mercredi 7 septembre 2011

Bertrand Redonnet, Le théâtre des choses

Le Poitevin de Pologne
Marc Villemain

Éditions Antidata
Ce qui est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peu confiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sur sa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de ses mots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travail d’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc, à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre la fiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment son rapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.

De ce rapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrase du recueil, qu’il prend bien soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’un interlocuteur censé le conseiller : « Écrire une forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. » La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant très émouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain : « et si je ne faisais, en fait, que jouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants, avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtes de conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés en manière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas à l’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit, n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité, ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussi constituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’un conteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur émérites de François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettré qui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique, par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sa propre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité. D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumer complètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura un peu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelque chose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, ou d’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblement tourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nous arracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace du vieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de son cheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voire politique.

Ce sera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de bien d’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicité à la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet est de ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, une couleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuvent avoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux, entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourire d’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loin du brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et les cœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et très humains travers.

Reste que nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au terme d’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, de quoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autant que son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sang qui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaise pour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique. Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant, incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aise nulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà de ses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux, de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont Bertrand Redonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine. 

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1 commentaire:

  1. Il émane de l'ensemble de ces nouvelles une rigueur dont se demande si elle émane d'une discipline ou d'une disposition naturelle de l'esprit de l'auteur. Le recueil se balance délicatement entre deux zones géographiques, si bien qu'on finit par canoter sur le Bug et souquer ferme sur l'océan Atlantique.

    Redonnet nous plonge dans un agréable sentiment d'insécurité : on s'interroge à savoir s'il s'agit de dualité ou de binarité, d'alternance ou de complémentarité; de l'homme exulte une force de vie inébranlable, de l'auteur une dislocation articulée entre failles, foulures et entorses de l'âme. Une discipline sur la construction littéraire et une écriture aux couleurs de la rebellion, la substance d'un vocabulaire précis, fouillé, et un langage vert, salé, des projections et des rétroprojections du désir et de la frustration. Un auteur méticuleux sans le savoir ou qui n'oserait se l'avouer ?

    On sent l'odeur de récits de vie mis sur lie, où la fiction joue le rôle de tenons et mortaises, avec force habileté : «La Souricière» et «Seul au monde» illustrent au mieux cette impression. L'auteur a l'art de stimuler l'imagination et de canaliser l'imaginaire où il instille des vapeurs de soufre, grâce à des détails absolument succulents. On jouit littérairement à l'idée s'allonger pour «regarder l'envers des feuilles», on s'arrête devant la description des mains de Cigogneau et l'on savoure cet art de... la métaphore ou de la compraison figurative ?

    Redonnet nous régale de son art de la personnification qu'il pratique avec élégance, sur le terreau que partagent toutes ces nouvelles, un terreau fait d'un terroir d'origine et d'un terroir où son âme est frappée du poinçon de l'exil volontaire : joliesse et mélancolie. Serait-ce donc cela, ce sentiment si intime que le vague à l'âme ? Et pourtant, toutes ces nouvelles ont pour cadre, le dehors ?

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