Suivez le guide
Marc Villemain
Éditions Le Dilettante |
Quand un beau jour j’ai commencé à picorer dans les Carnets d’André Blanchard, autant dire que j’ai fissa pris goût à m’en prendre plein le bec. Non que je me fusse senti nécessairement visé par ses rugueuses rosseries, mais c’est la force de toute bonne littérature que de savoir nous exciter la raison sans négliger de nous chatouiller l’humeur. Donc, j’ai aimé, d’emblée, cette rudesse. Peut-être parce que je sentais bien, au fond, que Blanchard était un tendre qui se donnait pour règle de ne rien taire : l’agréable pouvait attendre. On peut dire qu’à cette aune il se tient bien en marge des lubies contemporaines, qui vous feraient passer les mièvreries du cœur pour des élégances de l’esprit et vous refilent en loucedé votre dose de bonne santé mentale. C’est que, comme Blanchard l’écrit à propos de Jack-Alain Léger (qu’on est d’ailleurs bien content de trouver ici), « la littérature [n’a] rien à fiche des gens bien portants. » Tant pis pour l’hygiène des activistes (non-fumeurs) : « si la peine de mort existait toujours, ils refuseraient au condamné sa dernière cigarette au prétexte de ne pas polluer les autorités présentes » (la question pour l’écrivain ne se posant d’ailleurs simplement pas : « si je ne peux plus fumer, je suis foutu. ») Et si « vieillir, c’est tout de même tâcher de liquider ce qu’on a en stock comme superstitions », on ne pourra que souhaiter à l’humanité de se hâter.
Pour le lecteur, la facilité serait toutefois de résumer Blanchard à ses démangeaisons. Et si de traits d’esprit, ses Carnets ne sont jamais dépourvus, leur prix n’en est que plus grand au fil des ans. Car il faut sans doute d’abord les considérer comme de fortes saillies inséparables du mouvement qui, d’une certaine manière, maintient en vie. Car s’il peut arriver que les Lettres n’y suffisent pas (« il y a des jours où la littérature ne nous transfigure pas. Elle partage alors ceci avec Dieu : c’est un credo à l’aveuglette »), elle n’en est pas moins ce qui fait qu’on peut résister à l’usure, ou à la dépression : « du fond de ce marasme, de ce désarroi vertigineux, je me serai toujours guidé sur cette lumière au loin, bien falote certes, lumière quand même, et qui est la littérature. » C’est la preuve qu’on aurait bien tort de chercher à s’amuser en lisant Blanchard, qui n’a rien d’un divertisseur et qui, si l’on peut bien trouver quelque plaisant caractère à ses bons mots, n’en reste pas moins en lutte perpétuelle avec l’existence. Ce pourquoi, le monde étant ce qu’il est, l’on pourra sans doute dire de lui ce qu’il écrit de Léautaud, à savoir qu’il « écrivit plus qu’il ne vécut, ce qui s’appelle vivre. » On le trouvera impitoyable, entendez injuste, lorsqu’il qu’il prolongera Mauriac traitant son époque de « parvenue du néant » pour dire de la nôtre qu’elle « en serait plutôt la traînée. » Encore une fois, pourtant, le courroux n’est jamais que la face sombre du chagrin devant l’existant, un refus d'ensevelir ce qui fut au prétexte de modernité – « l’heure de gloire qu’aime s’offrir une génération, c’est d’enterrer la précédente » écrit-il en pleurant Brassens.
Dans ce droit fil (et il faut bien confesser qu’on s’est quand même gondolé en le lisant), Blanchard a ce tranchant singulier qui achève de ridiculiser l’euphorie toute triomphante du culturel. Les institutions en prennent pour leur grade, c’est donc très amusant. à l’instar du Frac de Lorraine (Fonds Régional d’Art Contemporain), qui « roule pour le conceptuel, non sans, emporté par son élan, rouler le public. » Il faut dire que la « putasserie des publicitaires » domine assez largement l’époque, certains allant même jusqu’à jouir de l’estampille artistique ; ainsi celui-là, d’artiste, qui, sur le carton d’invitation d’une intervention-performance, use d’un charabia finalement peut-être plus incohérent que pontifiant, et dont on voit mal ce que l’on pourrait en dire d’autre que ce qu’en conclut Blanchard : « ce que c’est, de ne plus se sentir pisser. Au lieu du niveau, c’est la mousse, qui monte. » L’art contemporain n’a pas trouvé ici son meilleur avocat, qui de son côté ne ménage pas ses effets de manche. Et Blanchard, qui, on le sait, gagne sa vie comme gardien de musée, d’aller converser avec des visiteurs qui passent devant un aspirateur sans doute mal rangé : « je pouffe et les rassure, non l’aspirateur ne fait pas partie de l’expo. Comme quoi le recyclage des poubelles par l’art contemporain, c’est entré dans les têtes. »
N’empêche, la grande affaire, c’est la littérature. Comme tout un chacun, Blanchard y a ses élus, et tant pis pour les autres : « Il y a de ces plaintes, je ne vous dis pas ! ainsi Nourricier, type d’écrivain au-dessus de ses moyens, qui se penche sur son manque de chance d’être né dans une famille bourgeoise, parce que c’est un "milieu sans ciel ni folie." Il est bien connu que chez les prolos ces friandises-là, c’est à volonté. » C’est comme pour le reste, il peut bien balancer : puisqu’il sait admirer. Alors on lira dans ces Carnets d’admirables pages, sur Simone de Beauvoir (« comme quoi, cela arrive, de devoir reboulonner les idoles »), sur Barrès, Bernard Franck bien sûr, qui fut parmi les tout premiers à le saluer, Brenner, ou Kazimierz Brandys, dont la lecture met dans sa bouche des mots d’une grande tendresse.
Que ceux qui ont une dent contre le monde aillent donc rôder un peu du côté de chez Blanchard, histoire d’étayer leurs intuitions. Subsidiairement, ce sera l’occasion d’une jolie petite claque littéraire. Et si la modernité n’est assurément pas le fort du gardien de musée, n’empêche, on est bien contents, nous autres qui avons sombré dans les blogs, car oui, il doit bien reconnaître, quand même, que sur ceux-là on parle un peu de cet écrivain unique en son genre : « repêché par ce que j’ai débiné », avoue-t-il ; quitte à ne pas retenir sa pirouette : « Internet est le nouvel Évangile ; et moi, le mauvais larron. » On s’en fout. Blanchard, c’est de la salubrité ; et publique, avec ça. Bonne route.
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 29, mars 2011
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