vendredi 9 septembre 2011

William T. Vollmann, La Famille royale

Love me Tenderloin
Éric Bonnargent
 
« Le jour du Jugement dernier, nous remettrons tous notre chair pourrie et gélatineuse sur notre squelette
comme une putain qui enfile sa culotte en s’asseyant au bord du lit et se prépare à sortir ;
puis le temps volera en éclats comme la porte de l’hôtel sous les coups des flics de Dieu venus mettre en application un mandat d’arrêt – et hop ! tous au tribunal, pour un jugement sommaire,
afin que Satan puisse faire rôtir notre chair à jamais ! »


© Jan Saudek
À propos de William T. Vollmann, on parle souvent de naturalisme. Il est vrai qu’à la manière d’Émile Zola, et sans aucun doute plus encore, l’écrivain américain mène de véritables investigations avant d’écrire. Pour Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Prix du Meilleur livre étranger 2008, il a parcouru le monde pour poser la question éponyme à des miséreux d’une dizaine de pays. Dans le domaine romanesque, William Vollmann procède de la même façon : que ce soit pour Des Putes pour Gloria, en 1991, puis pour l’immense[1] Famille royale en 2000, il a longuement arpenté le Tenderloin (le quartier chaud de San Francisco) et s’est entretenu avec un grand nombre de marginaux et de prostituées, lesquelles sont d’ailleurs remerciées à la fin de l’ouvrage. William Vollmann éprouve une réelle sympathie pour les asociaux de toute sorte ; c’est à eux qu’est dédié ce roman :

« En conséquence, que ce livre soit, comme ses personnages, consacrés à l’Accoutumance, aux Drogués, aux Dealers, aux Prostituées et aux Souteneurs. Levons nos seringues, nos bibles, nos godemichés et nos verres d’alcool, jetons nos préservatifs dans le feu, déboutonnons nos pantalons et commettons gaiement. »

Par l’intermédiaire du personnage principal, Henry Tyler, le lecteur effectue une plongée dans les bas-fonds de San Francisco où il fera la connaissance de prostituées, de clochards, de petites frappes… Détective privé à la « médiocrité négative », Tyler est embauché par le richissime John Brady afin de retrouver la légendaire reine des putes dont il veut faire le clou d’un sordide show érotique, le Feminine circus, à Las Vegas. Après une longue enquête (environ 200 pages), Tyler parvient à dénicher la mystérieuse reine, une noire d’une quarantaine d’années, « petite, sombre et parfaite comme une figurine de crocodile de l’antique Nubie ».
La Reine est une sorte de mère maquerelle à l’ancienne. Si elle prélève dix pour cent sur les passes effectuées par ses filles, elle les protège, les réconforte, les câline et leur procure si nécessaire le crack sans lequel elles ne peuvent vivre. Pour se procurer leurs doses, les filles arpentent jour et nuit ces rues du Tenderloin faites à leurs images : crasseuses et puantes. Pourtant, qu’il s’agisse de l’idiote Saphir, de l’obèse Béatrice ou de la belle et haineuse Domino, toutes ces filles sont, dans leur flétrissure même, et peut-être à cause de celle-ci, dotées d’humanité et cela même lorsqu’elles mentent, volent ou se piquent et même lorsque, pour les dix dollars nécessaires à l’achat d’une dose, elles se plient aux pires infamies. De chacune d’elles, William Vollmann racontera la douloureuse histoire. Abandonnées des dieux, ces filles ont fait de la Reine une divinité païenne à laquelle elles attribuent d’étranges pouvoirs. Elles sont ainsi persuadées de ressentir un bien-être incomparable lorsque la Reine crache dans leurs bouches et sont convaincues que le manque de crack disparaît lorsqu’elles lui lèchent le sexe. S’agit-il d’une illusion ou d’une réalité ? Vollmann laisse le lecteur libre de penser ce qu’il veut. Toujours est-il que son aura est telle que Tyler va lui aussi succomber à son charme et devenir son amant. À partir de là, sa déchéance s’accélère. Tyler abandonne peu à peu son métier, sa famille et s’en remet de plus en plus à la Reine. Avec elle, il va apprendre à aimer sa propre indignité : il sera battu et poussé à la pratique de l’urologie et de la coprophagie.
Il faut dire qu’au moment de rencontrer la Reine, Tyler est totalement déprimé : il vient d’apprendre le suicide d’Irène, sa belle-sœur, dont il était follement amoureux et cela au point de penser que « tant qu’il pourrait rester près d’elle, il ne penserait pas à la tristesse ordinaire et impardonnable de ce monde. » À propos d’Irène, les incertitudes sont nombreuses car Vollmann n’a rien révélé de la vie intérieure ou de la psychologie d’Irène et a laissé le lecteur interpréter ses actes et ses paroles. Est-ce parce qu’elle aimait Henry qu’elle le voyait si souvent ? Se sentait-elle contrainte de le voir et est-ce pour cela que celui-ci tombait si souvent sur son répondeur et attendait en vain qu’elle le rappelle ? Et, si, longtemps après sa mort, Tyler se réveillera encore « avec le goût du con d’Irène dans la bouche », le lecteur ne saura jamais s’il a couché avec elle ou si ce goût lui vient d’une culotte volée dans le panier de linge sale de sa belle-sœur. Seul John Tyler est persuadé de la réalité de cette liaison et cela au point de se demander s’il aurait été le géniteur de l’enfant que portait Irène au moment où elle s’est tuée… La relation entre les frères Tyler est au centre de La Famille royale qui peut aussi être compris comme une réécriture du mythe d’Abel et Caïn. La dimension spirituelle de l’ouvrage est incontestable, ne serait-ce que par les citations omniprésentes tirée de la Bible du Livre de Mormon ou encore des Écrits gnostiques.
L’histoire des deux frères est bien connue : jaloux de la relation privilégiée unissant son frère à Dieu, Caïn l’assassine. Ayant découvert le forfait, Dieu maudit Caïn et le chasse après lui avoir inscrit une marque sur le front afin que tout le monde connaisse son statut de paria. Selon l’interprétation traditionnelle, Abel incarne l’homme juste, alors que Caïn incarne l’homme mauvais, rongé par l’envie. Une autre interprétation, cependant, permet de voir en Abel et Caïn deux types d’hommes : ceux auxquels tout réussit parce qu’ils sont les favoris des dieux et ceux qui sont condamnés à l’échec et à la misère parce qu’ils sont abandonnés de ces mêmes dieux. C’est ainsi que Charles Baudelaire appréhende ce mythe dans le poème des Fleurs du mal qu’il consacre aux deux frères :

« Race d’Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te souris complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.

Race d’Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Séraphin !

Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il une fin ? »

John-Abel Tyler est le brillant avocat qui fait une carrière professionnelle éblouissante. Dans un bel article, François Monti écrit que John Tyler serait le seul être humain de ce roman. Cette proposition ne me semble guère pertinente car si l’humanité se définit par la connaissance et la sensibilité, John Tyler n’a rien d’humain. Incapable d’aimer, il méprisait Irène, la trompait et se conduisait avec elle comme un salaud. Il n’a d’ailleurs pas vécu la nouvelle de sa mort comme une tragédie, mais comme une humiliation, une atteinte à son honneur. S’il veut croire en la culpabilité de son frère, c’est surtout afin de n’en ressentir aucune. Un « membre très estimé de l’Ordre des Âmes bien Trempées » ne se remet jamais en question et c’est pourquoi il peut se conduire avec Célia, sa maîtresse rapidement devenu sa nouvelle compagne, comme avec Irène. Les seules choses qui comptent aux yeux de John sont sa carrière et l’argent. Son frère a beau le mettre en garde contre les intentions de John Brady, il n’hésite pas à travailler pour lui. John Tyler et John Brady n’ont pas que le prénom en commun : ils ont la certitude d’être dans leur bon droit et la faculté de s’arranger avec la morale. Pour ceux de la race d’Abel, tous les moyens sont bons : les agents du FBI laissent un dangereux pédophile en liberté parce qu’il peut leur être utile, John Brady utilise des Ligues de vertus pour retrouver la Reine et John, aux noms de principes bien commodes, rejette son frère.
En réalité, John Tyler est pire que John Brady qui n’est qu’un vulgaire businessman sans scrupules car il est intelligent et cultivé, mais il renie cette intelligence et celle culture ; c’est un misologue. Comme l’explique Emmanuel Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, le misologue est celui qui, estimant que la connaissance est incapable de nous faire parvenir au bonheur, rejette et méprise la raison. N’ayant pour objectif que la réussite sociale, John Tyler a pour seule obsession d’« exercer un contrôle pratique sur une petite partie de ce monde ». Tout ce qui échappe à son emprise le déstabilise et c’est peut-être pour cela qu’il hait tant son frère. Henry lui rappelle tout ce qu’il ne veut pas être, mais ce qu’il serait s’il ne luttait désespérément contre ses penchants, comme en témoignera la liaison éphémère qui l’unira à Domino et qui ressemblera comme une sœur à celle qu’entretien Henry avec la Reine…
Si John Tyler est Abel, on pourrait en conclure facilement qu’Henry est Caïn. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué. La race de Caïn est certes représentée par tous les marginaux, toutes ces ombres nauséabondes qui hantent le Tenderloin, mais Henry Tyler ne parvient pas à en faire partie. S’il est un personnage tragique, c’est parce qu’il est trop lucide et sensible pour intégrer la tribu d’Abel, parce qu’il n’a pas assez souffert pour porter la marque de Caïn dont il ne fait que rêver. L’impuissance caractérise Henry : il n’a pas tué son frère et à peine a-t-il quelques responsabilités dans la mort de sa belle-sœur. Aucun des réprouvés du Tenderloin ne le considère comme l’un des leurs : ni Justin, le géant noir chargé de la protection de la Reine, ni les prostituées, ni les hobos qu’il rencontrera après la disparition de la Reine. Le drame d’Henry est de n’appartenir à aucun de ces deux mondes, ni à celui des vainqueurs, ni à celui des vaincus. C’est ce que lui rappelle sans cesse Dan Smooth, sans doute le personnage le plus fascinant de cette fresque. Intime de la Reine, Smooth est un pédophile redoutable, un cynique de la pire espèce, un expert de la provocation qui rêve de fonder une nouvelle science, la « pédiatrie médico-légale » en s’appuyant sur le fait que « les culs sodomisés sont comme les flocons de neige, il n’y en a pas deux pareils » et qui aimerait se nourrir exclusivement de « cérumen d’un gamin de dix ans ». Bien qu’écœuré par Smooth qui raconte que ce sont les enfants qui le provoquent, Henry le supporte car il sait que Smooth perçoit ce qu’il y a de plus noir et d’inavouable dans l’âme humaine. Henry sait que Smooth a raison lorsqu’il affirme qu’il n’a jamais aimé Irène, jamais aimé la Reine et qu’il n’a essayé de les aimer que parce qu’il s’agissait de relations impossibles, condamnées d’avance à l’échec. Finalement, c’est la passion de l’autodestruction qui anime Tyler :

« parce qu’en plus de vos oreilles envieuses et de vos dents menteuses, vous avez un cœur de lâche. […] Je vous accuse, Henry Tyler. Je vous accuse de laisser tomber tous ceux que vous avez jamais aimés ou avec lesquels vous étiez liés, je vous accuse d’avoir trahi la Reine, trahi votre frère, séduit et torturé votre belle-sœur, négligé votre mère, rejeté Domino – oh, je pourrais continuer. La seule chose que je dirai pour votre défense c’est que vous avez conduit votre petite affaire à la faillite ; ça prouve une certaine intégrité. »

En quête de sa Reine disparue, Henry Tyler partira sur les routes conquérir la marque de Caïn. Y parviendra-t-il et tombera-t-il aussi bas que le Jimmy de Des Putes pour Gloria ou le Journaliste des Nuits du papillon qui, la coïncidence est étrange, eux aussi, cherchent une femme, eux aussi cherchent une putain : Gloria pour l’un, Vanna pour l’autre ? Quoi qu’il en soit, La Famille Royale est, avec Suttree de Cormac McCarthy, le grand roman américain de la déchéance.






William T. Vollmann, La Famille royale. Traduit par Claro. Actes Sud. Coll. Babel. 16, 50 €






[1] L’édition de poche fait plus de 1300 pages. Pour ne pas amputer son livre, William Vollmann a accepté une diminution de ses droits d’auteur…

2 commentaires:

  1. J'ai lu ce roman à sa sortie en France, il y a maintenant 6 ans, et j'en garde encore un souvenir très puissant : fascinée par l'écriture et les propos, je devais malgré tout interrompre parfois ma lecture pour reprendre mon souffle et m'aérer. Je garde notamment en mémoire certaines scènes où William T.Vollmann décrit très crûment la décrépitude des corps. Mais ce qui m'avait la plus marqué, c'était sa capacité à trouver de l'humanité là où le lecteur préférerait qu'il n'y en ait pas comme le personnage du pédophile qui provoque chez le lecteur des sentiments très ambigus.

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  2. Nous avons plus ou moins la même lecture, Laurence. Sinon, je suis bien d'accord avec toi : Vollmann traque les moindres traces d'humanité, même là où, pour notre confort, nous aimerions ne pas en trouver.

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