πάντα ῥεῖ
Éric Bonnargent
« cette chose cause de leurs disparitions si éloignées, si différente en apparence
mais dont l’origine forcément se trouve dans un même être, une même personne (il faudrait pouvoir dire : “le même homme”)
qui ne parvient pas vraiment à en être un, une (être, personne)
– malgré tous ses efforts ? »
Zademack, Gute Nacht |
Sur le rivage, assis sur un banc, un homme d’âge mûr regarde de petites brindilles emportées par le courant du fleuve. L’observateur attentif voit bien qu’il y a dans leurs mouvements apparemment anarchiques un ordre, une régularité, sauf pour certaines d’entre elles « qui sans raison apparente, sans qu’aucun obstacle puisse être identifié s’arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes – et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant de quelques centimètres. » Ces brindilles ne participent pas à la chorégraphie générale, elles sont elles aussi emportées par le courant, mais à un autre rythme et lorsqu’elles en accompagnent d’autres, c’est simplement de manière provisoire. Ces brindilles, parce que telle est leur nature – elles n’y peuvent rien –, voient passer les autres, insouciantes, en parfaite harmonie les unes avec les autres et avec les eaux du fleuve. Semblable à l’une de ces brindilles, atypique parce qu’arythmique, le narrateur s’est laissé emporter par le courant de la vie, sans pouvoir faire autrement et en se sentant toujours étranger aux autres.
Il se tient là, impassible, suite à son dernier échec, celui de son mariage avec Suzanne qui ne supporte plus sa douce indifférence, sa passivité face aux événements et à la vie. Liquide retrace les flux de conscience du narrateur. Comme les eaux du fleuve, ses pensées et ses souvenirs s’écoulent et, pour mieux marquer cet écoulement, Annocque se joue de la syntaxe, la ponctuation étant réduite à son strict minimum, pour rythmer les flux. Les paragraphes, les chapitres se terminent le plus souvent au beau milieu de phrases dont la fin amorce les suivants. Les passages de chapitre en chapitre se font d’ailleurs, la plupart du temps, par l’évocation de liquides : l’eau du fleuve, d’un torrent ou d’une chasse d’eau, des larmes, du lait d’un biberon, du whisky, une larme, du pus, du sperme, etc. Si cela ne retire rien à la beauté poétique du texte, on peut toutefois regretter que l’auteur, comme nous l’apprenons sur son blog, ait renoncé à un travail plus formel encore sur l’organisation de ses paragraphes, ceux-ci devant, à l’origine, être peu à peu décalés les uns à la suite des autres, comme pour mieux symboliser l’écoulement en cascade des pensées.
Sur son banc, il fait le point et se remémore la faillite de son existence, faillite due à son indifférence généralisée face aux choses. Cela ne signifie pas que le narrateur soit froid, distant, mais il est incapable de se sentir concerné, même lorsqu’il aime sincèrement. Ses émotions sont intériorisées et il est incapable de les extérioriser. Malgré l’amour qu’il portait à sa mère, il lui sera impossible de pleurer à ses funérailles, d’exprimer sa peine comme il le faudrait. Ses deux filles, Agathe et Flora, se détacheront peu à peu de lui sans qu’il ne sache l’éviter. Sa passivité est telle que le narrateur n’a jamais vécu sa vie, il a été vécu. Avec Suzanne, il a tout subi : la paternité, l’éducation de ses enfants, ses choix professionnels, ses nouvelles amitiés, ses déménagements réguliers l’éloignant peu à peu de Paris, etc. Sa passivité est telle qu’il est incapable de se rappeler la couleur du papier peint de sa chambre à coucher… Comment se rappeler quelque chose que l’on n’a jamais vu ? Il a pourtant participé à la décoration de sa maison, mais ses goûts sont en réalité ceux de Suzanne, il s’est toujours contenté d’approuver et c’est pourquoi l’aménagement bourgeois de sa maison de province reflète autant sa personnalité que celui plus cosy de son appartement parisien qu’il partagea avec la belle Alexandrine. Jamais décisionnaire, il est l’homme qui approuve parce qu’il n’a aucune raison de refuser.
C’est d’ailleurs sa liaison de jeunesse avec Alexandrine qui cristallise toutes ses impuissances. Avec elle, la sexualité était exacerbée et il ne fut jamais question de fonder une famille. Quand il apprit qu’elle l’avait trompé, il ne savait tout simplement pas quoi faire et lorsqu’il lui dit de faire ses valises, « l’impression de jouer un rôle persistait ». Il l’a chassa non parce qu’il le voulait, mais parce que c’est ce qu’il fallait faire dans ce cas. Bien qu’aimant profondément Alexandrine, il ne fut pas affecté par son départ. Certes, il la regretta, mais bon, c’était comme ça. Il fut gêné de l’admiration qu’il suscita auprès de sa famille et en particulier de son frère lorsque, quelques mois après sa rupture, il réussit ses examens. On louait sa force de caractère qui lui avait permis de surmonter sa douleur et de se concentrer sur ses études. En réalité, il avait réussi car outre le fait qu’il n’avait pas souffert de cette séparation, ces examens ne représentaient pas grand-chose pour lui :
« cette facilité à passer – glisser – à autre chose […]
cette facilité pouvait passer, quand l’esprit voulait bien s’attarder quelque peu sur cette question, pour une sorte d’indifférence au monde, un monde fait de circonstances en apparence précisément toutes différentes, toutes disparates même, mais finalement ressenties (au fond d’un soi-même fugitivement honnête, ou peut-être lucide) comme parfaitement interchangeables :
entretenir une relation amoureuse, passer des examens, refaire le papier peint de sa chambre, soigner sa bronchite, rendre visite à une vieille tante isolée, partir en voyage à l’étranger ;
tout cela était égal, certes non pas en durée ni même en agrément, mais en importance, et somme toute en nécessité d’investissement vraiment personnel. »
Ce qui caractérise le narrateur de Liquide est donc son anesthésie émotionnelle, son incapacité à être, son inadaptation à l’existence. La plupart des hommes sont faits de qualités qui les solidifient. Le personnage d’Annocque fait partie de la grande famille des hommes sans qualités qui, bien que de manière toujours différente, échouent à s’inscrire dans le monde. Certains se débattent, d’autres se réfugient dans l’alcool ou dans la drogue, d’autres encore s’en désespèrent, au point parfois de se tuer et d’autres, plus rares, comme le narrateur de ce livre, constatent les dégâts, tout simplement.
Philippe Annocque, Liquide. Quidam Editeur. 15 €
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