la littérature est chose sérieuse, très sérieuse. Ce qui peut bien lui inspirer, ici ou là, quelque jugement que l’on pourra trouver abrupt ; mais il est vrai que tel est, et a toujours été, son parti pris : « distinguer la littérature ambitieuse de la littérature de masse. » Or, si les dehors de l’exigence revêtent parfois la forme d’une injonction vertueuse, il n’en demeure pas moins qu’Éric sait donner l’envie de lire ou relire d’un autre œil tous ceux dont il aime la situation atopique, c’est-à-dire, selon lui, « décalée. » Preuve, s’il en fallait, qu’il a intimement compris la fonction de critique. 

Cette notice n’ayant pas pour dessein d’esquisser une critique du livre, mais seulement de le présenter, je ne discuterai pas ici certaines assertions, plus strictement philosophiques que littéraires. Celles, par exemple, afférentes à l’individu, peut-être le mot-clé de la pensée ici déployée, et que relaie dans sa préface un Antoni Casas Ros toujours lyrique et habité, mais que l'on découvre aussi plus sensible que dans ses textes précédents aux questionnements idéologiques : fendeur de « l’illusion d’un moi constitué », il s'y fait le pourfendeur un peu inattendu d’une démocratie qui ne serait « qu’un vaste mensonge partagé par les masques sans regard. » Pour le reste, il faut bien dire qu’Atopia est un petit livre assez remarquable, que l’on ne saurait trop recommander à tous ceux qui persistent à penser la littérature comme l’art d’aller « au-delà des apparences », là où affleure « une vision singulière du monde. »

mercredi 27 avril 2011

Émilie Notéris, Séquoiadrome.

Mangez-moi, mangez-moi
Éric Bonnargent


Lors du décollage au Bourget du Cessna 182A Skylane qui devait la mener avec son copilote à Biscarosse, Miss Hélium n’aurait sans doute pas dû s’amuser ni à énumérer le nombre de morts causés par les dernières catastrophes aériennes ni à appeler ce vol, le vol n° 666. Cela leur aurait sans doute évité cet incompréhensible accident qui les a fait rejoindre non pas l’aérodrome des Landes, mais un séquoiadrome, dans le Parc national de Séquoia, en Californie… L’espace-temps a ses raisons que la raison ne connaît point.
Le petit avion de tourisme s’est logé dans le feuillage du séquoia Général Sherman®. Il s’agit du plus gros être vivant sur terre. Âgé de plus de 2000 ans, ce séquoia mesure 84,8 mètres et a un volume de 1487 m3 de bois. En atterrissant là, pardon, en « atterrarbrissant » là, les deux pilotes vont vivre une bien étrange expérience que le lecteur, qui n’a sans doute jamais lu un tel livre, va partager avec eux. Il faut dire que, pour se nourrir, les deux naufragés n’ont guère le choix :

« La cime de l’arbre dans lequel nous nous sommes crashés regorge de champignons. C’est tout ce qu’on a trouvé à se mettre sous les crocs : des tonnes de Fungi hallucinogènes. »

Miss Hélium qui « n’est plus qu’un immense sourire niagaresque aux mandibules décontractées, bruyamment perlées de globules acérés » s’enferme dans un mutisme presque total et le pilote n’a plus qu’un seul interlocuteur : le séquoia géant… ou plutôt le fantôme qui l’habite, celui de Karl Marx (« Ai-je absorbé par inadvertance un champignon marxiste ? »). Que le fantôme de Karl Marx se manifeste à travers ce séquoia n’est pas si étonnant. En 1880, en effet, la Kawea Colony, une association socialiste utopiste, avait donné le nom de l’auteur du Capital au séquoia. Par l’intermédiaire de citations extraites de ses œuvres, Karl Marx® intervient dans les pensées du pilote qui, de digressions en digressions, abordent de nombreux thèmes : le cinéma, la physique, la biologie ou la philosophie. C’est d’ailleurs dans l’analyse de la notion de rhizome deleuzien que réside le secret de la (dé)structure de Séquoiadrome :

« La pensée rhizomorphique est développée sans se plier à aucune règle issue d’une hiérarchie, elle pousse entre les branches à des endroits incongrus, comme les mauvaises herbes, dans une véritable liberté de déploiement et d’implantation, sans aucun permis de construire. »

Séquoiadrome est un roman doublement rhizomorphique. Au sens littéral tout d’abord parce que le Cessna fait rhizome avec son hôte. Au sens deleuzien ensuite, car la pensée du pilote se développe de manière anarchique :

« Mon corps affranchi de son centre de gravité, intensément désaxé, isadoraduncanonisé, s’ébroue en une danse inimitable, comme dédoublé aux jointures, vrillé dans les contours, faussé dans l’ossature. Mon corps comme espace colonisé en parfaite aphélie. […] Je suis Marx, je suis le séquoia, je suis le séquoia Karl Marx®. Tout est si élémentaire en définitive. Je vais cuirasser le Cosmos, jouer au Rubik’s Cube avec les corps céleste orbitant, détacher la ceinture de Kuiper, rassembler les centaures et autres objets scopitoniques épars. »

Avec Séquoiadrome, Émilie Notéris signe un texte étonnant et si le lecteur est prêt à se laisser porter par sa prose rhizomorphique, il fera un voyage qu’il ne regrettera pas.







Émilie Notéris, Séquoiadrome. Joca Seria. 16 €








Article déjà paru dans Le Magazine des Livres. 

lundi 25 avril 2011

Thierry Jonquet, Vampires

Jonquet, social-goth
Marc Villemain 


Éditions du Seuil
Il n’est pas illégitime (cf. Véronique Maurus, Frustrés ? Pire, déçus ! – Le Monde des Livres du 21 janvier 2011), de questionner le choix et la motivation d’un éditeur de publier un livre posthume et (à ce point) inachevé. La question vaut particulièrement pour Vampires, ultime roman, donc, de Thierry Jonquet, tant on s’avise bien vite qu’il lui manque sans doute une centaine de pages et s’interrompt au beau milieu d’une phrase dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne va pas sans laisser un arrière-goût d’ironie amère – « Un long travail commençait. Aussi routinier qu'in­certain. » Et si Jean-Christophe Brochier, son éditeur au Seuil, insiste avec raison sur les indiscutables qualités du manuscrit, on peut toutefois se demander ce que Thierry Jonquet lui-même aurait pensé de ce texte aussi prompt à entraîner le lecteur qu’il l’abandonne à sa frustration.

Donc, on pèse le pour et le contre. Encore un peu, on s’en voudrait de s’être laissé prendre à cette intrigue très construite, dopée à une énergie narrative aussi intarissable que précise, pour se retrouver là, panne sèche sur le bord de la route, condamnés à imaginer une hypothétique sortie de scénario. Il n’empêche. On ne saurait évaluer ce roman à la seule aune de notre sensation d’inassouvissement. Peut-on même seulement l’évaluer, quand on sait qu’il n’a pas été ni expressément relu – qu’il n’a pas été édité ? Car si Thierry Jonquet s’y montre assez virtuose, s’il est patent qu’il a dû éprouver bien du plaisir à élaborer une histoire originale, dynamique, moderne, pleine d’imagination et de virtualités, il est probable que lui-même en aurait affûté certaines formulations, peaufiné quelques enchaînements, élagué certains détours. Il serait très injuste pourtant de considérer cet ouvrage comme un document pour aficionados. Car non content d’être doté d’une belle construction et d’une grand expressivité narrative, Vampires livre, clés en main, une idée d’une grande ingéniosité – que je me garderai bien de déflorer. Détournement génial de la mode dite gothique, avec son lot d’images sépulcrales et de macabres gimmicks, le livre, même dans son état, parvient à renouveler un genre que l’on croyait un peu épuisé, pour ne pas dire éculé. Jonquet installe son décor à merveille – on s’en convaincra dès les premières pages, suivies de l’imparable scène de l’empalement –, et parvient très vite, en intégrant quelques éléments de contexte succincts mais très éloquents, à donner à ce texte très inventif un tour immédiatement réaliste et contemporain. Fidèle au registre qui le met à la lisière du roman noir et de la chronique sociale, on ne peut que constater combien de tours encore il avait dans son sac, et combien il est décidément vain de se refuser à des sujets sous prétexte qu’ils seraient par trop estampillés. Moyennant quoi, Vampires aurait certainement été un très grand Jonquet ; à sa manière, il l’est d’ailleurs déjà.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011

vendredi 22 avril 2011

Vanessa Place, Exposé des faits.

Intime conviction
Éric Bonnargent

Andy Warhol, Death and desaster.
Exposé des faits pourrait être rangé dans cette étrange catégories de livres qu’on appelle les OLNI, les Objets Littéraires Non Identifiés, c’est-à-dire des textes qui, par leur forme, leur structure ou leur type de narration ne sont ni des romans, ni des récits, ni des nouvelles, etc. Paru dans la nouvelle collection “Littérature étrangè®e” des Éditions è®e, Exposé des faits, traduit par Nathalie Peronny, est le premier texte de Vanessa Place à paraître en France.
Née en 1968 aux États-Unis, Vanessa Place est scénariste, éditrice, critique d’art, écrivaine et avocate. Ce livre, constitué de sept affaires judiciaires, n’est pas, comme on pourrait le croire, un roman policier. S’appuyant sur son expérience d’avocate, Vanessa Place utilise le langage des tribunaux, un langage froid qui a pour but d’énoncer objectivement les faits. Le lecteur se retrouve ainsi à la place des juges : pour cinq affaires, il a devant lui le dossier à charge et le dossier de la défense. Contrairement à ce qui peut se passer dans un roman policier où les criminels sont des personnages quasiment de “chair et de sang” pouvant susciter l’empathie ou le dégoût, les criminels ne sont ici connus que par les rapports judiciaires et leur culpabilité est incertaine. Vanessa Place fait appel à notre intime conviction pour déterminer la culpabilité de ces hommes et de ces femmes. Après avoir lu le dossier à charge, la culpabilité de l’accusé semble toujours établie, mais, après avoir pris connaissance du dossier de la défense, rien n’est plus si sûr…
La première affaire concerne un homme qui, déjà condamné à vingt ans de prison pour le viol d’une mère et de sa fille de treize ans, est accusé de viol sur Virginia M., une prostituée héroïnomane qui décèdera d’overdose quelques heures après son témoignage. La culpabilité est évidente… mais, alors, pourquoi cet homme qui avait plaidé coupable lors de son premier procès refuse de le faire pour celui-ci ? Parce qu’il est innocent, affirme son avocat :

« L’appelant n’a pas menacé de violer Virginia : c’était inutile, vu qu’il l’avait déjà payée pour avoir des rapports sexuels. Il ne l’a jamais frappée. Il n’aurait pas pu s’asseoir sur elle pendant qu’elle pratiquait un coït oral sur lui car il possédait un matelas à eau et pesait à l’époque une centaine de kilos. (RT 3 :1811-1812, 3 :1841-1842) Si l’appelant à traité M. de salope, ça n’avait rien de personnel. Pour l’appelant, ce terme s’applique à toutes les femmes. (RT 3 :1825-1826) »

Alors ? L’appelant est bien entendu une ordure, mais la victime est une junkie mythomane. Qui ment ? Tout dépend de l’intime conviction du juge, du lecteur.
Vanessa Place nous présente ensuite une affaire de pédophilie qui met en cause les méthodes d’investigation de la police américaine, une affaire de délit de fuite qui finit par une arrestation si musclée que le prévenant comparaîtra en chaise roulante, une affaire de proxénétisme qui révèle les méthodes employées dans ce milieu, un débat d’experts psychiatriques qui, à partir des mêmes grilles d’observation, parviennent à des résultats opposés quant à la responsabilité pénale d’un prédateur sexuel. Les deux dernières affaires exposent de simples recours afin de faire casser un jugement. Le premier est celui d’un avocat tentant de faire annuler la condamnation de sa cliente qui a été condamnée pour « abus sexuels sur enfants » alors qu’il ne s’agissait que de maltraitance du fait qu’elle n’en a retiré aucun plaisir sexuel et que, selon la loi, le plaisir est ce qui définit l’agression sexuelle. L’argumentation est aussi implacable que de mauvaise foi et on voit mal comment le juge pourra rejeter cet appel… Le second recours a pour objectif de faire casser le jugement condamnant les prévenants pour viol « en association avec un gang criminel » en montrant que l’appartenance commune à un gang n’était pas lié au viol.
Des faits, rien que des faits… Mais qu’est-ce qu’un fait ? Un fait est une donnée objective. 2+2 = 4 est un fait car il ne peut en être autrement. Ce que Vanessa Place montre avec talent, c’est que dans le domaine de la justice, les affaires qui paraissent si simples lorsqu’elles sont présentées lors des journaux télévisés sont en réalité bien difficiles à juger. Tout jugement dépend de la manière dont on est perçu le crime et le rôle des avocats et des procureurs est de nous pousser à le voir de telle ou telle façon. Les faits n’existent pas et il dépend de nous seul de juger de l’avenir d’un prévenu. Avec Douze hommes en colère de Reginald Rose, Exposé des faits est sans aucun doute le texte qui expose le mieux le fonctionnement de la machine judiciaire.






Vanessa Place, Exposé des faits.Traduit par Nathalie Perrony. Éditions è®e.  13 €







Article originelle paru dans le Magazine des Livres.

mercredi 20 avril 2011

Jean-Marc Rouillan, Chroniques carcérales

Libération de sûreté 
Marc Villemain

Voilà un livre qui tombe à pic – mais dont on peut déjà regretter qu’il ne sera pas lu par les bonnes personnes ou, s’il l’est, qu’il le sera mal, tant on peut supposer qu’elles y chercheront surtout (et y trouveront) matière à petite politique. L’intention n’est pourtant pas vraiment là ; qui, d’ailleurs, pourrait reprocher à un homme qui aura passé treize années de sa vie dans la clandestinité et vingt-quatre autres en prison de s’autoriser quelque mouvement d’une humeur sans nuance ? Toujours est-il que Jann-Marc Rouillan choisit de publier ses « chroniques carcérales » (parues dans le magazine « CQFD » entre 2004 et 2007) alors que la France (presque) entière s’enflamme pour l’allongement des peines, le durcissement des conditions de détention, le plaider coupable, les peines planchers et la rétention préventive de sûreté, bref pour cette prison dont d’aucuns attendent qu’elle remette les mauvaises gens sur le droit chemin (quand elles en sortent), et dont les seigneurs et maîtres déclinent à chaque instant « le théorème de la tolérance zéro » […] : faire que le taulard sente le taulard ; que les cellules et les coursives transpirent la douleur ». 

Je me souviens, alors que je n’étais pas encore plus haut que trois pommes, de ces quatre visages qui s’affichaient sur les écrans du giscardisme, quatre visages en noir et blanc aux tignasses hérissées et aux regards pétrifiés, et de la grande frousse de cette France qui crut, avec Roger Gicquel et après l’Italie et l’Allemagne, qu’elle s’enfonçait dans la brutalité sanguinolente du terrorisme d’extrême gauche. Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan est un des fondateurs, engagea en effet une lutte armée avec l’Etat et le patronat, au nom d’un anarchisme dont le groupe observa les préceptes avec d’ailleurs plus ou moins de rigueur. Toujours est-il que l’aventure prendra fin lors de leur arrestation dans une petite ferme du Loiret le 21 février 1987, à la suite de quoi tous quatre seront condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de dix-huit ans. Souvenirs : « Dans la nuit, lorsque nous fûmes enchaînés et bâillonnés, de grands responsables des ministères nous visitèrent. Des dizaines d’encravatés, directeurs, hauts gradés et procureurs généraux dansèrent une ronde de joie dans notre salle à manger. Certains emportaient des souvenirs, d’autres se faisaient photographier avec les bêtes. Sous les crépitements des flashs, ils jouaient des coudes. » Depuis, Joëlle Aubron a décédé le 1er mars 2006 d’une tumeur au cerveau, peu de temps après que sa peine fut suspendue pour raisons de santé ; Nathalie Ménigon, victime de deux accidents vasculaires cérébraux, pour partie hémiplégique (donc extrêmement dangereuse pour la sécurité des biens et des personnes en France) a dû attendre mai 2007 pour bénéficier d’un régime de semi-liberté ; quant à Georges Cipriani, il demeure emprisonné et vient de fêter son vingt-et-unième anniversaire en zonzon. Jann-Marc Rouillan, lui, a obtenu le 6 décembre dernier un régime de semi-liberté, le tribunal de l’application des peines ayant salué ses « efforts sérieux de réadaptation sociale » et son éditeur, Agone, s’étant engagé à l’embaucher. Rouillan ne s’appelle d’ailleurs plus Jean-Marc, mais Jann-Marc : c’est la lecture de Pessoa qui lui donna l’idée de changer ainsi une lettre, le poète ayant lui-même supprimé l’accent circonflexe qui ornait le « ô » de son nom originel et expliqué en quoi cela avait bouleversé sa vie ; l’on peut aussi y voir le désir de Jann-Marc Rouillan de distinguer, autant que cela lui sera possible, son travail littéraire de son engagement politique. 

« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogues multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la "garde à vue". On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. » On comprend le plaisir de Jann-Marc Rouillan à citer ce mot de Michel Foucault, peu de temps après 1968 : non seulement parce que la caution intellectuelle soulage la tentation polémique, mais aussi parce que, à la lecture de ce texte, il n’est pas déraisonnable de se demander ce qui, quarante ans plus tard, a changé dans les prisons françaises : à ce que l’on en sait, pas grand-chose. Le témoignage de Rouillan ne faisant ici que s’ajouter à beaucoup d’autres. 

Ce livre a deux dimensions. Il constitue d’abord un témoignage minutieux sur l’état de nos prisons, témoignage à bien des égards plus instructif qu’un rapport parlementaire. Tout y est, précis, sans forfanterie, non sans humour parfois, avec gravité le plus souvent. « Que dire aux naïfs qui croient à l’abolition de la peine de mort dans ce pays ? Il suffirait qu’ils viennent faire un tour dans l’un de ces mouroirs ». Une avocate, Marie Dosé, a quelque part parlé d’une « peine de vie » : nous y sommes. Dans ces « éliminatoriums de la République », il semble que les détenus n’aient aux yeux de certains plus grand-chose d’humain : « dénudé, menotté dans le dos et bâillonné » par « les encagoulés » et les Equipes Régionales d’Intervention et de Sécurité (les fameux ERIS créées par Dominique Perben), les fouilles au corps visent d’abord à humilier (« placez-vous sur les marques, baissez-vous et toussez ! »). Chaque fois qu’il est confronté à un passage à tabac, Rouillan pense à ce vieil Espagnol qui connut la torture franquiste : « Pense qu’ils ne sont que des machines, de toute petites machines qui appliquent les ordres parce qu’une main a remonté le ressort. Et dis-toi qu’une machine ne peut jamais humilier un homme, jamais… » Le portrait qui nous est fait des matons est évidemment terrible mais, là encore, ne fait que confirmer d’innombrables témoignages : « Maintenant, dans tous les secteurs, les galonnés sont équipés de menottes et de gants, de ces fameux gants matelassés sur les phalanges afin d’éviter les fractures quand ils cognent ». Tous les experts, aujourd’hui, clament que la prison est devenue une fabrique à gangsters, une machine à créer du crime, une grande centrifugeuse à délinquance. « Sommes-nous pires ou meilleurs que ceux qui nous gardent ? Drôle de question. Ils sont supposés remettre dans le droit chemin les détenus qui survivront, en démontrant par l’exemple et par la trique le bien-fondé des lois et des bonnes mœurs en société. Rassurez-vous, je progresse tous les jours à leur contact. Aujourd’hui, je sais que la bassesse est toujours récompensée. » 

On dira qu’il exagère : il faut bien pouvoir continuer de justifier les échecs du sécuritarisme. Et quand bien même, imaginons qu’il exagère, chacun sait que les prisons françaises offrent le contre-exemple parfait de ce qu’il faut faire ; le Conseil de l’Europe ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a produit deux rapports successifs mettant la France en queue de peloton européen pour ce qui est du respect des droits fondamentaux des individus et de leurs chances de réinsertion. « Six encagoulés de l’ERIS pour chacun, le canon du fusil à pompe planté à dix centimètres du visage, les insultes et les menaces de mort pleuvent : voilà l’image qu’ils veulent nous inculquer de l’insertion sociale. » Si l’œuvre d’éducation était au cœur du projet pénitentiaire, d’une, cela se saurait, de deux, il faudrait alors accepter de constater que nous en prenons l’exact chemin opposé. Et ne parlons pas des mitards ou des quartiers d’isolement, qui constituent l’ultime scandale et dont Rouillan a raison de demander la suppression pure et simple. Outre que le mitard détruit à jamais les détenus qui y survivent, il est le miroir de tout ce qui, dans la société, ne cherche plus qu’à briser et à venger, autrement dit à reléguer l’individu dans ses miasmes animales. « Au mitard de Fresnes, "l’aération" est une plaque de métal de quarante centimètres sur dix, percée de minuscule trous. Si on dégotte une allumette ou une dent de fourchette en plastique, on passe des heures à gratter pour dégager un à un les orifices obturés par des décennies de crasse. » 

Ces chroniques carcérales ne se contentent toutefois pas de décrire un quotidien mortifère et de dénoncer l’incurie et la violence que l’on tolère dans nos geôles. C’est aussi, fût-ce en creux, une interrogation sur la liberté, sur « le pays du dedans et le pays du dehors », sur la notion de peine et sur le fantasme d’une société qui croit se protéger en enfermant ceux que Nicolas Sarkozy a désignés comme des « monstres ». Fantasme qui fait légitimement sourire l’auteur : à cinquante-cinq ans et presque autant d’années de bagne, il peut éprouver quelque difficulté à se percevoir comme un danger public : « Régulièrement, des collèges d’experts se consulteront pour savoir si mes idées sont désormais compatibles avec votre actualité. [] "Face à un tel fauve, la société ne prendra aucun risque !". Parfois, je croirais presque à leurs conneries. Alors j’admire mes crocs devant la glace et je bombe le torse. » Pour l’administration pénitentiaire comme pour ceux qui quémandent les suffrages dans l’émotion, avoir purgé sa peine n’est jamais suffisant – et la peine elle-même n’est jamais assez longue. La raison en est simple : leur dessein n’est pas de réinsérer, ni même de protéger la société, mais de punir et de venger. « Il faut se repentir de s’être opposé et demander grâce pour s’être rebellé. L’apothéose réactionnaire est telle qu’après deux décennies de prison [] ils aimeraient en sus une mortification publique, tenue en laisse, la tête couverte de cendres. » Je me souviens d’un mot de Bernard-Henri Lévy, qui disait en substance : « A force de traiter les animaux comme des hommes, on finit par traiter les hommes comme des chiens. » A cette aune, il est loisible de se demander comment un homme qui a passé vingt années dans les prisons ainsi décrites, et plusieurs d’entre elles dans un isolement total, pourrait aspirer au repentir sincère. Ce que nous pouvons en revanche attendre de Jann-Marc Rouillan, c’est qu’au fil du temps il éloigne le quotidien carcéral de son travail de réflexion et d’écriture, et qu’il interroge plus profondément ce qui l’a fondé, son propre rapport au monde et à l’humanité. Nul ne lui demande d’être l’adepte d’un monde qu’il réapprend aujourd’hui à connaître le jour avant d’aller se recoucher en prison le soir. « Ne croyez pas pour autant que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de prison, je regrette, parmi mille autres choses, les parfums d’une forêt de pins après une nuit d’orage. » Certains mots de lui, ici magnifiques, pourraient suggérer le travail ou l’œuvre à venir : « Au cœur de nos sociétés de barbarie ordinaire, il y a beaucoup d’innocence dans nos crimes et tout autant de culpabilité dans ce que vous prétendez être votre innocence. » Il ne convaincra pas les foules, mais ce sera toujours ça de pris. 

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008

lundi 18 avril 2011

Marie Cosnay, Entre chagrin et néant.

Indignez-vous !
Éric Bonnargent

Kader Attia, Flying rats
Si le fascicule de Stéphane Hessel ne pouvait nous indigner qu’à cause de sa vacuité, Entre chagrin et néant de Marie Cosnay dont les éditions Cadex proposent une nouvelle édition est un ouvrage qui aurait dû susciter une véritable indignation si les grands médias avaient pris la peine de s’intéresser à ce livre de Marie Cosnay sur l’immigration clandestine.
En mai 2008, Marie Cosnay se rend pour la première fois au Tribunal de Grande Instance de Bayonne pour assister aux présentations d’étrangers en situation irrégulière devant le Juge des Libertés et de la Détention. Elle n’a pas l’intention d’écrire de livre, mais, face à l’absurdité du spectacle, elle commence à prendre des notes sur les pages blanches du roman qu’elle était en train de lire : Étoile distante de Roberto Bolaño… D’une manifestation du mal à une autre. Entre chagrin et néant n’est ni un roman ni un essai. Si Marie Cosnay se livre à quelques réflexions, elle cède la plupart du temps la parole à ceux qui en sont privés : les étrangers en situation irrégulière. Le plus fidèlement possible, elle raconte les audiences auxquelles elle assisté, la manière dont les personnes présentes se comportent, les propos tenus par les clandestins avocats, les juges, les représentants de la Préfecture et les étrangers eux-mêmes.
L’opinion publique oublie souvent qu’on ne quitte jamais son pays de gaieté de cœur. On s’exile quand, note à juste titre Marie Cosnay, on n’a plus rien à quitter, quand le dernier recours est la fuite vers un ailleurs où, même dans une situation plus que précaire, on vivra toujours mieux que chez soi. L’exil est un désespoir. Ce sont toujours des raisons économiques ou politiques qui poussent ces hommes à fuir leur pays, mais chacun d’entre eux a sa tragédie personnelle et est ensuite confronté à l’absurdité et à l’inhumanité de notre système judiciaire. Les dernières espérances disparaissent dans les centres de rétention.
Certains savent pourtant comment éviter l’expulsion : il suffit de prétendre être mineur ou de perdre ses papiers et affirmer ne pas savoir d’où l’on vient. Les uns sont autorisés à être clandestins jusqu’à leur majorité, les autres sont légalement autorisés à demeurer illégalement sur le territoire français… Être réellement sans papier permet de s’assurer la protection de la loi :

« Échapper à l’identification, c’est ainsi, parfois, échapper à l’expulsion ».

Sont également relâchés les immigrants pour lesquels on ne trouve pas d’interprètes. Parler hindi ou ourdou fait office de visa. L’absurdité et l’inhumanité du système sont d’autant plus révoltantes que les injustices sont nombreuses. Parmi les nombreuses audiences retranscrites par Marie Cosnay, il y a celle qui mènera à l’expulsion vers le Maroc d’un électricien qui travaille depuis 15 ans en France, qui est propriétaire d’un appartement à Paris et qui a toujours payé ses impôts. L’homme a beau fondre en larmes, la loi est inflexible. Il y a le cas d’un autre Marocain, fruit de l’immigration choisie, employé dans la sidérurgie qui doit quitter le territoire suite à la fermeture de l’entreprise qui l’employait. Il avait tout abandonné pour la France, il se sent trahi et estime que les lois françaises ne sont pas légales. En réalité, les lois sont par définition toujours légales, mais elles ne sont pas pour autant légitimes. Bien que n’ayant aucune portée juridique, la Déclaration universelle des droits de l’homme permet en effet de vérifier la légitimité des lois propres aux nations. Or, les lois françaises sur l’immigration clandestine entrent en conflit avec l’article 13 de cette Déclaration que Marie Cosnay rappelle :

« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir librement sa résidence à l’intérieur d’un pays.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »

La France, pays des Droits de l’homme… En principe et en principe seulement. Le pire réside dans la politique du chiffre instaurée par les derniers ministres de l’intérieur et de l’immigration. Pour rivaliser avec le Front National qui lamine la droite républicaine, il est nécessaire de pouvoir publier chaque année de bons chiffres et pour cela tous les moyens sont bons, notamment l’arrestation d’étrangers de passage dont le seul objectif est de quitter le territoire. Monsieur ***, un Gabonais, va passer plusieurs jours en Centre de rétention, puis être expulsé vers la Finlande (alors qu’il a sur lui son billet d’avion Madrid-Helsinki) où il vit et bénéficie du statut de réfugié politique parce qu’alors qu’il était en vacances en Espagne, il est venu passer une journée en France et s’est fait arrêter sans son autorisation de se déplacer en Europe, oubliée à Madrid. Si monsieur *** savait qu’il lui fallait avoir cette autorisation, de nombreux clandestins sont tout simplement des touristes qui ignorent qu’une carte de séjour dans un pays européen ne permet pas de voyager à l’intérieur de l’espace Schengen. C’est ainsi que de nombreux touristes sont placés en rétention dans l’attente de leur expulsion vers leur pays d’accueil où ils comptaient retourner !

« On ne peut pas ne pas noter l’absurdité administrative qui empêche les gens de quitter le territoire français – alors qu’ils le quittaient – pour les en expulser au nom de l’État français. »

Et les audiences se succèdent les unes aux autres, laissant des hommes et des femmes entre chagrin et néant, écrasés par la machine étatique. Car c’est bien d’une machine qu’il s’agit. Les jeunes juges écoutent avec attention, s’apitoient, mais, avec l’expérience, pour se protéger eux-mêmes et pour faire leur métier, ils finissent par traiter froidement les affaires pour n’avoir plus à faire qu’à des dossiers. L’aspect humain est nié et même les avocats et les associations sont résignés, à l’affut d’un vice de procédure qui, seul, pourrait sauver la mise. Pour les jeunes policiers de la PAF qui ricanent et se réjouissent des avis d’expulsion, l’aspect humain n’existe plus depuis longtemps, peut-être n’a-t-il même jamais existé. Marie Cosnay reconnaît qu’à voir défiler ces hommes et ces femmes, elle a dû rester vigilante pour ne pas s’habituer. S’habituer, c’est accepter et renoncer à l’indignation.
La lecture d’Entre chagrin et néant est salutaire, elle permet de ne pas oublier que ces fameux clandestins sont des hommes de chair et de sang, des êtres singuliers qui mériteraient de notre part plus de considération et moins d’indifférence.






Marie Cosnay, Entre chagrin et néant. Audiences d’étrangers. Cadex Éditions. 15 €

vendredi 15 avril 2011

Jean-Louis Bailly, Vers la poussière.

Le festin nu
Éric Bonnargent

Gunther Van Hagens
Toutes les civilisations s’occupent d’une manière ou d’une autre de leurs morts. Il n’y a de charogne qu’animale et rien n’est plus répugnant qu’un cadavre. Il suscite un tel dégoût que même le mot dérange. Les euphémismes pour le désigner sont légion. On parle d’un “corps”, d’un corps que l’on rapatrie, devant lequel on défile, auquel on rend hommage, etc. Pourtant, comme le suggère Aristote dans La Politique, le cadavre n’est un corps que par homonymie car il lui manque l’essentiel, à savoir la vie. Par définition, tout corps est vivant. Le mot “dépouille” est plus significatif, mais il a une fonction consolatoire, il suggère que le cadavre n’est que l’enveloppe vide d’un contenu, l’âme, qui, elle, aurait survécu. La volonté de dédramatiser la mort est telle que l’on a même créé le mot “athanée”, à savoir la “non-mort” (a, privatif et thanatos, la mort) pour désigner le lieu où sont stockés les défunts dans l’attente de leur inhumation ou de leur crémation. Dans l’athanée, étendu dans son cercueil, le macchabée est confié aux mains expertes de professionnels dont la mission est de lui redonner une apparence de vie, comme si la mort n’était qu’“un long sommeil” :

« Ah ça, être livré aux mains du thanatopracteur pour se montrer frais et rose comme un jeune homme quand les visiteurs arriveront, plutôt deux fois qu’une : les morts aujourd’hui, comme les gamins, les vieux et les chiens, c’est tout pour le look. »

Le cadavre suscite le malaise, il est présence d’une absence, de celle ou celui que l’on a aimé(e) ou côtoyé(e) et il nous réduit à une chose soumise à des lois physico-chimiques. Jean-Louis Bailly nous demande à juste titre de ne pas oublier en le lisant « à quoi nous avons affaire » et non “à qui”.
« Tu es poussière et tu redeviendras poussière » affirme la Genèse (III, 19). Tel est notre destin terrestre : nous apparaissons le jour de notre naissance et disparaissons bien après notre mort, lorsqu’il ne reste plus rien de nous. Notre vie consciente n’est qu’une étape, la décomposition de notre cadavre en est une autre. Les biographies nous intéressent, pas nos destins post-mortem.

Vers la poussière répare cette injustice, Jean-Louis Bailly relatant la biographie et la “thanatographie” de Paul-Émile Loué. Biographie et thanatographie sont, de surcroît, écrites en parallèle, chacun des chapitres relatant une période de la vie de Paul-Emile et une étape de la putréfaction de son cadavre. En optant de manière originale pour la simultanéité des narrations, Bailly nous rappelle sans cesse ce qui nous attend : nous ne serons bientôt plus qu’un tas de viande pourrissante. Les deux moments les plus importants de notre vie, le premier cri et l’instant létal, sont ainsi l’objet du premier chapitre.
Vers la poussière retrace donc l’histoire de Paul-Émile Loué. Né de père inconnu et d’une mère conductrice d’engins sur les chantiers de la banlieue parisienne, Paul-Emile est né pauvre et laid, si laid qu’effrayant les autres enfants, il grandira dans la solitude. La laideur est une injustice. Elle suscite le rejet et l’hostilité. Être laid, c’est ne pas avoir eu de chance à la grande loterie génétique :

« Tout se joue au millimètre, au quart de degré d’angle. Un nez un peu trop busqué, un peu trop épaté du bout, une mâchoire supérieure un peu trop brève sur une lèvre un peu trop grosse, un trop de graisse aux joues, une dépression de la tempe, un front pas tout à fait rond : rien. Et l’ensemble est raté, irrattrapable. »

Paul-Émile est en outre à moitié idiot, il redouble son cours préparatoire. Sa vie bascule à l’âge de sept ans lorsqu’après un concours de circonstances, il est invité à l’anniversaire de l’un de ses camarades de classe. Il se met au piano pour jouer avec brio la Sonatine en sol de Beethoven que son hôte venait d’interpréter assez laborieusement. L’assistance est médusée et ne peut pas croire que cette petite gargouille n’ait jamais vu un piano de sa vie. Désormais, le piano sera pour lui et pendant des années « comme un paysage, comme un pays ». Sa virtuosité est telle que les meilleurs professeurs rivalisent pour l’avoir comme élève, quitte à donner des cours pour presque rien, Madame Loué n’ayant pas les moyens de les offrir à son fils. Vers la poussière est la biographie d’un pianiste de génie. Le parcours de Paul-Émile est exceptionnel : après les meilleurs professeurs particuliers, ce sont les meilleures écoles internationales et il rafle tous les prix. Les concerts et les disques s’enchaînent ; c’est la gloire et la richesse. Sa maestria fait oublier sa laideur : la belle Joséphine abandonne sa carrière de journaliste pour devenir sa compagne. À vingt-cinq ans pourtant, son destin bascule et Paul-Émile se transforme en Bartleby de la musique.

Avec une précision toute scientifique, Bailly narre en même temps que l’ascension et la chute de Paul-Émile, le pourrissement de son cadavre. Sachant que, « nous, les normaux, préférons nos amis défunts encore bien frais, ou sous la forme rassurante de la carcasse blanchie », il utilise un humour des plus grinçants pour nous forcer à voir dans les moindres détails ce que nous refuserions normalement de voir. Il ne manque guère que l’odeur pour que le lecteur ait l’impression d’assister à ce macabre processus.
Nous apprenons ainsi que le refroidissement n’est total que trois heures après que le dernier souffle a été rendu. La mort est d’abord discrète : apparaissent progressivement les rigidités puis les lividités et leurs différentes colorations. Le lecteur suit les descriptions minutieuses de l’auteur qui, tel un professeur de médecine, explique avec une étonnante pédagogie les mécanismes biochimiques à l’œuvre : l’opacité de l’œil, apprenons-nous par exemple, vient d’un excès de potassium. La putréfaction peut alors commencer : les chairs verdissent, les cuirs brunissent et des centaines de petites infections s’attaquent à la solidité du cadavre qui commence à dégouliner… Le cadavre, c’est la désorganisation. Le sang qui n’a plus de fonction quitte les vaisseaux. La peau, contrainte à la cohérence durant la vie, peut assouvir sa passion pour « le vagabondage » et le « farniente ». Il en est de même des bactéries enfin libérées qui peuvent se venger de leur maître en le dévorant…
La décomposition est une fête ! C’est bientôt « le son et lumière » et s’il y avait un spectateur, il pourrait s’écrier « oh la belle verte » lorsqu’apparaissent les premières taches qui, partant de l’abdomen de Paul-Émile, se répandent sur tout le corps déclenchant ainsi le signal pour que commence le spectacle musical des mouches.
Suivant le Pr. Mégnin et sa Faune des cadavres (1894), Jean-Louis Bailly s’amuse à décrire l’ordre dans lequel surgissent ces insectes et la fonction qu’ils remplissent. Se succèdent donc les mouches bleues (Musca comitoria), les mouches noires et blanches (Sarcophaga carnaria), les mouches domestiques (Musca domestica) et enfin les mouches vert-dorées (Lucilia Caesar). Sur cette champignonnière malodorante qu’est devenu Paul-Émile, tout ce petit monde s’excite en une orgie caligulesque : on dévore et on se reproduit à qui mieux mieux. Les acides gras volatils qui se dégagent un peu plus tard attirent les coléoptères et les lépidoptères. Bailly a une certaine tendresse pour les Aglosses et les Corynètes alors qu’il éprouve une certaine aversion pour les Dermestes et leurs larves :

« imaginez-les se recouvrir d’excréments pour constituer une sorte d’étui merdeux à l’abri duquel elles se transforment en nymphes, puis en insectes. Elles ne connaissent aucun tabou, se dévorant entre elles si les vivres, viennent, viennent, viennent à manquer, ohé, ohé. »

L’un des derniers stades de ce long processus, « le moins esthétique de la décomposition », voit l’apparition de petites mouches, les Anthropophaga et les Cynophila et de petits coléoptères, les Necrophorus fossor dont la fonction est de manger ce qui rebutait leurs collègues. Le travail final est l’œuvre des acariens, dont le magnifique Serrator necrophagus, et du Tenebrio Obscurus « qui partout dans l’univers doit nettoyer l’immondice, purger l’ordure, et laisser le squelette dans l’état où l’on aurait aimé le trouver en entrant. » La décomposition achevée, les hommes redeviennent égaux. Dans sa chanson, Claude Nougaro rappelle que les os de Louis Amstrong sont blancs. Dans son roman, Bailly constate que le squelette de Paul-Émile est aussi beau que n’importe quel autre.
Vers la poussière est une réussite. Grâce à son écriture jubilatoire et son art de la construction, Jean-Louis Bailly parvient à nous amuser de ce qui d’habitude nous écœure, tout en nous rappelant notre finitude et la promesse qui l’accompagne.





Jean-Louis Bailly, Vers la poussière. Éditions de l’Arbre vengeur. 13 €

mercredi 13 avril 2011

Paula Fox, La légende d'une servante

La possibilité d'une vie
Marc Villemain (rentrée littéraire 2005)

Éditions Joëlle Losfeld
La focalisation des médias sur un certain Mich. Houel., outrancière et parfaitement orchestrée par l’intéressé lui-même, non contente de nous écœurer au point de nous avoir coupé l’envie de le lire et même, pour ma part, de l’acheter (c’est une leçon à méditer pour tout « communicant » digne de son titre : trop de communication tue la communication), a bien failli nous détourner de l’essentiel : la littérature. Et de ce mouvement qui saillit chaque année davantage : la rentrée littéraire est aussi et en bonne partie une rentrée américaine. Qu’on en juge : Cynthia Ozick, Robert McLiam Wilson, David Leavitt, Joyce Carol Oates, T.C. Boyle, Paul Auster, George Hagen, Bret Easton Ellis, Russel Banks… Et Paula Fox, donc. Étrangement, c’est avec cette dernière déjà que j’avais entamé mon panorama de la rentrée précédente – cf. La News des Livres n° 45 d’octobre 2004. Étaient en effet traduits les deux premiers livres de Paula Fox que l’on puisse lire en français : Personnages désespérés et Le dieu des cauchemars. Comme l’an dernier, je veux donc saluer ici l’obstination et la passion littéraires de Joëlle Losfeld, qui progressivement traduit dans notre langue l’intégralité des œuvres de Paula Fox, aujourd’hui âgée de quatre-vingt trois ans. Aussi faut-il toujours garder à l’esprit qu’un nouveau livre de Paula Fox n’est jusqu’à présent jamais une nouveauté : ainsi La légende d’une servante, qui vient de paraître, a t-il été écrit en 1984. 

à bien des égards, Paula Fox a quelque chose de français. La chose est pour moi d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant et instructif, qui m’accable parfois lorsque je pénètre l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. N’y voyez pas une coquetterie anti-française ou quelque flagornerie à l’usage des maîtres du monde, mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer la marche du monde, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante et juste que l’intimisme psychique plus ou moins revendiqué de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble souvent adossé au meilleur des lettres françaises. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’Etre et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent (mais pas exclusivement) à une certaine littérature française. Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même attention minutieuse aux traumas de l’enfance, et de semblables mouvements vers la douceur comme manifestation d’un malaise, paravent pudique mais insuffisant à la douleur des mondes. Les distingue toutefois l’impression d’irréalité, ou de surréalité, qui fait la patte de Dominique Mainard quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, et sur des registres également poignants, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant bien plus dense, et évidente, chez Paula Fox. Elle vient, il me semble, d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, et surtout d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale. Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, parfois généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi, sans doute, la modernité du roman américain nous apparaît-elle plus immédiatement, qu’on la sent davantage en prise avec le monde, toujours apte à se pénétrer de sa réalité sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet littéraire universel. Ce talent-là est d’autant plus grand ici que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours de micro-destinées aux ancrages fatals, géographiques, familiaux, sociaux, et de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir sera borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut pas ne pas faire d’eux des « personnages désespérés ». Melanie Rehak, dans sa courte préface, dit tout cela infiniment mieux que moi. Enfin le classicisme évoqué serait incomplet si l’on n’était pas à ce point saisi par la très profonde humanité des personnages. Ici, celui de Luisa de la Cueva, fille d’un grand propriétaire de canne à sucre et d’une domestique indigène, bâtarde dont la fierté – la conscience sociale – consistera à exercer le même métier que sa mère. Comme le souligne la préfacière, sans doute est-ce d’ailleurs la seule décision véritablement consciente de Luisa, sa manière à elle, non de refuser le monde mais sa dictature, et de toucher à une vérité propre, fût-elle exigeante, douloureuse, maudite.

Mais je ne vous parle guère de l’histoire en tant que telle : c’est qu’elle n’a, au sens strict, rien de véritablement original – sauf quand on en sait la part autobiographique –, qu’elle n’aboutit à aucune grande révélation et ne charrie aucun suspens qui fût à ce point insoutenable. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, au regard de la fatalité sociale soulignée plus haut, du sentiment d’ahurissement latent qu’éprouve Luisa devant les duretés humaines, cette conscience nichée au cœur d’une femme dont on suit le cheminement, des premiers pas de l’enfance aux embardées de l’âge de femme, dans un sentiment mêlé d’effroi et d’admiration. Je ne veux donc pas vous raconter d’histoires, quoique que celle-là soit édifiante. Car en suivant la destinée de Luisa, son enfance sur l’île de San Pedro (en réalité le Cuba des années vingt), sa survie dans les mansardes miteuses de New York après que le père eut décidé de fuir la révolution embusquée, jusqu’à son existence de mère servante, c’est tout un pan de l’american way of life que nous parcourons. Mais un pan déchu : le monde va trop vite pour Luisa, qui refuse d'accommoder son intelligence des situations et de la vie aux lubies du monde moderne. À rebours de l’american way of life tel qu’on le connaît, c’est dans la fidélité aux siens et à leurs origines, dans les derniers recoins de sa raison d’être, que Luisa puisera sa fierté – ontologique donc, et non sociale – ainsi que son ultime volonté à vivre. La question sociale, comme vecteur d’émergence d’une identité intime irréductible. Luisa n’est encore qu’une enfant qu’elle perçoit cette force à l’œuvre avec une acuité qui ne la quittera plus. Sans doute ses impressions d’enfant sont-elles confuses, mais elle ignore encore que c’est précisément cette confusion qui fait sens. Écoutons-la relater une anecdote villageoise : « Un jour, j’ai ramassé un bâton et, en le tenant au-dessus de ma tête, j’ai avancé sans cesser de sangloter. Ils se sont écartés en courant avec raideur sur leurs pattes droites comme des i, tandis que leurs yeux jaunes très mobiles me balayaient du regard ; c’était comme être observée par des créatures qui n’avaient pas de lumière en elles ». C’est de cochons que parle ici Luisa, non d’humains. Mais il n’est pas interdit d’y voir une allégorie : l’étrangeté que lui procure le spectacle des hommes pourrait se rapporter de la même manière et en usant exactement des mêmes mots. Pour autant, jamais aucun jugement n’affleure, et aucun être n’est jamais montré du doigt pour lui-même : s’il l’est, ce n’est que sous le coup d’une colère qu’emportera finalement, non le pardon, mais une très profonde intelligence de ce qu’est, au fond, l’être humain – sans même parler de cette forme poignante de lassitude qui est peut-être ce qui nous rend Luisa si proche. Qu’importe alors l’être social ? à quoi bon prendre son tour dans la course à l’échalote de la réussite ? à quoi bon accumuler les diplômes, les objets, les fanfreluches ? Le devenir-servante est accepté en soi, et pas seulement par défaut. Il ne procure ni bonheurs, ni douceurs, ni espoirs, mais droiture, loyauté, silence. Reste qu’il faut bien vivre, et c’est au fond ce à quoi nous convie Paula Fox, qui décidément excelle dans l’évocation des vies minuscules qui font sens dans le grand destin de l’Amérique.

Article paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès, octobre 2005)

lundi 11 avril 2011

Gabriel Bañez, Les Enfants disparaissent.

Omnes vulnerant, ultima necat
Éric Bonnargent


« La première certitude fut la première de nos erreurs. »
Morris Kline, La fin de la certitude en mathématiques. Cité par Gabriel Bañez.


Salvator Dali, Persistance de la mémoire.
Écrivain, journaliste (directeur du supplément littéraire d’El Dia) et éditeur argentin, Gabriel Bañez est décédé l’année dernière à l’âge de 58 ans. Les Éditions de la Dernière Goutte permettent au lecteur français de découvrir petit à petit l’œuvre de ce grand écrivain, plusieurs fois primé.
Adapté au cinéma par Marcos Rodriguez, Les Enfants disparaissent est un roman d’une rare densité dont les phrases courtes et rythmées donnent l’impression au lecteur d’entendre le mécanisme d’une horloge. Le personnage principal, Macias Möll, est d’ailleurs horloger de son état. Paralytique, Macias, homme taciturne et solitaire, est passionné par son métier. Tout en méditant sur le temps et sur les paradoxes logiques que lui inspirent les livres de mathématiques, il manipule ces petits mécanismes délicats qui n’admettent pas la moindre imprécision. Il prend tout aussi soin de son fauteuil roulant car sa seconde passion est la course. Tous les soirs, à dix-huit heures, sous les clameurs des enfants du quartier venus assister au spectacle, il dévale à toute vitesse la pente face à son atelier :

« Les baisers et les étreintes des enfants l’entourèrent. Macias tira d’une poche des caramels qu’il jeta en l’air. Il se croyait sur le podium des vainqueurs, secouant une bouteille pour en faire sortir une pluie de champagne. Puis il se laissa emporter. Les gamins le trainèrent sur l’esplanade la plus élevée. Ils restèrent là à le contempler. Quand les cris et les ricanements se turent, il éleva les bras au ciel et dit comme pour lui-même : “Quatorze secondes ! Quatorze secondes !” Certains l’applaudirent. Les autres lui décochèrent au visage des papiers de caramel. »

Les quatorze secondes étaient un premier objectif, mais son but ultime est d’atteindre les douze secondes. Pour cela, soir après soir, rien n’est laissé au hasard : le fauteuil est minutieusement préparé et, lors de la descente, il n’oublie pas de fermer la bouche pour grignoter quelques centièmes de secondes sur son chrono de la veille. À chaque fois qu’il l’améliore, la joie des enfants est sa plus belle récompense. Seul, triste et désabusé, Macias trouve la force de vivre grâce à la foule joyeuse et innocente de ces gamins qu’il connaît tous. Chacun de leurs visages et de leurs noms sont gravés dans sa mémoire alors qu’il est incapable de se souvenir de qui et de quoi que ce soit :

« Une fois passé, le temps n’avait plus d’importance ; il l’oubliait. La mémoire servait à oublier, non à se souvenir. »

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si des enfants ne commençaient pas à disparaître après chacune de ses performances. Une descente, un enlèvement. D’abord soupçonné par la police qui, constatant son handicap, se rétracte, Macias est nommé presque malgré lui à la tête d’un conseil de quartier. Devenu un héros auprès des médias, il est reçu par le ministre et est même contacté par une agence publicitaire qui veut en faire sa nouvelle égérie pour une grande marque déodorant… Indifférent à cette agitation, Macias préfère se concentrer sur son objectif : douze secondes. L’opinion est, hélas, aussi versatile que le sable d’un sablier et, contre toute logique, Macias redevient le principal suspect. L’enquête piétine et malgré la présence permanente de l’armée et de la police sur les lieux, les disparitions succèdent toujours aux courses folles de Macias. Circulent les rumeurs les plus folles : l’implication de l’horloger, le trafic d’organes, les réseaux de prostitution et même des événements surnaturels…
À la manière de Roberto Bolaño, Gabriel Bañez joue avec le genre policier pour mieux dénoncer l’irrationalité du mal. Macias sait que la réalité n’a rien à voir avec une intrigue policière. Dans les films ou les romans policiers, le fil conducteur entre les crimes mène nécessairement à l’arrestation du coupable. La raison ne règne que dans les fictions et dans les ateliers des horlogers. Tout le monde voit bien qu’aux exploits de Macias succèdent des disparitions d’enfants, mais personne n’est capable de comprendre cette concomitance. Sans doute parce qu’il n’y a rien à comprendre. David Hume dénonçait en son temps le fâcheux réflexe qui consiste pour l’homme à croire que parce que deux événements se succèdent, il y aurait entre eux un lien nécessaire. La loi de causalité ne serait qu’un instinct que rien ne justifie vraiment ; c’est le principe du scepticisme humien. Comme le philosophe écossais, Macias sait que ce lien n’existe pas :

« Il n'y a rien à comprendre : les choses cessent d'être ce qu'elles sont au moment où elles cessent d'être ce qu'elles sont. »

Mais on ne peut rien contre cette habitude qu’ont les hommes de poser cette relation causale. Face à l’échec de la raison, la seule chose qui semble pouvoir arrêter ces crimes est que Macias cesse de dévaler la pente. Il s’y refuse et les conséquences seront dramatiques.






Gabriel Bañez, Les Enfants disparaissent. Éditions de la dernière goutte. 16 €






(Article initialement publié dans Le Magazine des Livres)