Histoires de l’œil
Éric Bonnargent
Odilon Redon, Le Cyclope. |
Qu’est-ce que la littérature fantastique ? Il y a certes de multiples réponses, mais, de manière générale, on peut dire que le fantastique apparaît lorsque dans un récit réaliste certains événements dont l’irrationalité n’est pas certaine viennent perturber le cours normal des choses. C’est au XIXe et au début du XXe siècle que le fantastique connaît un véritable essor en Europe avant de devenir peu à peu un genre mineur. Si le fantastique a perduré grâce à des écrivains comme Bioy Casares ou Borges, il est, en Europe, souvent occulté par d’autres genres qui lui sont proches : la fantasy, la science-fiction, l’épouvante. Il existe pourtant d’excellents écrivains qui exploitent encore ce genre, à commencer par Anne-Sylvie Salzman, à qui l’on doit aussi deux romans : Au bord d’un lent fleuve noir et Sommeil.
Lamont est un recueil constitué de huit nouvelles, pertinemment illustrées par Stepan Ueding, l’ensemble étant divisé en trois parties, “Haut”, “Bas” et “Lamont”. Le titre de ces parties s’explique par le fait que les trois nouvelles de la première partie se passent en montagne, les quatre nouvelles de la seconde dans la vallée alors que la dernière nouvelle, la plus longue, donne son nom à la partie. Le malaise créé par ces nouvelles a plusieurs origines. Les lieux sont souvent imaginaires et les époques sont le plus souvent incertaines, le lecteur étant la plupart du temps dans l’obligation de dresser lui-même le décor de l’action à partir de ses propres fantasmes. Si l’ambiance est ainsi créée, le fantastique lui-même surgit d’une fonction bien particulière : la vue. Toutes les nouvelles se placent en effet sous le signe de l’œil, que les personnages aient des visions ou qu’ils soient eux-mêmes observés par des créatures étranges : humaines, animales, monstrueuses ou surnaturelles. Le trouble surgit car il y a toujours un doute sur la véracité de ce qui est vu ou de ce qui regarde. Et lorsqu’il n’y en a aucun, c’est pire encore.
Les visions sont d’abord, celles de Bale dans “Cortège”, professeur de langues scandinaves à l’Université de Saint-Andrews, qui, lors d’un séjour dans les lugubres Highlands, va se découvrir un don terrifiant. Une nuit, il rêve d’un cortège de moutons et d’un enfant menant deux biches par le licol. Belle vision champêtre qui augure d’une belle randonnée à venir. Mais le lendemain, sur son parcours, Bale trouve un petit anorak bleu semblable à l’enfant de son rêve, puis le cadavre d’une biche, puis d’une autre et enfin le corps décomposé de l’enfant dont il a rêvé… Car tel est l’horrible don que vient d’acquérir Bale : il voit en rêve les gens dont il découvrira le cadavre. Il aura beau fuir aux États-Unis, ses visions nocturnes le poursuivront et l’effroi du lecteur n’en sera que plus grand.
Les visions sont également au cœur de “Meannanaich” qui met en scène un père, Mackay, parlant à sa fille décédée se manifestant par le chant si particulier d’une bécassine invisible. Et parce que l’oiseau ne prend forme humaine que dans le reflet des miroirs, Mackay en installera chez lui une multiplicité afin de revivre avec sa fille chérie. Les visions constituent également la trame de “Hilda”, courte nouvelle burlesque où le narrateur imagine ce qui l’attend en quittant la Société d’Encouragement Zoologique en compagnie de Hilda, une panthère que ses collègues viennent de lui offrir pour son départ…
Ailleurs, dans “Sur la Thay”, le narrateur fait, dans la campagne, d’étranges rencontres. C’est d’abord une grosse bête « au poil sombre, moins trapue qu’un sanglier, et le museau très anguleux. » Peu après, il s’approche de quelque chose qu’il voit se tortiller dans la terre humide :
« je vis qu’était couchée sur le bord du chemin une chose vivante, longue à peu près comme la main, et se tordant dans la poussière, et gémissant – gémissant à la façon d’une enfant ; cette chose, faite d’ailleurs comme un enfant – ayant deux jambes minuscules, et deux bras, et deux poings faibles aux doigts délicats – et la tête petite, ronde, au minuscule visage plissé, à la bouche ronde d’où sortait un gémissement horrible. Son corps était couvert d’un duvet rendu beige par la poussière. »
Qu’est-ce que cet avorton ? Est-ce un humain ou le petit de l’étrange animal ? Et cet animal est-il un monstre ou une espèce que, par ignorance, le narrateur ne parvient pas à identifier ? Quoi qu’il en soit, la fascination éprouvée par le narrateur pour l’horrible bête va le pousser à se comporter de manière si inattendue qu’il quittera pour toujours cette région.
L’identité incertaine de ce qui est vu est au cœur de deux autres nouvelles : “L’invention de Brunel” (dont le titre est à la fois un clin d’œil à Bioy Casares et un jeu de mot, la question étant de savoir si Brunel a inventé quelque chose ou s’il est lui-même une invention) qui met en scène de jeunes adolescent pouvant être des scouts perdus dans les montagnes et “Lamont”, longue flânerie onirique dans les rues de Paris qui, parfois, n’est pas sans rappeler Gérard de Nerval.
En revanche, dans “L’Infortunée” il n’y a aucun doute sur ce que le docteur Friedrich découvre dans la galerie des monstres du cirque Glück. Ce ne sont ni les nains, ni la femme velue, ni l’homme-serpent qui le stupéfient, mais une femme cyclope qu’il sera chargé de soigner et dont il tombera fou amoureux. Cette nouvelle, qui n’est pas à proprement parler un texte fantastique, est la plus poignante et, à mon goût, la plus réussie. Notons que cette fascinante histoire se passe à Groddeneck, ville imaginaire, dont le nom est sans doute construit à partir de celui du docteur Groddeck qui, dans Le livre du ça, écrivait :
« Il est certain que ces deux pulsions : exhiber et voir, occupent une grande place dans l’existence humaine et ont une influence sur tout ce qui est humain et trop humain. »
La problématique de l’œil atteint son apogée dans “Mémoire de l’œil” qui est peut-être la nouvelle la plus inquiétante du recueil. C’est l’histoire de deux amies d’enfance, Fanny et Margaret, qui, ayant grandi ensemble auprès de la même nourrice finiront par épouser deux amis, Edmond et M. François, tous deux fabricants d’yeux de verre… Tout irait bien si, depuis qu’elle a vu les yeux ouverts de sa nourrice décédée, Margaret n’était sans cesse poursuivie par des yeux inquisiteurs apparaissant aussi bien dans les dorures des églises, dans le front d’un nourrisson mort ou même au bout du pénis de son mari…
Avec Lamont, Anne-Sylvie Salzman renoue avec un genre hélas moribond, la littérature fantastique. Le style est élégant, fait de ruptures et de fluidité et, en jouant avec les silences et les omissions, l’auteure parvient à créer une atmosphère troublante, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Anne-Sylvie Salzman, Lamont. Le Visage Vert. 12 €
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