Sarkozysme et schtroumpfs rebelles
Marc Villemain
|
Éditions Gallimard |
Le durcissement de la société
française (qui ne date pas, loin s’en faut, du triomphe de Nicolas Sarkozy,
mais que celui-ci incarne avec la morgue et l’audience que l’on sait) ne peut
pas ne pas trouver écho dans la littérature contemporaine. Il sera d’ailleurs
passionnant, demain, (un jour…), de scruter le paysage littéraire des années
sécuritaires. Ce quatrième roman de Benjamin Berton, un peu déjanté derrière sa
très respectable façade gallimardienne, permettra alors peut-être, à défaut de
dresser un état des lieux scientifique de la France, de se faire une idée de ce
qui se tramait dans la tête de la majorité
silencieuse et de ce que tentait de lui opposer un underground parfois plus
officiel qu’il y paraît. Écho plus ou moins direct mais parfaitement assumé des
paysages mentaux de Quentin Tarantino, Luc Besson ou Enki Bilal, Foudres de guerre relate l’aventure, a
priori très improbable, d’une sorte de Club des Cinq de la post-modernité, ou
plutôt de schtroumpfs gavés aux comics
et aux mangas, au hip hop et au rap, aux snuff
movies et à la télé-réalité, à la fascination mortifère et à la Nike philosophy, à l’hindouisme de Prisu
et à l’hédonisme pour pas cher. Inopinément, et au cours d’aventures dont le
moins que l’on puisse dire est qu’elles sont invraisemblables, nos schtroumpfs désœuvrés vont se retrouver à défier l’État au point d’incarner, spectacle
oblige, un espoir quasi mystique pour un grand nombre de jeunes. Ainsi éclot la
« gohsnmania », référence à
celui qui se baptisa pour les besoins de la cause du nom ésotérique de Gohsn
Frost – en réalité un grand ado tout aussi désoeuvré que les autres. La figure
de ce Gohsn Frost avait « pour seule
qualité d’être insondable et vierge de toute signification, ce qu’exigeaient
des consciences revenues de tout », et apparaissait comme une « synthèse réjouissante entre le marxisme, les
insurrections de banlieue et le situationnisme ». C’est peu dire si,
dans la France des années 2010, quand sévit comme ministre de Nicolas Sarkozy
le terrible Général Duval, leurs chances de succès étaient maigres.
L’intelligence de Benjamin Berton permet tout à la fois de stigmatiser la
France qui domine (capitaliste, frileuse et policière) sans omettre de railler
(gentiment) quelques-unes des postures les plus cool du gauchisme quand celui-ci a perdu son armature
intellectuelle. Car si le message n’est pas discutable (en gros, l’air du temps
est devenu irrespirable), l’auteur, dont on perçoit la tendresse particulière
pour une génération qui perd pied dans le monde sans savoir ou vouloir
véritablement le changer, dresse aussi un tableau assez hilarant du tropisme
contestataire, anti-pub et hyper marqué, écolo et technoïde, anarchiste et
cynique, rebelle et dilettante.
Là où un Maurice G. Dantec décide
que notre destin d’humain ne mérite plus même une pointe d’humour, Benjamin
Berton se lance dans le défi de l’anticipation politique et sociale avec l’âme
du cancre du fond de la classe, plus brillant qu’il y paraît, mais surtout plus
mélancolique. Car on ne peut douter, à l’issue de cette rocambole tragique, que
l’ironie très détachée dont il fait preuve sert aussi de paravent à une pensée
du crépuscule. « A notre époque,
rien ne se produit jamais pour la première fois. Tout a déjà été vécu, pensez
pas ? », assène le narrateur dès les premières pages. On se
saurait mieux dire, et résumer ce qui constitue sans doute une part du surmoi
de ces jeune gens, hyperactifs du verbe et mollassons de la praxis. Gohsn Frost
ne fait qu’incarner l’inconscient de sa génération : « Qu’est-ce que vous voulez faire pour que ça change ? Rien.
Alors ne faites rien et tout cela changera selon vos vœux ». Leur
slogan, devenu le mantra du temps, donne une idée de cette forme nouvelle et
très dérangeante de rébellion : « J’aimerais
autant pas. »
Autant dire qu’on ne s’ennuie pas
un instant, nonobstant quelques surcharges et surenchères. Mais il faudra au
préalable accepter de jouer le jeu de la farce : autrement dit, il serait
vain et (sottement) académique de déplorer les (nombreux) défauts de
crédibilité. Partir du réel pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas (encore)
n’est pas une mauvaise méthode pour explorer les bas-fonds de la conscience
occidentale. Et si nous aurions parfois aimé davantage de littérature et un peu
moins d’exploits caméra sur l’épaule, cette foutraque épopée a le mérite de
dire l’extrême précarité du lien qui croit encore faire tenir nos sociétés. Non
sans profondeur parfois : « Il en
faut si peu pour quitter la normalité, un pas de côté, un regard qui traîne.
Tant d’efforts sont nécessaires pour border la marge de précautions et
d’habitudes et si peu pour tomber dedans » ; ni sans
lucidité : « Au fond, nous
n’étions rien de plus que tout ce pour quoi l’on nous prenait » – ce
qui est au demeurant une excellente définition du grand barnum dans lequel nous
vivons.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007
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