Le Pygmalion des bas-fonds
Éric Bonnargent
© Pablo Delgado |
La légende de Pygmalion est bien connue : déçu par les femmes, Pygmalion imagine la femme idéale, la sculpte, mais il en tombe amoureux et sombre dans le désespoir. C’était l’âge d’or, les dieux étaient présents parmi les hommes et Aphrodite, émue de la force de cet amour, donne vie à la statue qui, sous le nom de Galatée, devient l’épouse de son créateur.
Aujourd’hui les dieux ne sont plus de ce monde, ils l’ont abandonné à ses forces entropiques et le sentiment qui domine l’humanité est la déréliction. Jimmy, ancien du Viêt-Nam, vieux avant l’âge, vit de sa pension de guerre dans le Tenderloin, le quartier interlope de San Francisco. Cette pension lui sert à payer son loyer, à boire de la Budweiser à longueur de journée et à aller aux putes. Mais Jimmy ne va pas aux putes simplement pour assouvir quelques pulsions pressantes. Jimmy est fou amoureux de Gloria. Le roman commence par une conversation entre Jimmy et Gloria à partir d’une cabine téléphonique.
« Il était une fois un homme qui téléphonait. – Et qu’est-ce que le médecin a dit d’autre ? demanda doucement l’homme. – Gloria ? Gloria, qu’a dit le médecin ? Tu pleures, Gloria ? Si je peux te trouver un billet d’avion ce soir est-ce que tu viendras ? Oui, Gloria, tu peux prendre un taxi à l’aéroport, non ? Gloria ? Gloria ? J’ai un peu d’argent. Je peux t’en passer. – Alors, le petit te donne des coups de pied ? C’est un garçon ou une fille ? Je ne t’ai pas oubliée. Je pense toujours à toi, Gloria. Je n’arrête pas de penser à toi. Tu comptes l’avoir, ce bébé ? Je peux m’occuper de toi, Gloria. Quand vas-tu te faire avorter ? Tu fumes beaucoup. Gloria ? Gloria, tu es encore là ? Comment ça va, Gloria ? Gloria, je t’attendrai. »
« Il était une fois… » Mais ce n’est pas un conte de fées. Jimmy va attendre, attendre longtemps parce que Gloria ne prendra jamais l’avion. D’ailleurs, la cabine téléphonique ne fonctionne plus depuis plusieurs semaines. Et Gloria n’existe pas. Jimmy est un Pygmalion de la modernité, un Pygmalion sans marteau, sans rifloir, sans ognette. Jimmy n’a que sa seule imagination et la femme dont il rêve s’appelle Gloria. Si Jimmy fréquente putes camées et travestis désespérés, c’est parce qu’il a besoin, pour donner vie à Gloria, de souvenirs. Qu’est-ce qui fait notre identité ? Notre mémoire. Pour créer Gloria, il faut donc lui donner une mémoire et Jimmy paie des prostituées, parfois pour les baiser bien entendu, mais surtout pour qu’elles lui racontent des anecdotes réelles ou imaginaires sur leur vie passée ou actuelle. Jimmy s’arrange avec ces souvenirs, les adapte et les attribue à Gloria. Petit à petit Gloria acquiert une enfance, une famille, un voyage au Mexique, etc., et elle prend corps… dans l’imagination de Jimmy. Bien vite, les souvenirs ne suffisent plus. Jimmy, si fidèle à la beauté de Gloria qu’il ne monte qu’avec des putes de plus en plus laides, aux veines trouées, aux jambes pleines de furoncles, achète leurs sous-vêtements, achète même leurs cheveux afin de fabriquer une perruque censée être la chevelure de Gloria. La chevelure, montrait Baudelaire (La Chevelure), c’est la femme :
« Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »
Accoudé au bar du Black Rose où les travestis l’entourent de leur tendresse et même de leur amour, Jimmy comprend peu à peu que Gloria ne prendra jamais vie. Même Code Six, son seul ami, un ancien frère d’armes devenu S.D.F. et alcoolique, qui l’a toujours soutenu dans sa démarche, tente de lui ouvrir les yeux. Jimmy perd la foi. Dieu est mort et Gloria ne naîtra pas. Jimmy multiplie alors les provocations et s’attire, lui si paisible jusque-là, la haine de putes hystériques et de leurs brutaux souteneurs. Il se laisse frapper sans se défendre et finira par se faire abattre en pleine rue. Et, lorsque huit ans après Code six racontera la mort de Jimmy à un autre ancien du Viêt-Nam, il se rappellera que la putain qui tenait le flingue s’appelait… Gloria.
La prose de Vollmann est l’une des plus poétiques qui soit. Tous ces témoignages de putes nous plongent dans cet univers marginal, dans les tréfonds d’une ville, d’un quartier, de l’âme humaine. S’il y a bien dans ce livre une forme de naturalisme, il s’agit d’un naturalisme onirique. Nous ne sommes pas dans les froides descriptions d’un Zola, mais dans un univers poétique où le réel, pudique, se montre derrière un voile de tristesse infinie. Il y a du Baudelaire et du Lautréamont chez Vollmann.
William T. Vollmann, Des putes pour Gloria. Traduit par Claro. Points-Seuil. 5 € 50.
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