Fin de partie
Éric Bonnargent
Karl Schinket, Projet pour le paysage de la Flûte enchantée |
Hôtel Clair de Crime n’est sans doute pas l’ouvrage que je recommanderais afin de découvrir Werner Kofler. Si la lecture de Werner Kofler est toujours exigeante et déroutante, la fluidité de celle d’Hôtel Clair de Crime est mise à mal par la multiplication des allusions à des événements et à des personnes (célébrités des médias, personnalité politiques, écrivains…) connus de ses compatriotes, mais inconnus du lecteur français. Même si Bernard Banoun, le traducteur, affirme qu’il n’est pas nécessaire « de les repérer ni des comprendre toutes », il nous fournit malgré tout en fin de volume les indications nécessaires à la bonne intelligence de ce texte. Il faut donc une certaine familiarité avec les procédés de Werner Kofler pour ne pas être perturbé par ces difficultés qui sont d’ailleurs recherchées puisque, pour lui, la facilité d’accès à une œuvre est le signe de sa médiocrité. Dans ce deuxième tome du Triptyque alpestre la difficulté est encore renforcée par l’aspect éclaté du livre qui est scindé en trois textes en apparence indépendants les uns des autres : « Conjectures sur la Reine de la nuit », « Hôtel Clair de Crime » et « Auto-observation cachée ».
Dans le premier, Werner Kofler s’intéresse une nouvelle fois à la confrontation entre l’art et le réel par l’intermédiaire de La Flûte enchantée de Mozart. Après la description d’un camp de concentration dont le lecteur ne comprendra la signification qu’à la fin du texte, Werner Kofler raconte l’arrestation par la Gestapo de six cantatrices interprétant la Reine de la nuit. Comme la référence implicite au Procès de Franz Kafka le suggère (« Quelqu’un avait dû calomnier la cantatrice, car sans qu’elle eût rien fait de mal, elle fut arrêtée »), inutile d’être coupable pour être arrêté : les Reines de la nuit représentent tous ceux qui, pour une raison ou une autre, seront persécutés par le régime nazi et les « Conjectures sur la Reine de la nuit » se présentent ainsi comme le pendant désabusé et sinistre de ces autres Conjectures de l’Auflärung, Les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine d’Emmanuel Kant. Que ce soit sur scène ou dans l’histoire, les Lumières sont éteintes et les forces obscures ont fini par l’emporter.
Enfermé dans un asile qu’il compare lui-même au royaume de Sarastro[1], le narrateur d’« Hôtel Clair de Crime » (le clair de lune, Mondschein devient par jeu de mot un « clair de crime », Mordschein) tente de se souvenir des raisons précises à l’origine de son internement. Werner Kofler s’inspire ici d’un fait divers qui s’est produit à Klagenfurt : sous l’emprise de l’alcool et de la drogue, un écrivain viennois avait poignardé le portier de nuit de son hôtel. Entre deux hallucinations, le narrateur, oscillant toujours entre le déni et l’aveu, tente de reconstruire le scénario des faits. Influence par la couverture médiatique et son délire, le narrateur multiplie les versions. Rien n’est plus incertain que la vérité : « le déroulement du crime et son motif demeurent obscurs. » De la même façon que le destin de certaines cantatrices demeurait incertain, le lecteur ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé la nuit du meurtre. Loin d’être une faculté dont le rôle serait seulement d’enregistrer puis de retranscrire des souvenirs, la mémoire tente de recréer le passé à sa convenance et est en même temps soumise à la persistance des faits. De plus, la mémoire n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective et c’est pour cela qu’est, par exemple, évoqué l’Oberscharführer Coldewey, connu pour s’être improvisé dentiste à Buchenwald. Le lien entre la petite histoire et la grande histoire est d’ailleurs au cœur de ce récit car le narrateur peut être assimilé à l’Autriche elle-même qui a participé à la folie meurtrière nazie puis a tenté de nier cette complicité à la fin de la guerre et qui, honteuse, reste hantée par sa culpabilité.
Dans le premier, Werner Kofler s’intéresse une nouvelle fois à la confrontation entre l’art et le réel par l’intermédiaire de La Flûte enchantée de Mozart. Après la description d’un camp de concentration dont le lecteur ne comprendra la signification qu’à la fin du texte, Werner Kofler raconte l’arrestation par la Gestapo de six cantatrices interprétant la Reine de la nuit. Comme la référence implicite au Procès de Franz Kafka le suggère (« Quelqu’un avait dû calomnier la cantatrice, car sans qu’elle eût rien fait de mal, elle fut arrêtée »), inutile d’être coupable pour être arrêté : les Reines de la nuit représentent tous ceux qui, pour une raison ou une autre, seront persécutés par le régime nazi et les « Conjectures sur la Reine de la nuit » se présentent ainsi comme le pendant désabusé et sinistre de ces autres Conjectures de l’Auflärung, Les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine d’Emmanuel Kant. Que ce soit sur scène ou dans l’histoire, les Lumières sont éteintes et les forces obscures ont fini par l’emporter.
Enfermé dans un asile qu’il compare lui-même au royaume de Sarastro[1], le narrateur d’« Hôtel Clair de Crime » (le clair de lune, Mondschein devient par jeu de mot un « clair de crime », Mordschein) tente de se souvenir des raisons précises à l’origine de son internement. Werner Kofler s’inspire ici d’un fait divers qui s’est produit à Klagenfurt : sous l’emprise de l’alcool et de la drogue, un écrivain viennois avait poignardé le portier de nuit de son hôtel. Entre deux hallucinations, le narrateur, oscillant toujours entre le déni et l’aveu, tente de reconstruire le scénario des faits. Influence par la couverture médiatique et son délire, le narrateur multiplie les versions. Rien n’est plus incertain que la vérité : « le déroulement du crime et son motif demeurent obscurs. » De la même façon que le destin de certaines cantatrices demeurait incertain, le lecteur ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé la nuit du meurtre. Loin d’être une faculté dont le rôle serait seulement d’enregistrer puis de retranscrire des souvenirs, la mémoire tente de recréer le passé à sa convenance et est en même temps soumise à la persistance des faits. De plus, la mémoire n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective et c’est pour cela qu’est, par exemple, évoqué l’Oberscharführer Coldewey, connu pour s’être improvisé dentiste à Buchenwald. Le lien entre la petite histoire et la grande histoire est d’ailleurs au cœur de ce récit car le narrateur peut être assimilé à l’Autriche elle-même qui a participé à la folie meurtrière nazie puis a tenté de nier cette complicité à la fin de la guerre et qui, honteuse, reste hantée par sa culpabilité.
L’éclatement du sujet mène tout naturellement au troisième texte : « Auto-observation cachée ». Il s’agit d’une nouvelle réflexion sur l’art en général et sur l’écriture en particulier. Le narrateur, le double de Werner Kofler, se scinde en deux et s’observe dans son activité d’écrivain :
« Je est un autre, pensai-je, ce serait encore acceptable, c’était mon métier ; mais si l’autre était moi, s’il usurpait toutes mes qualités, ce serait terrible. »
Quelle est l’identité de l’écrivain ? Se confond-il avec son métier ou non ? Là encore, les contours de l’identité sont bien difficiles à définir. Werner Kofler affiche ses doutes et ses certitudes et s’en prend au monde de la littérature officielle. Bien que plusieurs fois primé, bien que reconnu comme une figure majeure de la littérature contemporaine autrichienne, Werner Kofler a dû affronter un monde éditorial bien frileux et obsédé par la rentabilité, au point de changer régulièrement d’éditeur. À propos de l’un d’eux, il écrit que « chacun de nous avait pénétré dans la Maison de la Littérature par une entrée différente. » La littérature est un combat et Werner Kofler nous livre les secrets de son art :
« Ayant écrit cette phrase, je me vis me lever, quitter mon ouvrage narratif et traverser l’arrière-cour pour aller chercher dans le magasin de la littérature quelques morceaux adéquats, matériaux de construction littéraire et autres objets – documents écrits, procès-verbaux, scénario et bobine de film ; mais aussi des allumettes, des briquets de tempête, un jerrican de pétrole ou des chiffons imbibés d’essence, je me vis même passer dans la cour transportant un divan avec le concierge, tout cela pour mon travail sur les métamorphoses, mon grand incendie dévastateur, sur les métamorphoses du Plattnerhof, mon escroquerie à l’assurance. »
Alors, oui, il est vrai qu’Hôtel Clair de Crime est, plus que les autres textes de Werner Kofler aujourd’hui traduits, difficile d’accès. Mais pour celui qui ne craint pas d’affronter un texte se jouant des codes séculiers, la lecture d’Hôtel Clair de Crime sera un vrai plaisir, esthétique et intellectuel.
« Je est un autre, pensai-je, ce serait encore acceptable, c’était mon métier ; mais si l’autre était moi, s’il usurpait toutes mes qualités, ce serait terrible. »
Quelle est l’identité de l’écrivain ? Se confond-il avec son métier ou non ? Là encore, les contours de l’identité sont bien difficiles à définir. Werner Kofler affiche ses doutes et ses certitudes et s’en prend au monde de la littérature officielle. Bien que plusieurs fois primé, bien que reconnu comme une figure majeure de la littérature contemporaine autrichienne, Werner Kofler a dû affronter un monde éditorial bien frileux et obsédé par la rentabilité, au point de changer régulièrement d’éditeur. À propos de l’un d’eux, il écrit que « chacun de nous avait pénétré dans la Maison de la Littérature par une entrée différente. » La littérature est un combat et Werner Kofler nous livre les secrets de son art :
« Ayant écrit cette phrase, je me vis me lever, quitter mon ouvrage narratif et traverser l’arrière-cour pour aller chercher dans le magasin de la littérature quelques morceaux adéquats, matériaux de construction littéraire et autres objets – documents écrits, procès-verbaux, scénario et bobine de film ; mais aussi des allumettes, des briquets de tempête, un jerrican de pétrole ou des chiffons imbibés d’essence, je me vis même passer dans la cour transportant un divan avec le concierge, tout cela pour mon travail sur les métamorphoses, mon grand incendie dévastateur, sur les métamorphoses du Plattnerhof, mon escroquerie à l’assurance. »
Alors, oui, il est vrai qu’Hôtel Clair de Crime est, plus que les autres textes de Werner Kofler aujourd’hui traduits, difficile d’accès. Mais pour celui qui ne craint pas d’affronter un texte se jouant des codes séculiers, la lecture d’Hôtel Clair de Crime sera un vrai plaisir, esthétique et intellectuel.
Werner Kofler, Hôtel Clair de Crime. Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun. Éditions Absalon. 19,50 €
[1] Rappelons que La Flûte enchantée raconte l’antagonisme entre la Reine de la Nuit (symbolisée par la Lune) et le grand prêtre Sarastro.
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