lundi 21 novembre 2011

Raymond Federman, Chut

Identité nationale
Éric Bonnargent
« Il n’y a pas d’enfance heureuse.
Ceux qui disent qu’ils ont eu une enfance heureuse, ils mentent. »

Christian Boltanski
Raymond Federman est décédé aux États-Unis le 06 octobre 2009, à l’âge de 81 ans. En réalité, comme Dionysos avec lequel il partage bien des attributs, Federman est né deux fois ; une première fois en 1928, dans une famille juive ouvrière de Montrouge et une seconde fois le jour de la rafle du Vél d’Hiv’, le 16 juillet 1942, à 5h 30 du matin, lorsque sa mère, en l’enfermant dans un placard, nouvelle matrice, et en lui soufflant « Chut », lui a fait le don de soixante-huit années supplémentaires :

« Ce chut, j’ai bien des fois raconté que c’était le dernier mot que j’ai entendu de ma mère, ce triste jour de juillet 1942 quand la porte du cabinet de débarras dans lequel elle m’avait caché se referma sur moi.
Chut, murmura ma mère. Et les treize premières années de ma vie furent englouties dans l’obscurité de ce débarras au troisième étage de notre immeuble. […]
Il m’a fallu bien des années pour comprendre ce que ma mère voulait dire avec ce chut.
Elle voulait me dire : Si tu ne dis rien. Si tu restes tranquille. Silencieux. Chut ! Tu survivras. […]
Si tu dis rien. Si tu restes tranquille et silencieux, tu survivras et un jour tu raconteras ce qui s’est passé ici. Je crois que c’est cela que voulait dire le chut de ma mère. »

Bien qu’il ait maintes fois parlé de son enfance, il aura fallu à Federman attendre les dernières années de sa vie pour enfin évoquer son enfermement dans le cabinet de débarras. Alors, Chut Chuuuut…, parce qu’en lisant ce livre, il va falloir autant utiliser vos oreilles que vos yeux. Federman n’écrit pas un roman, il raconte une histoire et il faut donc se laisser bercer par la voix de l’auteur qui, comme à son habitude, exploite différents modes narratifs afin d’éviter de sombrer dans le pathétique. Parce que Federman est un conteur, il n’y a, dans son récit, aucune chronologie. Le point de départ est certes l’enfermement dans le cagibi, mais la suite est une collection de souvenirs qui surgissent par simple association d’idées :

« D’ailleurs, ce qu’il reste de mon enfance dans ma tête, ce ne sont que des fragments, des débris de souvenirs auxquels il va falloir imposer une forme. »

Cette forme ne leur sera en réalité jamais imposée car ce serait trop artificiel. Que nous reste-t-il de notre enfance ? Des images, des scènes que, la plupart du temps, nous ne pouvons aucunement dater, des souvenirs travestis par le temps au point d’être sans doute parfois faux :

« Se souvenir, c’est faire du cinéma mental qui fausse toujours l’événement original. Les souvenirs ne sont que des fictions. »

Inutile d’organiser l’inorganisable. Les souvenirs surgissent d’eux-mêmes et Federman leur donne libre cours, quitte à parfois revenir sur certains d’entre eux, quitte à raconter de nouveau ce dont il avait déjà parlé dans d’autres livres comme Retour au fumier ou La Fourrure de ma tante Rachel. Ces souvenirs aussi fragmentaires soient-ils, aussi dispersés soient-ils, permettent de faire revivre l’enfance de l’auteur dans le Montrouge d’avant-guerre, ville ouvrière où ne s’installaient pas encore les grands éditeurs chassés de leur quartier historique par la spéculation immobilière, où les gamins jouaient aux osselets, collectionnaient les timbres et lisaient Jules Verne.
L’enfance de Federman, c’est l'histoire du 4 rue Louis-Rolland, une maison de trois étages appartenant à son oncle Léon et à sa tante Marie qui y vivaient et louaient des appartements à une famille antisémite et aux parents de Raymond, aussi pauvres que l’oncle Léon était riche. Pauvres, mais bons. C’est toujours avec une infinie tendresse que Federman parle de sa mère et de ses sœurs et même de son père, grand fumeur tuberculeux, peintre surréaliste raté, communiste, joueur et grand coureur de jupons devant l’Éternel. En écrivant à son sujet, Federman découvre, au-delà du père rarement à la hauteur, un homme attachant et malheureux.
L’appartement était composé d’une grande pièce unique où Raymond dormait, sur un sofa alors que ses deux sœurs dormaient dans la cuisine. Les toilettes étaient dans la cour et Federman se souvient qu’il trouvait bien injuste d’avoir été chargé de descendre tous les matins le pot de chambre. C’est aussi la vie de son quartier qu’évoque Federman : l’école communale de la rue de Bagneux, la boulangerie (et le souvenir du plus beau cadeau d’anniversaire qu’il ait jamais eu, un éclair au chocolat), le boucher, le troquet du coin, Chez Marius, l’usine en face de laquelle il vivait, usine ravagée par un incendie dont les Sidis qui y travaillaient furent tenus pour responsables. Les Sidis, puisque ce terme n’est plus employé, étaient les arabes qui vivaient dans la zone, ce no man’s land qui s’étendait entre les anciennes fortifications de Paris et la banlieue.
Ce sont surtout les personnages hauts en couleur du quartier dont se souvient Federman et évidemment les membres de sa famille, notamment Léon, Marie et Salomon, leur fils. Ils étaient aussi riches que ses parents étaient pauvres, ceux-ci ayant souvent été contraints de fréquenter la Soupe Populaire, et ils détestaient tant son père qu’ils fuirent en Zone Libre sans eux. La rafle ayant été plus ou moins prévue, Federman rappelle que seuls les Juifs pauvres, seuls ceux qui n’eurent pas les moyens de se payer un billet de train, furent arrêtés. Malgré cela, Federman n’éprouve aucune rancœur et c’est toujours avec humour et bienveillance qu’il évoque les souvenirs les plus douloureux.
Dans son cagibi, ce terrible jour de juillet 1942, après que sa mère lui a dit Chut, il entend les policiers français venus arrêter ses parents et ses deux sœurs et parvient à écrire que ces « policiers n’avaient pas l’air méchant. Ils ne parlaient pas fort. Ils faisaient leur travail. » Et s’il reste enfermé jusqu’au lendemain matin, c’est simplement par peur de ses voisins du rez-de-chaussée qu’il dit ne pas aimer, rien de plus, alors qu’ils dénoncèrent sa famille le jour où les Juifs durent se déclarer pour porter l’étoile jaune, alors qu’ils s’empressèrent d’indiquer aux policiers qui pénétraient dans la maison où les Federman logeaient. Bien que l'histoire de ses parents s’arrête ce jour-là, Federman ne ressent aucune haine. La suite de leur histoire, il ne peut que l’imaginer grâce aux documents qu’il parviendra à se procurer après la guerre. Il sait que tous sont arrivés à Auschwitz ; son père le 28 août, sa mère le 5 août et ses sœurs le 21 août. Si les documents précisent qu’elles ont été gazées dès leur arrivée, il n’est rien dit à propos de son père et de sa mère. Celle-ci a sans doute survécu un temps, mais son père, tuberculeux, a dû, lui aussi, être immédiatement gazé :

« Je ne sais rien de ce qui s’est passé entre le chut de ma mère et son dernier souffle. Rien de ce qui est arrivé à mon père et à mes sœurs, là-bas, à l’Est. Je ne sais pas combien ils ont souffert, combien ils ont eu faim, comment on les a battus. S’ils ont eu peur. S’ils ont eu froid. Si mes sœurs ont été violées avant d’être exterminées. Enfin tout ce qu’on raconte sur ceux qui sont morts dans les camps. Ou ce qu’on raconte sur ceux qui sont morts dans les camps. Ou ce qu’ont raconté ceux qui ont survécu. Mais tout ça n’a rien à voir avec l'histoire de mes parents et de mes sœurs. Tout ça c’est de l’Histoire, mais ce n’est pas leur histoire. »

Or, ce qui intéresse Federman, c’est leur histoire, l'histoire de son enfance, l'histoire de la rue Louis-Rolland, l'histoire de la vie car c’est toujours elle qui l’emporte. Lorsqu’il se remémore l’Exode qui mena sa petite famille en Normandie où les Allemands étaient déjà (!), Federman raconte certes l’horreur du voyage, se rappelle les premiers morts qu’il vit suite aux mitraillages de l’aviation allemande, mais il préfère se rappeler de son admiration pour les uniformes des soldats de la Wehrmacht, pour leur gentillesse lors de leur arrivée, ceux-ci se démenant pour leur fournir de quoi manger. Ce séjour d’un an en Normandie sera d’ailleurs la période la plus heureuse de son enfance, des soldats communistes leur ayant non seulement fourni une grande maison, mais les approvisionnant sans cesse en provisions avant de s’enfermer au grenier avec son père pour discuter politique. C’est toujours le côté plaisant des choses qu’il retient et, pour éviter de « chavirer dans le naturalisme misérabiliste à la Zola », lorsqu’il se remémore les moments les plus difficiles, lorsque l’émotion l’emporte sur l’humour, il fait intervenir un narrateur étranger (qui n’est peut-être nul autre que lui-même) qui interrompt le récit :

« Merde, Federman, qu’est-ce que c’est sérieux ce que tu es en train d’écrire ! Tes lecteurs vont trouver ça chiant. Ils vont se demander ce qu’il t’arrive. Si tu n’es pas en train de devenir sénile.
Quoi, plus de fourire ? Plus d’effronterie sexuelle ? Qu’est-ce qui se passe ? Plus de trucs typographiques exubérants ? Plus de self-reflexiveness ? Plus de scatologie ? C’est pas possible ! Voilà Federman qui se met à faire du réalisme agonisant. Voilà ce qu’on va dire. »

Federman raconte la vie et la vie c’est effectivement le rire, la sexualité et la scatologie. L'Histoire est une tragédie dont on ne réchappe que par le rire. Comme il aime à le répéter, il pratique la Laughterature, « de la littérature qui s’efface en rigolant pendant qu’on la lit. » Alors qu’il évoque son père, il écrit ainsi :

« Ah ! mon père, il n’a pas eu la vie facile. Il a passé une bonne partie de son existence à l’hosto avant de se faire mettre en savonnette à l’âge de 37 ans. »

L’humour, toujours l’humour. Et les anecdotes graveleuses. La pudeur de Federman est la plus belle et la plus distinguée, c’est celle des sentiments, pas celle du corps. Il raconte ainsi ses premiers émois sexuels, sa première branlette (« Les gars qui racontent leur enfance sans jamais dire qu’ils se branlaient, ils escamotent les moments les plus agréables de leur misérable enfance ») et n’hésitera pas à raconter ce qui s’est passé dans son placard. Il y avait la peur. Il y avait la faim, une faim comblée en suçant quelques morceaux de sucre, mais il y avait aussi, à cause de la peur, l’envie de chier. Et Federman raconte comment, ne pouvant plus se retenir, il a déposé son obole à la trouille dans du papier journal, petit tas que, le lendemain matin, il ira déposer sur le toit de la maison. Après la guerre, de retour à Montrouge, et après avoir constaté que l’appartement de ses parents a été pillé, il ira sur le toit et s’apercevra que le petit tas s’est lui aussi volatilisé. La seule chose qu’il retrouvera, c’est une vieille boîte à biscuits contenant des photos sépia. Son héritage, en somme.
A propos du pillage, Federman rapporte une histoire émouvante à propos de son ami Bébert, son ami de toujours avec lequel il allait à la piscine et jouait dans la rue, Bébert dont les parents antisémites lui interdirent de jouer avec lui lorsque fut décrété le port de l’étoile jaune. En 1958, lors de son premier séjour en France depuis son exil, Federman rencontre Bébert, par hasard, dans un café de Montparnasse. Ils se saluent. La gêne est immense et lorsque Bébert invite Federman à venir dîner chez ses parents dans la semaine, celui-ci accepte, « curieux de voir comment c’était maintenant chez les antisémites. » Il est accueilli à bras ouverts. Pendant que le repas se prépare, la discussion est agréable, Bébert et ses parents sont chaleureux. On passe à table et on sert la soupe à Federman, une soupe de petit pois au parfum appétissant. Nous sommes à la page 85 :

« Je prends ma cuillère et en la levant vers ma bouche, je remarque qu’il y a des initiales gravées sur le manche. Je regarde. C’est une cuillère en argent.
MF. Ce sont les initiales que je vois sur la cuillère. Et tout à coup, je me rends compte que je tiens dans ma main une cuillère qui appartenait à ma mère. Oui, ma mère avait des cuillères, des fourchettes et des couteaux en argent avec ses initiales dessus. Je crois que c’était le cadeau de mariage que ses sœurs lui avaient donné quand elle a épousé mon père. C’était le seul trésor de ma mère. On se servait jamais de cette argenterie. Elle restait dans le tiroir du buffet. Mon père disait très souvent, quand ma mère se plaignait qu’elle avait pas assez d’argent pour faire les commissions, qu’il allait vendre l’argenterie ou la mettre au Mont-de-Piété. Mais ma mère résistait. Elle se mettait à pleurer. Alors mon père n’insistait pas. Je crois qu’il respectait quand même l’argenterie de ma mère. Leur cadeau de mariage.
Mais les voisins et les gens du quartier, eux, ils n’ont rien respecté. Ils ont tout déménagé de chez nous. Et c’est comme ça que la cuillère en argent de ma mère s’est retrouvée sur la table à manger de monsieur et madame Laurent.
Je suis resté encore un moment assis, ma main suspendue devant moi, les yeux fixés sur la cuillère. Puis, je l’ai déposée lentement sur la table. Je me suis levé. J’ai rien dit. Ils avaient tous la tête baissée sur leur soupe. Je suis resté debout un instant, puis je suis parti sans claquer la porte. J’ai senti le lourd silence derrière moi quand je l’ai refermée. »

Pour couper l’émotion, Federman interrompt son propos et raconte qu’au moment où il termine ces lignes, sa fille Simone l’appelle au téléphone et l’engueule après qu’il lui a lu ce passage, en lui disant que cette anecdote, en plus d’être pitoyable, n’est pas crédible ; qu’une famille aussi pauvre que la sienne ne pouvait avoir de l’argenterie et qu’il était totalement absurde de vouloir faire croire à une rencontre hasardeuse avec Bébert. Federman reconnaît alors qu’il est nécessaire, dans une fiction, d’avoir de petites histoires tristes à raconter, que l’essentiel est qu’elles soient vraisemblables. Le lecteur ne peut s’empêcher d’être déçu, de s’être fait avoir. Pourtant, dans les dernières pages du livre, quand il raconte l’incendie de l’usine, il rappelle que tout le monde, sous la pression de la gendarmerie, dut évacuer la maison en urgence, mais que sa mère parvint tout de même à fourrer son argenterie dans un grand sac…
Voilà ce qu’est Chut : un livre remarquable, drôle et émouvant, un hymne à la vie, un hommage aux morts. Ce que retient Federman de son histoire dramatique, c’est le côté riant. Federman est resté un gosse. Il aurait dû mourir à 13 ans, il aura toujours 13 ans et si son art est parfaitement maîtrisé, dans l’écriture et la construction, c’est toujours avec « le rire de l’idiot » qu’il raconte toutes ses histoires.




Raymond Federman, Chut. Léo Scheer. 17 €







Illustration : Christian Boltanski

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