Berthet
revient
Marc Villemain
Éditions de La Table Ronde |
« Restez insolemment et opiniâtrement juvénile », écrivait Henri
Peyre en conclusion d’une lettre qu’il adressa à Frédéric Berthet, le 13 juin
1988. Là est peut-être condensé ce qui charmait tant de ceux dont l’écrivain
rencontra l’existence, et qu’étayent, avec quel éclat, quelle élégance
passionnée, ces Correspondances
réunies, non sans affection, par Norbert Cassegrain. Que reste-t-il de Frédéric
Berthet ? Pour beaucoup de ceux qui le connurent, et qui le lurent de son
temps (c’était hier), le souvenir d’un être très singulier, très libre, autour
duquel vibrionnait quelque incessant et insolent génie, entreprenant,
caustique, délicat, faisant et défaisant les humeurs, aussi imprédictible dans
ses gestes que fidèle à ses amis, suscitant, excitant les événements, un
pince-sans-rire encore, aussi peu avare de bons mots vachards que d’attentions
raffinées. Un de ces êtres dont on devine, nonobstant la figure d’incorrigible
adolescent, le sentiment d’incomplétude amère ou de pressentiment larvé, cette
figure d’homme qui se refuse, jusqu’à la rupture, à la sourde sensation du
spleen, de la déroute ou de l’abattement intime. Je peux me tromper : je
ne l’ai pas connu – seulement lu. Toutefois c’est aussi ce qui transparaît
dans ces Correspondances, dont le
tour joueur, parfois enjoué, apparaît bien des fois comme le pendant spirituel
d’un regard intérieur qui l’eût volontiers porté à la lassitude, comme un contrepoint
à la tension émotive où on le sent pris.
En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée. De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui, d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses, partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai/juin 2011
En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée. De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui, d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses, partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.
Berthet écrivait à son ami
Patrice Soranzo, en 1980 : « Enfin
je ne sais plus, à l’instant, si le monde est là pour entraîner l’écrit, ou
l’inverse. Je veux dire, s’il faut considérer l’événement comme une provocation
à la littérature, ou le roman comme une provocation à l’événement. »
De toute façon, la leçon est là : tout tourne autour de la
littérature ; tout passe par son filtre ; la littérature est ce qui
me justifie à l’instant même où je parle et vis : et la vie n’est guère
objectivable si elle n’est mise en mots, si elle n’est transformée,
transfigurée en littérature. Aussi est-ce à Frédéric Berthet lui-même qu’il
reviendra de conclure cet article. Qui écrit à Éric Neuhoff, en 1990, cette
sorte d’aphorisme grave et badin où se révèlent ce que j’ai tenté de décrire
comme relevant à la fois d’un rapport très intense à la société, d’une envie
d’en être et de jouer de ses interminables recoins (cette société dont il dit,
dans une lettre à Claire El Guedj, qu’elle l’intéresse « comme un meuble contre lequel on s’est heurté »),
et d’une force étrange et lumineuse qui sans cesse le ramène au détachement, à
la solitude et à la littérature: « Au
fond, ce qui reste, dans la vie, c’est des souvenirs et du papier à
lettres. »
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 30, mai/juin 2011
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